MARCHANDISATION ET CITOYENNETE (2)

Nous avons vu, dans « MARCHANDISE ET CITOYENNETE (1) », comment la marchandisation des rapports sociaux a été à l’origine d’une nouvelle rationalité sociale,… de toute une conception nouvelle de comportements désormais jugés « normaux » et « rationnels ». Cette nouvelle conception est trompeuse. Sous prétexte de rationalité, empreinte de « rigueur scientifique », elle se déclare non seulement naturelle, mais indépassable… rendant ainsi, jusqu’à présent, caduque toute tentative de remise en question.

Cette rationalité a aussi une conséquence déterminante sur la conception qu’elle véhicule de l’Homme. Alors que l’on peut logiquement s’attendre à une libération des vieilles croyances et superstitions par la « science », c’est exactement au contraire que l’on assiste : l’asservissement de l’individu à de nouvelles contraintes et son instrumentalisation en vue de l’atteinte d’objectifs qui lui sont étrangers. La rationalité, la science sont mises au service d’un système qui n’a pour unique objectif que, faire de l’argent.

DE L’IRRESPONSABILITE ECONOMIQUE ET DE LA RESPONSABILITE POLITIQUE

Le salarié serait un être libre et responsable, dont l’expression politique serait le citoyen, lui-même libre et responsable. Cette affirmation au cœur du discours politique officiel et dominant est fausse. Elle est basée sur une confusion entre liberté et responsabilité, savamment entretenue par tous les défenseurs, officiels et officieux du système marchand. Ainsi, la « liberté d’entreprendre » responsabiliserait l’entrepreneur dans ses actes économiques. Ainsi la « liberté du salarié » lui permettrait de choisir l’emploi correspondant à la meilleure rémunération. Ainsi la liberté du citoyen lui permettrait de choisir le candidat qu’il désire pour le représenter et qui défendrait le mieux les intérêts collectifs… On peut multiplier les affirmations de ce genre à l’infini… et pourtant, en réfléchissant un minimum, en regardant la réalité sociale… on sait que c’est parfaitement faux. Notre système est basé sur une mystification : salariat et citoyenneté seraient compatibles. Autrement dit serait viable socialement un individu à la fois instrumentalisé par le système marchand, le salarié (on a besoin de lui, on l’embauche, on n’en a plus besoin, on l’exclu), et souverain dans l’exercice du pouvoir (le pouvoir démocratique). Un être à la fois économiquement irresponsable, soumis aux lois du marché, et politiquement responsable au point d’être le fondement même du pouvoir. Une telle construction ne résiste pas à la moindre analyse et aux soubresauts de l’Histoire.

Toute la cohérence de notre système politique, de notre système de valeur, est basée sur cette affirmation absurde. Tout le discours politique est fondé sur cette contradiction. Toute l’idéologie sur la soit disante « modernité » des rapports sociaux et/ou de la démocratie, tend à avaliser comme naturel et définitivement acquise cette situation. Et l’on s’étonne que de plus en plus de citoyen doutent ? Mais c’est le contraire qui serait surprenant.

Le discours politique, en fait « politicien », ne se fonde que sur la citoyenneté, c’est-à-dire l’aspect le plus valorisant pour le système… ignorant superbement la condition salariale qui fait de l’individu un « incapable majeur » sur le plan économique. La citoyenneté, qui est fondamentalement déterminée par la dépendance aux lois de l’économie de marché, donne l’illusion de la plénitude sociale et politique de l’individu alors qu’il est dépendant des lois économiques du système marchand. Un système parfaitement incompatible avec la dignité humaine, parfaitement incompatible avec la défense et le respect des droits de l’homme. Un système qui n’accorde qu’une liberté formelle.

Ceci peut paraître paradoxal, mais c’est un fait largement démontré par la pratique… on peut être citoyen et parfaitement « irresponsable ».

LE SALARIAT CONTRE LA CITOYENNETE

Tant que le système marchand a pu assurer à la plus grande partie de la population une « place », autrement dit tant qu’il a eu un besoin massif de force de travail pour se développer, l’illusion a joué en sa faveur. Certes, les conflits existaient, sur la rémunération (revendications salariales), sur les conditions de travail … mais globalement chacun avait sa place, était reconnu, et se savait reconnu…. Au point que ce système, dans les pays développés, quoique contesté, n’a jamais été aboli… le système pouvait s’acheter la paix sociale… il ne le peut plus (voir l’article NEGOCIER ? MAIS NEGOCIER QUOI ?)

