Ivan Segré achève son retournement de veste en bonne et due forme, et Lundi Matin s’en fait le relais. Cette fois, ce sont toutes les publications favorables à BDS aux éditions La fabrique qui sont suspectées d’un sentiment « antijudaïque ». Rien que ça. Une bonne affaire pour Segré et Lundi Matin : le premier peut espérer cesser d’être le « pestiféré » de service dans le monde de la « pensée juive », et les seconds se démarquent à bon compte des éditions La Fabrique, et notamment du livre de Bouteldja.

De toutes façons, qu’est ce que LM en a à faire de l’anti-impérialisme ? En revanche, il faudrait que Segré réalise que ce qu’il écrit là est tout bonnement un reniement total de ce pourquoi il est devenu le pestiféré — ce en quoi d’aucuns diraient qu’il a indignement « cédé sur son désir ». Son argumentation ne diffère plus en rien des sionistes soi-disant « modérés », c’est-à-dire des BHL et des Finkielkraut (qu’on me dise en quoi il en diffère). On y retrouve tout : le soupçon d’antisémitisme porté envers toutes les voix qui pourraient singulariser l’État d’Israël, le reproche implicite aux populations arabo-musulmanes d’être les actrices de cet antisémitisme, la condamnation de toutes les forces de la résistance qui ont pour référent l’Islam et la disparition de l’État d’Israël pour horizon, la défense de l’idée d’un État palestinien sur les frontières de 67.

En guise de réponse, on peut énumérer les aspects qui singularisent donc la politique israélienne, et qui justifient des moyens d’actions particuliers :

1/ d’abord la nature constitutivement raciste du sionisme comme projet de société. Segré joue sur l’ambiguïté du sionisme comme mouvement de revendication nationale. Sauf que le sionisme a commencé, en pratique, comme colonisation de la Palestine, avant même d’être un État, sur des bases racistes (exclusion systématique des Arabes par les institutions juives)

2/ ensuite, le nouage infernal entre financement extérieur, immigration juive et colonisation continuée. Israël est un État qui a toujours vécu sous perfusion, financière (par les dons d’États et d’institutions occidentales) et humaine, par l’immigration de nouveaux colons juifs. Cela a deux conséquences. La première, c’est que les nouveaux arrivants sont construits pour être hostiles aux Palestiniens, puisque tous leurs avantages matériels sont liés à la poursuite de la colonisation. La seconde, c’est que Israël est financé par l’impérialisme sans être exploité par celui-ci. Le bilan global de l’aide étatsunienne pour Israël est faramineux. Des estimations plutôt modérées la chiffre à 100 milliards de dollars, et on parle d’une dépense de 3 milliards de dollars par an, sans compter tous les partenariats commerciaux, notamment en ce qui concerne les industries militaro-sécuritaires, dont Israël bénéficie. La question du désinvestissement et du boycott est donc celle de faire cesser cette dépendance d’Israël envers l’impérialisme, donc en dernière instance, de libérer les juifs israéliens eux-mêmes de leur dépendance à l’impérialisme. « Un peuple qui en opprime un autre… » Comme le dit souvent Eyal Sivan, BDS est une chance pour les Israéliens.

3/ enfin, la compatibilité entre BDS et la lutte contre les « pétromonarchies » ou tout autre régime « dictatorial ». Il faut bien être ignare comme Segré sur les forces qui luttent contre le sionisme pour croire qu’elles ont procédé en isolant Israël. Bien au contraire : des années 1970 à nos jours, les forces palestiniennes ont bien des États arabes dans leur viseur. Segré oublie Septembre noir, la lutte révolutionnaire des Palestiniens en Jordanie, écrasée dans le sang, puis la lutte révolutionnaire des Palestiniens au Liban, aux côtés de Joumblatt, contre le confessionnalisme, contre le régime libanais ET contre les forces sionistes. Segré fait fi des dénonciations permanentes du Hezbollah à l’égard des extrémismes sunnites dans la région et son opposition aux « pétromonarchies du Golfe ». Enfin, nombre des forces progressistes en Occident se réclamant de BDS revendiquaient des sanctions internationales contre Assad, dénoncent les liens occidentaux avec l’Arabie Saoudite ou le Qatar.

En réalité, Segré construit de toutes pièces un ennemi fantôme, homologue du jeune de banlieue complotiste-antisémite-obnubilé par Israël des BHL et Finkielkraut. Que celui qui a été le pourfendeur de la « réaction philosémite » s’adonne désormais à ce jeu dangereux, que ce soit par intérêt bien compris ou par conviction (ou en alliant savamment les deux), que des autonomes désirants le suivent dans ce délire réactionnaire, ce choix indigne de s’humilier en renonçant à tous les principes égalitaires qui orientent la politique d’émancipation, mérite d’être méprisé et dénoncé avec la plus grande vigueur.