Rendre le territoire à son usage prescrit.

Le pouvoir ne peut se permettre de laisser des groupes s’opposer concrètement à l’aménagement capitaliste du territoire. En occupant le bois Lejuc, nous bloquions la totalité des travaux qui y étaient prévus ; nous avions le champ libre pour saboter ce qu’il y restait de matériel et de clôtures ; nous établissions progressivement un point de ralliement aux énergies combatives et aux espoirs renaissants. De plus, l’habitation permanente du territoire contesté concurrençait gravement la Police quant à sa prérogative majeure : elle seule doit pouvoir tenir durablement des positions. De tout cela donc, il ne pouvait être question plus longtemps. Légitimé par la « justice », le pouvoir nucléocrate/policier pouvait alors user des techniques classiques : engager l’expulsion du bois au moyen d’un dispositif militaro-policier écrasant (200 GM contre une vingtaine d’occupant-e-s) qui permette des affrontements courts et réduise ainsi les possibilités de blessés visibles. Ils ont compris que cela risquait d’augmenter le coût médiatico-politique des expulsions. À noter : les flics sont également passés en nombre par les bois, acceptant ainsi de s’éloigner de leurs véhicules, pour prendre les occupant-e-s sur les côtés et les empêcher de tenir un affrontement en face-à-face.

A présent que le bois est rendu à son destin prescrit de destruction, il s’agit pour eux de tenir la position.

Le partenariat public-privé dans la gestion de la violence.

Moins de dix jours après l’expulsion, nous nous lançons à la reconquête du bois. De ce qu’on peut alors comprendre de la stratégie de l’ennemi : tenir l’entrée principale du bois (par la route) qui mène au cœur du bois que nous avions habité et qui sert à présent de plaque tournante pour les machines de chantier et les flics. Sur ce point, ils ont réussi puisque nous ne sommes parvenu-es qu’à contourner leurs positions et à occuper des parcelles du bois plus au nord. Apparemment, l’idée des flics était qu’au cas où des petits groupes de militant-e-s pénétraient dans le bois, il valait mieux lâcher les chiens que risquer de désorganiser les positions gendarmesques. Les milices privées engagées par l’ANDRA prenaient alors le relais pour pourchasser les militant-e-s, les intimider, les effrayer ou les tabasser. Même une fois des parcelles du bois réoccupées, des groupes de vigiles très bien équipés et bien formés s’affrontaient avec des dizaines d’occupant-e-s. Leurs charges étaient plus rapides et plus violentes que celles des flics, n’hésitant pas à aller au corps-à-corps et à frapper. Leur offensivité et leur imprévisibilité les rendaient plus difficiles à combattre que des lignes de flics classiques.

L’utilisation de ces milices par les forces publiques pour à la fois tenir des positions (protéger le chantier) et attaquer les militant-e-s nous paraît assez inédite dans les dernières années. À Sivens, les milices FN(SEA) qui se liaient à la gendarmerie et aux élus locaux étaient assez offensives mais restaient bien moins équipées, bien moins militarisées et entraînées que les milices de l’ANDRA qui semblent se recruter dans les écoles militaires ou chez d’anciens légionnaires. Leur rôle était essentiellement un rôle de pression médiatique, de blocage logistique et d’intimidation, en lien avec des élus et des syndicats, tandis que les milices de l’ANDRA jouaient un rôle à part entière dans le maintien de l’ordre policier. Contrairement aux groupes d’exploitants anti-zadistes à Sivens, nous n’avons pas affaire à un laissez-faire encourageant de la part des gendarmes, mais bien à une inclusion forte dans les stratégies de répression politique. À noter : juste après que des mercenaires ont été filmés par un média mainstream en train d’étrangler une copine, les GM sont arrivés pour les engueuler et les éloigner : il s’agit donc toujours de préserver publiquement le rôle d’impartialité, la place d’arbitre de l’État et, bien sûr, son monopole de la violence.

Le capitalisme néolibéral n’est absolument pas qu’une affaire économique. Il ne s’agit pas non plus d’un « retrait de l’État » comme beaucoup le croient. Le néolibéralisme, c’est le redéploiement de l’État à travers de nouveaux dispositifs, de nouveaux outils de répression, de surveillance et de contrôle. Tout comme les forces de l’ordre et les tribunaux servent de relais aux intérêts capitalistes, les milices privées peuvent servir de relais plus ou moins momentanés au maintien de l’ordre étatique. L’alliance de l’État aux forces capitalistes ne date pas d’hier, mais prend aujourd’hui des formes et des ramifications spécifiques que nous avons besoin de comprendre.