La mondialisation marchande qui permet une relativisation des coûts, et en particulier ceux liés à la force de travail, les facilités de déplacement et de communication, qui sont un aspect non négligeable de cette mondialisation, et le développement inouï des capacités techniques de production accroissant la productivité du travail et donc son remplacement massif par des machines, a changé la donne sans jamais changer l’objectif… L’illusion joue de moins en moins (voir l’article « DECADENCE »). Le statut de salarié « colle » de moins en moins bien avec celui de citoyen. Le chômeur, l’exclu est la personnification parfaite de cette contradiction : il a le droit de vote, mais pas le droit au travail.

Ainsi, « le citoyen » dont tous les politiciens se gargarisent, est en fait une enveloppe socialement vide, certes sympathique et attirante, mais hélas vide de sens, vide de sens social, vide de sens économique et donc vide de sens politique. La définition théorique en soi de la citoyenneté n’a rien de contestable, ce qui l’est par contre c’est sa réalité sociale. Une citoyenneté fondée sur un système économique qui ne considère l’individu que comme producteur de valeur et/ou consommateur, qui le soumet à ses lois, n’a par essence aucun sens, sinon celui que lui donne le discours officiel qui ne s’en tient qu’à l’aspect superficiel des choses et oblitère totalement la véritable réalité économique et sociale.

Disons le tout net : le salariat, la marchandise sont parfaitement incompatibles et contradictoires avec ce que l’on appelle la citoyenneté, ce qui veut dire par voie de conséquence qu’être citoyen c’est tout faire pour abolir ce système marchand. Etre citoyen ce n’est pas entériner cette mystification entre salariat et citoyenneté, c’est dénoncer ce système qui a fait de la citoyenneté sa caution morale.

LA CITOYENNETE COMME DEPASSEMENT DE LA CITOYENNETE

Le concept de « citoyenneté » n’est donc pas à rejeter en bloc dans une critique du « citoyennisme » qui pourrait s’apparenter à une forme de nihilisme. Les valeurs et les principes qui fondent la citoyenneté n’ont rien perdu ni de leur force, ni de leur actualité. La citoyenneté doit se concevoir comme une arme offensive contre un système qui la dénature… elle est incontestablement un acquis de l’Histoire qui doit être préservé, mais aussi mis au service de la libération totale du genre humain.

Il est vrai qu’aujourd’hui, comme hier d’ailleurs, la citoyenneté a été utilisé, dans les pays développés, plus pour justifier l’asservissement que pour faire de l’individu un sujet de sa propre histoire. Par contre, cette même citoyenneté a été un des éléments moteurs de la prise de conscience des peuples colonisés pour secouer le joug colonial.

La citoyenneté doit se dégager de la gangue idéologique qui la relie pour son malheur au système marchand qui est un système d’asservissement. Revendiquer sa qualité de citoyen c’est montrer la contradiction dans laquelle nous met la marchandise : objet économique/sujet politique.

Le système marchand avili le citoyen au point d’en faire un simple instrument du processus électoral. Dans ce système le citoyen ne sert qu’à légitimer le pouvoir lui-même garant de la domination de la marchandise. Le conditionnement, la soit disante « morale civique » et tous les discours de la classe politique n’ont qu’un but : se servir du citoyen pour asseoir leur domination. Ainsi, dans ce contexte, le citoyen, l’est d’autant moins qu’il adhère à cette manipulation et à cette mystification.

La « citoyenneté marchande » n’est pas LA citoyenneté, elle n’est qu’une caricature… demandez à un chômeur, à un exclu ?… pour tous les autres il ne s’agit que de degrés dans l’aliénation et la dépendance. Notre tâche aujourd’hui est de démonter (et de démontrer) le statut du « citoyen marchandisé » et ce, pas simplement de matière théorique, mais en initiant de nouvelles pratiques sociales (voir l’article TRANSITION). C’est alors à partir de cette déconstruction que l’on pourra construire un monde nouveau.

Patrick MIGNARD