« Non merci, Ruffin ! »

Le Monde diplomatique de février fait paraître un article de l’économiste Frédéric Lordon relatif au film « Merci patron ! » du journaliste François Ruffin, fondateur du journal « Fakir ». Lordon considère qu’il s’agit là d’un film d’ « action directe ».

A chacun sa définition !
Personnellement j’en suis resté à celle prônée par les syndicalistes révolutionnaires de la 1ère Internationale, de la 1ère CGT de 1895 et de la Charte d’Amiens de 1906, les Emile Pouget, Fernand Pelloutier ainsi que toutes les grandes figures qui sont l’honneur du mouvement ouvrier international.

Quant au journal le Monde diplomatique, sa définition est contenue dans l’image, introduisant l’article de Lordon : elle représente un « Robin des bois » hilare en train de caresser son épée. Tout le monde connaît ce héros légendaire du Moyen Age anglais qui détroussait les riches au profit des pauvres. Oui mais Robin des bois c’est un mythe, une gentille légende !

Faire de cette légende le symbole de l’action directe, fallait oser ! Zorro risque d’être jaloux, sans parler de Jean Valjean.

Humour !

Toujours est-il que cette image ainsi que l’intrigue révélée par Frédéric Lordon résument bien le film, « Une attaque frontale Klur-Ruffin contre Arnault » :

  • Dans le rôle de la pauvreté, la famille Klur « survivant » avec 400 euros par mois, sans chauffage, vivant dans la seule pièce habitable de leur maison menacée qui plus est d’être saisie.

  • Dans le rôle de la richesse, Bernard Arnault, 2ème fortune française, propriétaire entre autre du groupe de luxe LVMH.

  • Enfin dans le rôle de « Robin des bois », François Ruffin que l’on peut

désormais appeler « Ruffin des bois ».

Celui-ci va réussir à pièger le méchant Bernard Arnault responsable de la misère des gentils Klur. Grâce à sa fidèle « épée micro-caméra », l’espiègle « Ruffin des bois » va soutirer de la bourse d’Arnault-le-fourbe « 45 000 euros de dédommagement pour réduction à la misère et un contrat en CDI » pour Serge Klur.

Qu’est-ce qu’on dit ? : « Merci patron ! » ou « Merci Ruffin ! » ?

Tremblez multinationales, « Ruffin des bois » s’apprête à prendre d’assaut vos paradis fiscaux, tremblez puissants du CAC 40 car la peur change de camp !

Frémissez d’aise, vous tous, les sans-droits de la cour des Miracles planétaire !

Un opprimé vient d’être sauvé. Loué soit son sauveur ! Une famille est sauvée ! C’est beau, c’est grand, c’est magnifique, oui, mais c’est peu !

De combien de milliers de femmes et d’hommes, la misère sociale de Serge et Jocelyne KLUR, les deux « pauvres » du film est-elle représentative ? Combien de licenciés par Bernard Arnault et autres milliardaires pour cause de délocalisation survivent en silence dans la seule pièce habitable du logement avec quelques centaines d’euros pour faire le mois ? Combien sont-ils, menacés de saisies, d’expulsion pour factures impayées ou dettes impossibles à régler ?

Combien sont-ils ceux qui n’ont même plus de toit ?

N’y aurait-il pas là, Monsieur Ruffin, de quoi faire un prochain film à grand spectacle avec pour titre : « Grand’ peur et misère de la mondialisation » ?

Humour encore !

La vraie question n’est-elle pas celle-ci : face à cette incroyable réalité sociopolitique révélant les effets dévastateurs du capitalisme, peut-on se contenter de réaliser des films, qui plus est reposant sur la mise en avant d’un seul solutionnement individuel ?