Sur la sous-traitance privée de la violence d’État

À Sivens (ou Roybon) :

https://blogs.mediapart.fr/laurent-cougnoux/blog/210415/derives-fascistes-la-fnsea

https://reporterre.net/A-Sivens-les-milices-de-la-FDSEA

https://reporterre.net/A-Sivens-Hollande-se-sert-des

https://www.youtube.com/watch?v=jGWOtZKY4mw

Occupation permanente et omniprésente du territoire.

Après notre retrait du bois (aux alentours du 18-19 juillet), les flics et les mercenaires vont s’efforcer de protéger les travaux ainsi que les flux de camions qui convergent vers le chantier. Nous faisons des vigies pour évaluer et prévoir ces flux, nous bloquons des routes ou des sorties d’entreprises sous-traitantes, nous sabotons des machines. Un mur d’enceinte de 3.8km de long commence à être construit (jour et nuit) pour permettre le défrichement tout aussi illégal. À ce moment-là, les mercenaires vont jouer un rôle bien moindre (notamment après le petit scandale médiatique qui a tout de même mené à la démission du directeur adjoint) : ils restent globalement dans le bois. En revanche, les gendarmes de la région et les Gendarmes mobiles ne vont pas du tout s’arrêter là.

Depuis plusieurs semaines maintenant, ils organisent un quadrillage hallucinant du sud-Meuse, en concentrant leurs efforts autour de Bure, Mandres, Luméville et Saudron. Puisqu’ils ne peuvent plus nous expulser directement du territoire (la Maison de la résistance et l’ancienne gare de Luméville étant des propriétés privées), leur stratégie va consister à intensifier jusqu’à la lie les contrôles des piétons, vélo et voitures, les fouilles, la surveillance par hélicoptère (et « l’avion de tourisme » de l’ANDRA), les barrages surprise, les filatures, le fichage systématique, les intimidations diverses, les humiliations, les coups de pression… Cela concerne en priorité les militant-e-s et les habitant-e-s du coin opposés à CIGEO, même si cela finit par toucher à peu près tout le monde, des paysans qui partent travailler aux personnes âgées qui veulent rendre visite à leurs enfants, en passant par des jeunes de 15 ans. L’un des habitants a compté pas moins de 36 contrôles à son encontre en quelques semaines, et souvent plusieurs fois par jour. Il ne s’agit évidemment pas que d’un manque de coordination entre les services, mais d’une stratégie délibérée de harcèlement visant à décourager toute velléité de révolte, à vous exposer comme un élément à mater et comme un animal traqué. En un mot : à vous réduire à l’impuissance. Presque à chaque fois que nous sortons de la Maison ou de la Gare, par exemple pour aller chercher des courgettes, une voiture de gendarme nous suit. Dès que nous montrons le bout de notre nez, un appareil photo est là braqué sur nous, quand ce n’est pas une caméra. Des patrouilles mobiles tournent autour de nos lieux de vie tous les quarts d’heure en moyenne. Un flic s’amusent à te regarder aux jumelles à cinq mètres de distance en rigolant avec son collègue. Un autre se poste à vingt mètres de la Maison en faisant des aller-retour entre nous et son trombinoscope.

Les réactions des copains et copines face à ces opérations d’occupation massive du territoire sont diverses. Certain-e-s finissent par s’en moquer, certain-e-s développent une haine toujours croissante, d’autres encore se sentent résigné-e-s et d’autres enfin ont parfois envie de disparaître. Car nous ne parlons pas là d’un espionnage discret de services de renseignement, mais bien d’une surveillance tout à fait visible, qui cherche précisément son efficacité dans son caractère omniprésent et systématique. On ne compte plus les petites phrases du commandant Dubois. À une militante masquée : « Vous, je vous connais, je reconnais votre voix », ou lors d’un contrôle de voiture : « Non, pas besoin, on a déjà tout ce qu’il faut sur lui ». Encore une fois, l’objectif n’est donc pas seulement d’obtenir des renseignements précis sur chaque personne, sur chaque déplacement, sur chaque soutien, pour remplir des fiches S ou autre. L’objectif est de signifier à celleux qui se battent : vous n’avez aucune chance, nous sommes partout, nous savons qui vous êtes, où vous habitez, quels sont vos amitiés, etc.

