« L’intelligence et l’imprévisibilité peuvent être nos meilleurs outils. Apparaître soudainement pour attaquer là où ils ne nous attendent pas puis disparaître rapidement ; bloquer, paralyser, saboter les veines de l’économie, les structures de contrôle, les lieux de travail. Sortir des schémas classiques de la contestation, ses lieux et ses espaces, voilà ce qui pourrait représenter un saut qualitatif dans nos luttes. L’euphorie du ci-nommé « mouvement social » est destinée à mourir si ce dernier n’arrive pas à sortir des rails de la politique
Tout peut basculer, 9 mars/9 avril 2016, 4 pages trouvé le 15 avril place de la République

Samedi 16 avril, l’ancien ministre grec des Finances de Syriza Yanis Varoufakis est intervenu au micro de la Nuit Debout, place de la République à Paris. Dès le vendredi 8 avril, c’est le député européen de Podemos, Miguel Urban Crespo, qui l’avait précédé. Entre les politiciens comme Besancenot (NPA), les ministres PS en exercice (comme Axelle Lemaire le 12 avril), les universitaires, les camions télé ou même un Juan Martin Guevara (frère de l’autre) entouré de ses attachés de presse (il est venu promouvoir son livre publié chez le marchand d’armes Lagardère), cette « occupation » de place négociée en bonne et due forme avec horaires et service d’ordre à la clé, est toujours plus le dépotoir d’une gôche en recomposition. Et ce, malgré toutes les joyeuses manifestations sauvages qui en partent à la nuit tombée pour affronter la police ou détruire ce qui nous détruit.

Deux visions du monde et perspectives parviennent pour l’instant à cohabiter parce que (relativement) séparées dans le temps et (parfois) dans l’espace : l’une diurne -marche-pied d’un citoyennisme de tribuns, parfois heureusement débordé- et l’autre nocturne -marche-pied des politiciens autoritaires du mouvement, parfois heureusement débordés. Il ne manquerait d’ailleurs plus que naisse de ces croisements un monstrueux hybride placé sous les auspices de la politique, grâce aux vertus magiques de la composition et de la diffusion toujours plus prégnante du concept d’allié-e-s ! A toute heure, les politiciens en mal de masse à manoeuvrer ou à flatter sont à l’affût, car c’est bien connu, l’union fait la force. Certes, il suffit pour s’en convaincre d’évoquer la force de masses unies derrière leurs chefs ou leurs drapeaux, de l’union de meutes derrière leurs bergers, de l’union d’émeutiers que le fait d’être filmés ne rebute même plus, tant ils rêvent de convaincre d’autres masses de les rejoindre à travers le spectacle de la contestation. L’union peut alors faire la force chez des masses unies derrière le premier slogan populiste venu, qui identifie l’ennemi chez le Premier ministre, à la mairie ou à l’Elysée, plutôt que dans les mille et uns rouages quotidiens du pouvoir à portée de main. Pour réformer les institutions comme pour les destituer. Au nom d’une entité nommée Constitution, Communauté ou Commune, de toute façon supérieure à l’hétérogénéité et à l’unicité des individus, qui constitue leur seule richesse.
Et pourtant… Pourtant il y a également nombre d’enragés, ou tout simplement d’individus trop jeunes ou trop vieux pour être résignés, qui ont rejoint les manifestations et les dawa ponctuels de ces derniers temps, et ce hors de toutes catégories socio-professionnelles dans lesquelles on prétend les cloisonner. Zonards de la place de la République, errants noctambules croisés au hasard de déambulations saccageuses, chômeurs heureux, manifestants non encadrés que l’odeur des lacrymos ne rebute pas, lycéens qui préfèrent un bahut en feu au dressage sur tablettes, chamards de la débrouille, insoumis de la pacification sociale en tout genre, beaucoup ont saisi le prétexte de la énième réforme du code du travail pour sortir dans la rue. Et c’est là que commence le problème actuel de l’ « occupation » de la place de la République à Paris.

Dans une métropole régie par un double mouvement d’atomisation et de massification, on a comme l’impression que cette mise en commun autorisée ne peut structurellement pas constituer un premier pas vers autre chose. Qu’en tant que dispositif récupérateur et intégrateur qui a surgi dans un moment de contestation, elle ne peut que présenter et re-présenter le même sous un visage un peu plus avenant. Comme si la concentration sur une place symbolique permettait à l’opposé que tout autour, l’ordre de la démocratie totalitaire, de la guerre, du contrôle, de l’exploitation, de l’écrasement, de la résignation et de toutes les dominations continue imperturbablement de tourner. Au coeur de la riche capitale d’un pays riche, il nous semble du coup que le seul espace possible vers quelque chose de radicalement différent ne pourrait exister qu’à travers une rupture : une rupture avec le temps et l’espace de la domination (ce qu’assurément « Nuit Debout » n’est pas, sauf en ses marges), une rupture avec l’existant, une rupture avec la normalité, celle du travail, de la consommation, de la marchandise et des flux qui les rendent possibles. Ce n’est pas un hasard si l’Etat a empêché à tout prix qu’un espace hors partis et hors syndicats soit occupé (comme à Tolbiac) afin de pouvoir servir de point de départ à des dérives urbaines, tout en acceptant d’un autre côté ce fade ersatz d’ « occupation » de la place de la République. La forme influe sur le fond, et un espace organisé et règlementé par le pouvoir ne peut que perdre rapidement toute capacité subversive, si jamais il en avait une au départ. Conjuguer le penser et l’agir à travers des espaces arrachés à la domination (à partir d’un lieu occupé de force ou directement dans la rue) ne peut être et ne sera jamais la même chose que de profiter des interstices provisoirement vacants au sein des dispositifs légaux de la pacification sociale.

Beaucoup se sont par exemple demandés pourquoi l’Etat avait pu autoriser un événement permanent comme « Nuit Debout », bien que l’état d’urgence soit toujours en vigueur et que le pays soit toujours placé sous alerte anti-« terroriste » maximale ? D’autant plus quand on pense à comment il avait rudement géré toute occupation de l’espace public pendant la COP21 en novembre dernier. Et en effet, comment ne pas voir de lien entre les studieuses assemblées adoubées par l’Etat qui réfléchissent à une nouvelle constitution et une démocratie replâtrée, et le fait que ce dernier perquisitionne au même moment administrativement des appartements toutes les nuits, assigne à résidence, ouvre des instructions judiciaire contre les « méchants casseurs », ou recrute une quantité industrielle d’uniformes de tous poils en leur offrant de nouveaux pouvoirs pour écraser tout individu rebelle ? Ou avec le fait qu’à une poignée de stations de métro de la place de la République, l’Etat est en train de construire une nouvelle prison (la Santé, 14e), un nouveau palais de Justice (Clichy/Batignolles, 17e), un nouveau ministère de la Justice (porte d’Aubervilliers, 19e), et vient d’inaugurer un nouveau site du ministère de l’intérieur (Nation, 20e) ? C’est dans un seul et même mouvement que le pouvoir autorise cette « occupation » et réprime autour d’elle (à quelques mètres parfois) tout ce qui passe d’une parole non conforme à des actes non encadrés.

Sortir de l’odieuse place de la République, multiplier les propositions et les occasions d’actions directes autonomes, partir à la recherche de complices plutôt que de main d’oeuvre ou d’alliés, est plus que jamais nécessaire. Pour ouvrir des espaces de subversion des rapports sociaux hors des sentiers balisés de l’Etat et des politiciens, afin de détruire le pouvoir plutôt que de le réformer, le reproduire ou le destituer, tout est une question de perspective.

Divers GentEs
Paris, 16 avril 2016