S’il peut être jouissif de voir, comme le dit Jean Gadrey, un autre économiste, « quelques personnes piéger à ce point une machine sécuritaire d’entreprise aux énormes moyens », il est surtout essentiel de se demander, comme lui si « la mémorable action de petit groupe a un sens et un intérêt en terme d’actions collectives, syndicales ? ». D’ailleurs, Frédéric Lordon explique que, contrairement « à ceux qui ont traité avant lui de la condition salariale à l’époque néolibérale, le film de Ruffin n’a aucune visée analytique ou pédagogique ».

Merci de le préciser. Analytique ou pédagogique, le film « Merci patron ! » n’a tout simplement aucune ambition sociale et encore moins politique. A l’inverse d’un discours un tant soit peu révolutionnaire, ce film est tout à la gloire du mythe du sauveur suprême, du « défenseur des pauvres et des opprimés », de la « veuve et de l’orphelin ».

Le véritable héros de ce film n’est autre que « Ruffin des bois », la famille Klur n’étant là que pour servir un scénario pensé et écrit sans elle. DE tout temps, des dames patronnesses du 19ème siècle aux restaus du coeur d’aujourd’hui, a t-on demandé leur avis aux pauvres ? Qaund a t-il été question de travailler avec eux à leur émancipation ?

Jamais ! L’assistance, le secours n’a toujours eu qu’une seule mission : utiliser la générosité de quelques uns pour maintenir les pauvres dans la « naturelle soumission envers leur sauveur ». La charité plutôt que la justice ! Amen.

Comment ne pas se sentir humilié en voyant cette famille rendue progressivement dépendante de l’aile protectrice de son sauveur, le bon chevalier « Ruffin des bois » ! A l’opposé de toutes solidarités sociales, en l’absence de servives sociaux publics, voici un film à la gloire de l’individualisation des rapports sociaux. Il devrait d’ailleurs se terminer sur cette conclusion : « Tous les pauvres de ce monde n’ayant pas la chance de rencontrer leur sauveur sur terre, sont priés de croire au Paradis où ils retrouveront dieu, le sauveur suprême ! ». Re-Amen.

Histoire de continuer dans la similitude « Robin des bois- François Ruffin », il est frappant de constater que dans le casting, le compagnon de Robin, frère Tuck, le brave moine obèse et alcoolique est interprété dans le film, aux côtés de « Ruffin des bois » par SoeurCatherine, une dominicaine. Celle-ci, religieuse ouvrière syndicaliste à la CFDT tient au début du film ce propos qui ne manque pas de saveur : « …dans l’évangile, il y a écrit cette phrase : Nul ne peut servir à la fois Dieu et l’Argent !..». Lorsque l’on connaît la capacité de servitude de la CFDT envers le patronat on se dit qu’effectivement « le 8ème jour, dieu créa la CFDT ! ». En définitive, le casting va bien avec l’esprit du film. J’imagine assez la terreur de Bernard Arnault lorsqu’il a appris que soeur Catherine défendait au Comité d’entreprise et aux Prud’hommes les travailleurs qu’il venait de licencier.

Pauvre milliardaire, harcelé et piégé par une bonne soeur et un espiègle justicier !

Humour toujours !

Il y a toujours une morale dans les contes et légendes. Quelle est donc celle de Monsieur Ruffin ? S’agit-il de nous indiquer qu’à l’avenir, la « lutte des classes », celle que nos parents et grands parents ont animé et payé de leur sueur et de leur sang, c’est terminé ! Que nous serions passés à l’heure de l’individualisation des rapports sociaux ? Faut-il nous habituer à ce que désormais, grâce à la loi El Khomri mettant fin au code du travail, excluant tout combat collectf syndical, les travailleurs n’auront plus qu’à espérer en un sauveur, si possible extérieur à l’entreprise, pour atténuer ou guérir leurs maux ? Ce film a t-il pour fonction de sonner le glas des luttes revendicatives collectives et nous prier de faire appel à des « Robin des bois », en espérant ne pas être trop loin dans la liste d’attente !

Humour encore !

Imaginez des milliers de « Ruffin des bois » en lutte contre des milliers de Shérifs de Nottingham alias Arnault ou Bouygues ?

