L’hymne de nos campagnes a été remplacé par celui de nos banlieues. Tryo n’est plus. Les Bérus non plus. PNL, SCH, Booba, JUL et les autres les ont détrônés. La brutalité a pris le pas sur le bucolique, le cru sur le léger, la dureté sur l’oisiveté, la violence sur le pacifié, en somme, le rap dans tout ce qu’il a de plus durement authentique sur la chanson française dans tout ce qu’elle a de plus faussement idyllique. Cette jeunesse qui, depuis quelques semaines a pris la rue s’est définitivement identifiée à ceux qui la rappent. De la fumée des cônes à celle des fumigènes plongée dans un mouvement social qui a choisi sa bande originale.

Mercredi 9 mars, le ciel est noir, mais contrairement à Booba, les étudiants et lycéens qui battent le pavé ne vont sûrement pas « demander à Bolloré de le colorer ». Pourtant, ici et là les enceintes portatives ont pris la place des guitares, et les punchlines du DUC remplacent les chansons de Tryo. Ciao Bella, les partisans de ce mouvement social réinventent des codes obsolètes et se réapproprient la contestation, leur contestation. Au milieu des habituelles banderoles aux slogans désuets et peu sexys, les lycéens du Mouvement Inter Lutte Indépendant se démarquent et à la manière de SCH dénoncent que « Se lever pour 1200 c’est insultant ». La photo fait le tour des réseaux sociaux, l’artiste lui-même la partage et donne de la « force » aux protagonistes. La machine est amorcée, la guerre est lancée, pas celle des pavés mais celle de l’inventivité. Le mouvement contre la Loi Travail sera rap ou ne sera pas.

Les manifestations, blocages et occupations se sont succèdés accompagnés d’une montée de rage palpable avec un écho plus hip-hop que jamais. Les banderoles et slogans référencés rap se sont multipliés : çà et là on se demande « ma question préférée ? qu’est-ce que j’vais faire de toute cette oseille », ou encore on élude « Le ciel sait que l’on saigne sous nos cagoules, comment ne pas être des pitbull quand les flics sont des chien-ne-s», d’autres prédisent que « cette loi on va la sapper comme jamais », un manifestant tout de noir vêtu fait le signe de JUL dans la fumée et les flammes d’une torche SNCF et finalement « Le Monde Ou Rien » devient emblématique du mouvement.

Paradoxalement, les rappeurs ici prisés sont tous dépolitisés. Pire, ce sont les premiers à développer un imaginaire capitaliste, que ce soit dans leurs clips ou leurs morceaux. Or, c’est justement dans cette idée même d’imaginaire fantasmé d’un capitalisme qui serait séduisant que se trouve la réponse à un pareil engouement. Contrebalancé par une réalité ou un passé autrement différent, il se fait un mirage, une chimère enviée mais qui paraît une idylle lointaine et inaccessible, car mensongère. Au-delà d’une certaine recherche d’esthétique, d’innovation ou même d’un potentiel relais médiatique, ce lien, mieux, cet hommage au rap dans ce qu’il a de contestataire est symptomatique d’une seule et même ambition : fédérer une jeunesse en manque de symboles communs et s’octroyer cette bataille contre l’état. Force est de constater que depuis des années, pas un mouvement n’avait su trouver sa bande-son, son identité musicale et ainsi dégager une unité criante et fédératrice. Alors où qu’il soit, Fabe pourrait être fier de continuer à scander « La vie est une manif’, la France une vitre et moi un pavé » tant sa plume illustre aujourd’hui pleinement l’Etat d’esprit de ceux qui battent le bitume.

Au-delà de l’appropriation du mouvement social par la jeunesse à travers le rap, un autre élément est à déceler : celui de la prise de conscience d’une réalité commune, celle d’une précarisation criante de toute une partie de la population dressant et exprimant le même constat « J’voulais un CDI, Hollande m’a dit Lelela » et qui pointe au chômage… Oua oua oua.

