Depuis le printemps les débats internes aux milieux révolutionnaires se cristallisent autour de deux problématiques : la question de l’usage ou non d’une catégorie analytique, la question de la composition. Débats qui invitent bien souvent à trancher dans le vif : d’un côté la « bonne » position, de l’autre la « mauvaise », choisis ton camp compagnon-camarade.

En d’autres termes nous aurions d’un côté l’usage de catégories anglo-saxonnes pour désigner des formes de domination qui se traduisent particulièrement par l’expression « racisé-e-s » et principalement portée par les courants féministes intersectionnels. De l’autre le rejet de cette expression qui servirait de vecteur à une forme de racisme anthropologique. Aux extrêmes de ces deux positions, deux visions caricaturales s’opposent : vous refusez d’utiliser ce terme parce que vous êtes des racistes privilégiés par votre blanchité, vous utilisez ce terme parce qu’au final vous êtes racistes et essentialisez les positions sociales. De là, nombreux et nombreuses nous sommes à avoir reçu une sommation autoritaire à choisir son camp en fonction de visions caricaturales et binaires et, qui plus est, sur le champ! 

Pour ma part, je m’en tape de ces conneries. J’ai suffisament été pris dans des nasses par les flics pour ne pas vouloir me retrouver engeolé par des discours politiques qui cachent mal le pessimisme : autant s’écharper, ça justifiera notre inaction. Et plus encore je rejette ces injonctions qui exigent de chacun-e de prendre parti. Car c’est finalement de ça qu’il s’agit. Être dans un camp, ou dans l’autre, comme à la belle époque des tendances du PC.

Afin d’éclaircir et de me prononcer, je dirai qu’il est une réalité indiscutable : le racisme existe. Le fait d’être noir, d’être rebeu, d’avoir un nom à consonance non-française, bref d’être « racisé » est une banalité qui fut moult fois prouvée et éprouvée. Si l’usage de cette « catégorie analytique » permet d’inclure la dimension raciste de la domination dans la lecture des rapports de classe ou de genre je n’y vois aucun problème bien au contraire puisque cela complexifie la critique et ouvre à de nouveaux champs dans nos luttes pour l’émancipation. Par contre, si on porte un combat pour l’émancipation visant le dépassement de ces dominations, il faut sortir d’une lecture essentialiste qui nous assigne à une position alors même que notre investissement dans ce combat est déjà rejet d’une position déterminée à notre naissance. Car cela conduirait à assigner le discours de la vérité non pas sur des critères de justice et de justesse mais sur une couleur, un genre, une trajectoire, etc. Et, également, cela entraverait considérablement notre capacité d’action en nous enfermant dans une recherche du sujet pur qui devrait être la synthèse de toutes les dominations. En résumé, les catégories d’analyses de la domination ne doivent pas, je crois, nous faire oublier la possibilité d’un dépassement des déterminismes sociaux.