Imaginez des milliers de justiciers à la Zorro, plus espiègles et adroits que tous les sergents Garcia de Vivendi, Lagardère ou Dassaut ?

Mais redisons-le, les contes et légendes pour enfants ne sont là que pour leur faire croire que l’injustice est de ce monde, qu’elle est de toute éternité. Ainsi, ils comprennent, devenus adultes, que le capitalisme est indépassable et, comme le disent les Verts, durable !

Quant aux sauveurs suprêmes, nous savons tous que, par exemple, Louis Mandrin, bandit justicier luttant contre les injustices de l’Ancien Régime est mort à 30 ans, roué vif en place de Valence. Et nous savons également que nombre d’autres de ces « justiciers au grand coeur », nombre de « grands militants de la cause du Peuple » ont fait carrière dans les partis politiques, en particuler au Parti socialiste et chez les Verts. Suivez mon regard ! Normal, la gamelle est bonne !

Humour encore !

« Celui qui se bat peut perdre, celui qui ne se bat pas a déjà perdu ! ».

Il faut rajouter à cela que l’on perd d’autant plus vite que l’on est seul dans la lutte. Ensemble, à l’usine comme dans la cité, si l’on peut également perdre, on apprend au moins une chose essentielle à l’émancipation humaine : la solidarité et l’égalité !

Face au développement effréné de l’individualisme, à l’effritement de tout lien social, ce film est en définitive une ode au « Système D », « D » comme « Démerde», ou comme « Dieu », puisque « dieu pour tous, chacun pour soi ! ».

Pour tout dire, ce film est une illusion de transformation de la réalité.

A l’opposé d’un film d’action directe, Ruffin nous offre une « Télé réalité », comme on en voit sur toutes les chaînes cablées payées par le MEDEF afin de combler le peu de cervelle encore disponible du travailleur après sa journée de travail.

A quand une Startup avec ce nouveau concept : « Comment baiser son patron ? »

Imaginez le casting d’enfer où il s’agirait comme le dit Ruffin à propos des Klur « de crever le micro, crever l’écran » : seule difficulté, mais de taille, comment choisir le plus pauvre, le plus abîmé par la vie mais cependant pas trop moche, indice d’écoute oblige à une heure où les enfants ne sont pas encore couchés.

Imaginez le suspens le samedi soir : face à face le chômeur Dupont face au géant de la nouille aux épinards ! La mission du « Robin de service » :

  • un boulot obtenu en échange du silence relatif au harcèlement sexuel de la secrétaire par le patron,

  • une indemnité conséquente en échange de la remise de documents prouvant une fraude fiscale,

  • un emploi pour le fils en échange du silence relatif aux accidents du travail à répétition dans l’entreprise,

Ce ne sont là que quelques idées et pour ce qui est des moyens financiers, il n’y a qu’à puiser dans la caisse patronale ou de préférence dans l’argent public. Quant à l’animateur, pourquoi pas demander à Patrick Sébastien, l’amuseur public préféré des français.

Encore de l’humour !

A propos du fric versé dans cette histoire par Bernard Arnault à la famille Klur, qui peut décemment penser que les 45 000 euros donnés ont mis à genoux la 2ème fortune de France, estimée à 37,2 milliards de dollars en 2015 ?

Affirmer comme Frédéric Lordon que « l’opprimé (Klur) fait mordre la poussière à l’homme aux écus » quand ces 45 000 euros ne représentent que 2 minutes de son temps de travail en 2015 est non seulement grotesque mais injurieux pour tout travailleur ! Ces 45 000 euros équivalent, pour Arnault à la valeur de pièces jaunes pour des milliers de familles Klur !

Qui peut penser sérieusement que ce film a par ailleurs écorné l’image de Monsieur luxe ? Lorsqu’un grand patron du CAC 40 est amené à se soucier de son image, il lui suffit de passer quelques coups de téléphone aux médias qui lui appartiennent !