Il s’agit aussi de désarmer les révoltes contre ces contrôles eux-mêmes. Les gendarmes ou GM ont pris l’habitude de nier le fait qu’ils nous observent constamment (par exemple qu’ils regardent aux jumelles une copine qui sort de la douche), ou bien de renvoyer le problème sur d’autres services ou d’autres brigades. Il y a dans ces dispositifs quelque chose de terriblement pervers qui empêche la colère de s’extérioriser : exposer la surveillance tout en la niant lorsque le surveillé y rechigne. L’humiliation tient aussi à cela, être réduit à un objet d’observation sans pouvoir crever les yeux de ceux qui nous observent. Face à la surveillance et aux contrôles individualisants, il est bien plus difficile de trouver sa cible, d’exprimer sa révolte. C’est bien leur but : nous affronter séparément, nous isoler, n’assumer le conflit que dans les situations où nous sommes seul-e-s. Il s’agit bien sûr aussi de nous isoler du reste de la population, de nous figurer comme des individus tellement dangereux qu’ils nécessiteraient un tel dispositif.

Il y a dans ce déploiement massif quelque chose de profondément délirant et absurde. Il faut s’imaginer concrètement des contrées désertifiées où plus de la moitié des véhicules qui circulent à présent sont des véhicules de flics (voitures, jeeps militaires, fourgons…). Il faut s’imaginer des cordons de GMs le long d’un champ, il faut s’imaginer trois voitures de gendarmes qui viennent bloquer une personne seule dans sa voiture, voire une personne âgée seule qui marche sur la route. Plusieurs habitants nous ont confié qu’un tel climat réveillait en eux le souvenir de la guerre et de l’Occupation. Il faut s’imaginer l’uniforme presque partout, le bruit quasi-quotidien de l’hélicoptère (et des avions de chasse de Saint-Dizier). Un tel tableau ne provoque pas forcément de l’horreur. Chez beaucoup d’entre nous, il provoque un extraordinaire sentiment d’absurdité. Tant de flics parachutés là, dont la quasi-totalité ignorent ce pour quoi ils ont été envoyés ici (à savoir : protéger un chantier illégal). Il faut imaginer l’absurdité d’une patrouille de flics, gilets par balles et mitraillettes à la main, avec dans les parages pas plus de trois militants déguisés et de dix vaches somnolentes.

Comment déjouer l’état d’urgence rural ?

Cette question attend bien plus de réponses que les quelques pistes que nous lançons ici.

On peut les ignorer, se foutre de leur gueule, les baratiner, refuser des injonctions, des contrôles ou des amendes… Mais bien sûr ce sont là des réactions individuelles et qui peuvent laisser sur le carreau des personnes plus affectées par ce harcèlement. Une stratégie de résistance générale et collective peut consister à se rendre indiscernables. Si nous sommes identifiés en tant qu’individus, au moins les tactiques et les rôles que nous jouons doivent-ils les dérouter, se transformer au gré des circonstances, des rapports de force, de la présence médiatique ou de nos caprices. Émeutier d’un champ un jour, citoyen légaliste qui demande des comptes le lendemain, danseur fou le surlendemain. Cette stratégie est d’autant plus importante que l’objectif du dispositif policier est aussi de nous présenter sous un seul visage aux populations alentours.

Nous pouvons également retourner cette surveillance contre les flics, même si c’est aussi risqué. Il y a quelques jours nous avons construit une tour de vigie de quelques mètres de haut (sur la propriété d’un paysan allié), à une quinzaine de mètres de l’entrée du bois. Sans conteste cette action les a bien embêté, même s’ils ont depuis décuplé les contrôles entre cette vigie et nos lieux pour nous décourager de s’y rendre. Il y a quoi qu’il en soit quelque chose que les flics ne comprendront peut-être jamais : NOUS NE CÉDERONS JAMAIS.

A l’équipe des bleus nous disons aujourd’hui : profitez bien de notre petit nombre et de notre fatigue relative. Bientôt, des vagues de révolte submergeront vos bagnoles, vos sourires de cow-boy et vos murs de honte.

À demain.

* Agence Nationale de gestion des Déchets Radioactifs, agence responsable du projet CIGEO, projet d’enfouissements des déchets les plus radioactifs dans des centaines de km de galeries à 500m sous terre.

* Dubois est le commandant de gendarmerie qui gère sur le terrain ces opérations de répression politique.