Il est désormais loin le temps où certains pouvaient se dresser contre cette filiation, la caractériser de paradoxale, hurler à la récupération petite bourgeoise d’un art urbain directement issu de la banlieue, se lever contre cette unité naissante dépassant des clivages bien trop longtemps restés immuables. Cet engouement pour les paroles de rappeurs décrivant leurs quotidiens routiniers, leurs ambitions avortées ou encore leurs vies en perdition est caractéristique d’une époque où la jeunesse est laissée pour compte. Celle-ci à son tour voit son avenir bradé, menacé. Forcée à faire des concessions, elle n’en tire jamais rien en retour. Ainsi, borner cette « rapisation » à une simple récupération esthétique ou identitaire serait réducteur, tant elle est révélatrice d’une destinée désormais commune. Les trajectoires se succèdent et se ressemblent trop souvent, l’accroissement de la difficulté à trouver un emploi conduit à la succession de petits boulots, des stages non payés, au cumul de missions d’interim avant d’atterrir sur la case chômage.

Quand ce schéma a longtemps été réservé aux zones géographiques socialement et politiquement ghettoïsées, il s’est aujourd’hui étendu, démocratisé et a contaminé une grande partie de la jeunesse. Celle-ci trouve donc aujourd’hui un écho plus que pertinent dans un rap qui se veut contestataire voire subversif dans son substrat impertinent. Cette assimilation culturelle spontanée dans un espace pourtant bien codifié se veut consciemment ou non l’illustration d’un malaise généralisé. Derrière ces banderoles et la désormais constante recherche de punchlines assimilables au mouvement se tient debout toute une jeunesse unie par une même passion et intrinsèquement, une même situation.

A la veille de la mobilisation du 17 mars, un manifeste écrit par un mystérieux Comité d’Action est publié sur LundiMatin, repris sur les réseaux sociaux par de nombreux protagonistes du mouvement, il circule massivement. Celui-ci a un nom, un nom qui n’est pas sans rappeler le succès rap de l’année mais également un nom qui témoigne d’une détermination totale : Le Monde Ou Rien. De PNL aux groupes autonomes, le mot d’ordre est le même et « tout niquer devient vital ».

Ainsi, le rap s’invite jusque dans les textes et essais politiques liés au mouvement. La symbolique est aussi forte que le message, et elle témoigne d’une nécessité commune, sortir de l’impasse dans laquelle les puissants ont retranché le peuple, et ce par tous les moyens. Alors si le Comité d’Action déclare que si « il n’y a pas qu’une loi qui pose problème mais toute une société qui est au bout du rouleau » PNL lui rétorque, complice « au-dessus des lois pour la gamelle, le code pénal sous la semelle, nique le week end nique la semaine, j’attends de voir où cette petite voix me mène ». Cette petite voix est devenue à la faveur des événements un brouhaha contestataire qui ne désemplit pas, bien au contraire. Elle est la voix des rappeurs, des banlieusards, des jeunes précaires, des étudiants et lycéens inquiets tous unis dans cette même volonté de changement. Celle-ci transcende les prétendus clivages comme en atteste une fois de plus une banderole présente dans un cortège réclamant « De Zyed à Rémi désarmons la police ».

Face à la montée de la contestation et à sa radicalisation, la répression qui l’accompagne exerce un déplacement sémantique. Elle n’est plus seulement le lot des cités périphériques mais aussi des grands boulevards parisiens, des pavés rennais ou encore du centre-ville nantais. La violence d’Etat est partout, et face à celle-ci les gens s’organisent et luttent faisant front commun. Alors quand NOS entonne « Que du bon-char fuck tout ce qui vaut pas un rond, comme l’honneur du bacqueux » ce sont des milliers de voix révoltées qui lui répondent « Tout le monde déteste la Police ». Les forces de l’ordre, bras armé d’un appareil d’Etat désavoué par ces deux mêmes entités prennent pour leur grade. Au détour d’une métaphore cocaïnée, PNL avoue « Président, dans le hall j’ai vu ien-cli voter blanc » tandis que dans la rue ça réclame la démission des puissants et ça cesse de voter. Non pas par manque de conviction, mais par manque de foi dans une classe politique vérolée, archaïque et bien trop éloignée des réalités d’en bas.

Au fond, que ce soit au plan économique, politique ou anti-répressif, les aspirations de cette jeunesse révoltée rejoignent celles mises en exergue dans le rap et enjolivée par des punchlines aussi criantes de vérité que redoutables d’efficacité. Finalement, on pourrait, au risque évident d’aller trop loin, penser le pillage du magasin Lacoste de Rennes comme un hommage à Ärsenik qui a popularisé la marque au crocodile dans les quartiers… En tout cas une chose est sûre, la jeunesse au travers de ce mouvement et de son identification au rap veut elle aussi « Le Monde chico… Et tout ce qu’il y a dedans ».

 

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