Pour conclure, Mr Frédéric Lordon, vos propos sur le Monde diplomatique m’ont fait pisser de rire : «Ecrasés que nous étions par la félonie de la droite socialiste, par l’état d’urgence et la nullité des boutiques de gauche, « Merci patron ! » nous sort de l’impuissance et nous rebranche directement sur la force. Ce n’est pas un film, c’est un clairon, une possible levée en masse, un phénomène à l’état latent… ».

Non Monsieur Lordon, « Non merci, Ruffin », je ne partage pas cette vision et affirme qu’au contraire, vous vous portez objectivement au secours d’un ordre social de plus en plus ébranlé. Il en faudra en effet beaucoup plus que « l’évangile selon Saint-Klur » pour déstabiliser cet ordre social ! A commencer par la grève générale dont vous ne parlez d’ailleurs pas, dont personne ne parle d’ailleurs dans le film comme dans tous les commentaires pourtant nombreux des médias.

Humour !

Pour terminer que deviennent les acteurs du film :

  • Serge Klur, participera t-il à la manif du 28 avril 2016 contre la Loi El Khomri, ne serait-ce que par solidarité avec ceux qui n’ont pas eu la chance de rencontrer un sauveur ?

  • Les autres travailleurs licenciés, sont-ils en train de faire rendre gorge à Bernard Arnault ?

  • Soeur Catherine, déçue par l’attitude actuelle de son syndicat, la CFDT, est-elle retournée au couvent ?

Il paraît qu’en ce qui concerne, « Ruffin des bois », l’aventure continue. Comme il le dit lui-même : « Je suis sur un cas d’une employée de chez Onet à Agen qui s’est fait virer après 14 ans de boulot..Je sais que je peux l’aider avec mes armes de journaliste ». Cet homme se prend pour « Dieu » et s’autorise à choisir celle ou celui qu’il sauvera ! C’est beau, c’est grand, c’est « Super Ruffin des bois », bien plus costaud que l’Abbé Pierre et soeur Emmanuelle réunis !

Humour encore !

Face à « l’anti-lutte des classes », à l’univers parallèle donné pour modèle dans ce film, laissez moi préferer cet appel à la solidarité des travailleurs dans les luttes, cet appel à la radicalisation des luttes, appel du 7 avril dernier du groupe anarchiste Salvador Segui à Paris : «A l’heure où les syndicalistes sont les cibles d’une répression sévère, c’est une mise hors jeu du syndicvalisme qui qui se dessine…C’est donc l’heure désormais de radicaliser la lutte, au travail comme dans les rues. Construire des grèves reconductibles soutenues par des caisses de grève solides, recourir à des actions coups-de-poing contre les moyens de production et de service, multiplier les initiatives de de blocage des axes de transport sont autant de moyens à notre disposition pour acculer le gouvernement… ».

N’est-il pas temps que des milliers de femmes et d’hommes se lèvent et mettent à bas le système ? N’est-il pas temps de détruire le capitalisme devenu d’autant plus barbare et décompléxé qu’il est servi par les gouvernements de droite comme de gauche dont la seule préoccupation est de museler les peuples !

Allo ! « Nuit debout » ! Qu’en pensez-vous ?

Face au désastre actuel, que Mr Ruffin et Lordon le veuillent ou non, il n’y a que deux alternatives :

  • se donner les moyens d’abattre le capitalisme et l’Etat, son fidèle serviteur ou

  • attendre que des « Robin des bois » de la mondialisation, dénouent par-ci par-là le cas d’un miséreux.

Si c’est la deuxième alternative qui est retenue, nous n’allons pas tarder à avoir à côté des « maçons du coeur » des « Ruffin des bois au grand coeur ».

« Non merci Ruffin » !

Ce qui est sûr c’est qu’ils ne chanteront pas cet extrait du 2ème couplet de l’Internationale :

« Il n’est pas de sauveurs suprêmes:

Ni Dieu, ni César, ni Tribun.
Travailleurs, sauvons-nous nous-mêmes… »

Michel Di Nocera