Mais cette recherche de pureté du sujet révolutionnaire, les caricatures des deux camps la partage. En effet, les seconds, critiques radicaux et radicales qu’ils et elles sont, rejettent la recherche du sujet pur comme je viens de le faire. Mais ils et elles la portent d’une autre manière qui me semble à peu près aussi stupide que la précédente. La mode est à la critique de la « composition ». Le mot maudit ! Le « voldemort » du milieu radical : il ne faut pas prononcer son nom sous peine d’avoir des problèmes ! Cette critique de la composition se fonde sur un refus d’accepter de travailler avec des organisations qui politiquement ne correspondraient pas à nos principes. Mais dans la terre des milieux, cela signifie que ce refus de la compromission produit deux choses : soit on attend que « les gens » nous rejoignent sur nos bases, soit on « compose » avec des organisations avec lesquels on partage des divergences majeures mais des enjeux ponctuels communs. La composition signifie-t-elle la dissolution, la fin de l’autonomie d’un groupe, l’oubli des principes, l’incohérence politique ? Tout dépend d’où on se pose. Ce que j’ai retenu de l’anarchisme, c’est bien que je refuse les dogmes, les chapelles où la vérité se décrète plus qu’elle se vit. Et de ce que nous avons vu du printemps, les bases syndicales peuvent être en mesure de déborder les cadres de leurs organisations. Mais il faut ne pas avoir foutu les pieds dans une boîte de sa vie pour présumer que le syndicalisme ne joue plus aucun rôle dans l’expérience quotidienne des salarié-e-s. Que de moins en moins s’y investissent est une réalité, que le syndicat n’apparaisse pas localement comme un espace de défense des salarié-e-s, on frôle la bêtise et non plus l’ignorance.
La critique du syndicalisme si elle a un sens ne doit pas se faire critique des syndiqués. Et refusez de composé localement avec des syndicats, c’est être ouvert théoriquement mais fermé pratiquement. Car dans l’expérience du taf, le syndicat reste un lieu d’amis ce qui incite, par le collectif à se mettre en grève à aller dans la rue, à caillasser du keuf pour défaire une nasse où sont des camarades comme on l’a vu avec une fierté de porter la même chasuble. On peut se dire que c’est regrettable mais c’est une réalité avec laquelle soit on fait, soit on ne fait pas. Et quand on regarde l’écart entre le nombre de personne appelée par un collectif sans relai syndical et le nombre de personnes quand la CGT appuie sur le bouton magique… Refuser de composer c’est refuser la potentialité révolutionnaire au nom d’une pureté idéologique qui s’oppose aux principes anarchistes mêmes. Car ces temps de compositions permettent de retrouver des personnes qui veulent en découdre, de leurs témoigner un soutien, de déborder avec eux les cadres fixés parfois, de chanter « tout le monde déteste la police » dans un cortège qui ne ressemble pas à un défilé de mode pour décathlon avec le néon clignotant « méchant » au-dessus de nos gueules. Des rencontres, sur des piquets de grèves auxquels nous n’avions pas appelé, nous en avons fait. Et penser qu’en composant, on se fera avoir, c’est paradoxalement apporté beaucoup d’importance à un supposé syndicalisme en déperissement. Là encore, peut-être, le refus de sortir du milieu et d’une supposée pureté.

Et quand on me dit « je préfère qu’il n’y ait pas de révolution plutôt qu’elle ne se fasse pas sur mes bases », je me demande à quel point nos milieux ne s’engourdissent pas dans le mythe et dans une caricature qui ne leur donne plus que de poids comme contre-modèle idéologique dans lequel les militants de l’économie peuvent toujours venir absorber de beaux principes pour aménager l’exploitation (autogestion, mutualisation, do it yourself, etc). On compose tous les jours, avec le réel. Avec cette vie de merde faite de contradictions, avec notre conseiller pole emploi, avec l’Etat, avec le boulot, etc. Et je préfère composer avec des compagnon-e-s syndiqué-e-s pour en finir avec cette « gestion » capitaliste et étatique de mon quotidien que d’être dans l’entre-soi à 10 en AG à réfléchir à comment appeler ce dixième collectif ou comité des trois dernières années.
Alors non je ne prendrai pas parti dans vos débats caricaturaux où l’avenir du monde semble se jouer par texte interposés sur la toile à grand coup de soupçon et de conspirationnisme d’ultragauche, pas plus que je n’abandonnerai cet espoir que, parmi les gens qui en premier lieu ne tiennent pas un discours révolutionnaire il puisse en advenir un.

Je ne suis pas né « racisé » et considère que des catégories comme celle-ci peuvent aider à décrire la domination tout en travaillant à l’émancipation des « rapports sociaux de race » dans mes combats, je ne suis pas né « révolutionnaire » et suis prêt à composer avec d’autres parce que je le suis devenu. Parce que la Révolution n’est pas un mythe mais un projet concret et qu’il y a urgence à convaincre des compagnon-e-s non encore acquis-e-s aux idées libertaires de cette nécessité d’une vie autre. Et quoi qu’en dise la morale, vos drapeaux habillent mal. Je ne choisirai pas mon camp, je refuse la pureté, je ne me résignerai pas.