J’étais au lycée quand elle a tiré sa dernière révérence, je me souviens que j’avais hésité à sécher les cours pour aller marcher derrière son cercueil. Cette envie avait fait comme un souffle : l’expiration finie c’était passé. Je ne connaissais pas bien son répertoire, mes parents ne l’écoutaient pas plus que ça, j’étais simplement très touchée par les quelques chansons que je connaissais d’elle. Je m’étais dit que bon, ça valait pas un mot d’absence dans mon carnet.

D’elle je connaissais surtout l’engagement contre le sida. Mon oncle avait perdu sa lutte, contre la maladie, en janvier 96. J’ai commencé la mienne dans le sillon de cette blessure. Ma colère a commencé ici. Colère contre tout, et contre rien aussi : contre la tranquillité de ceux dont le confort n’est jamais perturbé. Grandir, et même vieillir maintenant, a signifié mettre des mots sur cette colère qui ne m’a jamais quittée. Qui s’est même amplifiée avec les années, les aventures, les coups et les tendresses qui les ont remplies. C’est encore elle et ce qu’elle charrie qui me tiennent debout aujourd’hui. Barbara m’a accompagnée dans ce voyage, tout du long. Sa voix m’a consolée, inspirée et bercée tant de fois. Et cela ne cesse pas.

Ses mots, sa voix, sont ceux du fond de nous. Nous, des femmes. Certaines du moins. De toutes les générations, y compris plus jeune que la mienne : il m’est souvent arrivé de me rendre compte que des femmes que j’aimais aimaient aussi Barbara. Et quand je l’apprenais, mon amour grandissait.

Barbara n’a pas été « brisée » ou « blessée » dans son enfance : elle a été violée par son père. Entre ses 10 et ses 19 ans. Bien sûr ça brise, ça blesse, ça vous laisse sans repos et sujette aux cauchemars mais, l’euphémisme bon teint n’aide pas à ce que cela cesse. Les discours larmoyants et chargés d’allusions sont quotidiens : ils sont indécents et insupportables. Barbara en parlait. Autrement, mais jamais elle n’a cessé d’en parler. Le parfum lourd des sauges rouges, les dahlias fauves dans l’allée, c’est fou tout, j’ai tout retrouvé, hélas… Dans chacune de ces mélodies, il y a la douleur, la violence et la force qui, mêlées, façonnent les femmes. Et la beauté. Comme un travail, un effort, un regard acéré, une recherche. Barbara était cette énergie vitale, de celle qui vient du combat, de la lutte pour survivre. Digne. Barbara parle de beaucoup d’entre nous, de celles qui n’ont pas eu le choix : la lutte ou la mort.

Barbara parlait aussi dans ses importances de l’ombre. Elle a chanté pour certaines quand elle ne chantait plus pour ceux qu’on appelle toujours « tous » mais qui sont, en vérité, cette minorité qui vit dans le confort. Elle a fait le tour des prisons, des quartiers de femmes : Montluc, Saint-Paul, Poissy, Fresne, Amiens, les Baumettes… Elle avait mis sur pied des stratagèmes pour que la presse ne le sache pas, ne la suive pas, ne transforme pas son travail en spectacle. Elle tournait avec un médecin qui faisait de la prévention sida auprès des prisonnières. Elle, elle, chantait, écoutait, échangeait, distribuait des produits de beauté, du parfum, des choses sans importance mais tellement vitales quand ce qu’il se joue, entre quatre murs, c’est l’arrachement quotidien de ta dignité.

Barbara, aucun homme, aussi beau et tendre que les amours de tes chansons, ne sera jamais ce souffle de vie. Nous seules en avons le secret, il est au plus profond de nous. Soyez émus, si voulez, mais taisez-vous (pour une fois) : laissez-nous Barbara.

Le piano noir de Barbara a été déposé, après sa mort, au quartier des femmes de la prison de Fresnes. Il y est encore, il est utilisé par les prisonnières, c’est là qu’elle voulait qu’il continue de vivre.

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