Cette couverture – un exemple parmi d’autres répétés de manière monotone dans les journaux et à la télévision – me rappelle de mauvais souvenirs. Il y a 11 ans, à la veille de l’invasion anglo-hispano-étasunienne de l’Irak, nos médias ne lésinèrent pas sur les manipulations islamophobes les plus grossières pour justifier le renversement depuis l’extérieur d’un dictateur laïc. Je n’oublierai jamais, par exemple, une couverture de mars 2003 du journal « ABC » dans laquelle, en utilisant pour une fois la projection de Peters qui reproduit fidèlement les proportions géographiques des continents (contrairement à celle, très eurocentrique, de Mercator, habituellement utilisée), on offrait l’image d’une petite Europe coincée au centre d’une gigantesque pince rouge – de la Mauritanie au Pakistan – formée par 1,3 milliards de musulmans prêts à se jeter sur nos foyers.

 

Cette islamophobie routinière, coïncidant en outre avec la plus forte affluence de migrants d’origine musulmane sur nos côtes, a été alimentée pendant des années par des médias hégémoniques, mais aussi par nos politiciens. Tout aussi inoubliable est par exemple l’intervention de l’ex-président Aznar, l’un des héros des Açores, le 21 septembre 2004 à l’Université de Georgetown : « Le problème de l’Espagne avec Al-Qaida commence au VIIe siècle », paroles qu’il couronna avec une inquiétante déclaration à la Ponce Pilate : « Les attentats du 11 mars (à Madrid, NdT) ne sont pas liés au soutien du gouvernement à la guerre en Irak, ils remontent à bien plus loin : l’Espagne a refusée d’être un morceau de plus du monde islamique quand elle fut conquise par les Maures, elle a refusée de perdre son identité ».

 

Quiconque connait l’histoire de l’Islam sait que dans les courants minoritaires djihadistes se niche un « imaginaire de conquête » (comme le rappelle à juste titre le Syrien Yassin Al-Haj Saleh) qui, en tous les cas, ne semble nullement spécifique à la religion musulmane : pensons à la conquête brutale des Amériques et aux siècles de colonialisme militaro-missionnaire occidental. Et dans les propos d’Aznar lui-même, qui n’était pas un fou isolé dans un cellule capitonnée, se niche – et c’est pire – un « imaginaire de reconquête » alimenté par un historicisme essentialiste en rien distinct de celui qui s’exprime dans les discours du nouveau Califat de l’État islamique Abu Bakr Al-Baghdadi. Rappelons cependant que les « Maures » n’ont jamais conquis une Espagne qui n’existait pas encore et qu’ils n’ont pas encore conquis l’Espagne réellement existante depuis 1492. Alors que l’Espagne, l’Europe et les États-Unis – et les fous qui nous gouvernent – on bel et bien envahi et continuent à bombarder l’Irak où est né le fou assassin Al-Baghdadi.

 

L’un des mérites de l’État islamique aura été de mettre d’accord contre lui presque toutes les forces régionales et internationales : les Kurdes et leur lutte de libération légitime dans quatre pays ; le gouvernement pro-iranien de Bagdad, responsable en bonne part de la présence djihadiste en Irak ; le gouvernement de Téhéran, qui n’a pas hésité à utiliser Al-Qaida pour affaiblir la résistance irakienne ; Bachar Al-Assad, qui a également exploité la carte islamiste contre la révolution syrienne : les Européens, qui n’hésitent pas aujourd’hui à donner aux Kurdes les armes qu’ils ont refusé aux rebelles syriens ; et les États-Unis, responsables en dernière instance de la violence, du chaos et de la misère qui ont ouvert la voie au féroce « internationalisme » djihadiste qui dévaste aujourd’hui le Proche Orient. Mais aussi un secteur de la gauche – que j’appelle « Staliban » – qui réagit de manière fort tiède, ou ne réagit pas du tout, face à l’intervention étasunienne en Irak. Cet entente extravagante – entre les États-Unis, leurs ennemis présumés dans la région et une partie de la gauche mondiale – devrait au moins servir à mesurer toute la complexité non-idéologique du nouveau cadre géostratégique et aussi à éclairer toutes les contradictions, les calculs et les hypocrisies qui colorent (de sang) le terrain des interventions armées et politiques.

 

En tous les cas, tout comme le régime syrien, les dictatures égyptienne et iranienne, les théocraties sunnites du Golfe, le sionisme israélien ou l’impérialisme européen et étasunien, les assassins de l’État islamique ne méritent pas non plus la moindre complaisance ou justification. Et ils ne la méritent pas, au-delà de leurs crimes atroces, parce que – ensemble avec les dictatures ou les impérialismes – ils font reculer le monde arabe et musulman dix ans en arrière à l’encontre de la volonté légitime et majoritaire de démocratie et de dignité exprimée pendant le dit « Printemps arabe ».

 

L’État islamique ne mérite pas la moindre compréhension, mais il faut faire attention parce que de la même manière que les crimes très réels des très réelles dictatures de Kadhafi ou de Bachar Al-Assad ont pu alimenter une propagande bâtarde et intéressée, les très réels crimes de l’État islamique et sa très réelle dictature religieuse peuvent être utilisés pour alimenter une islamophobie tout aussi bâtarde et intéressée.

 

L’État islamique n’est pas un spectre créé par nos services de propagande, mais – j’insiste – il faut éviter de tomber dans le piège. Il faut rappeler d’emblée que ce sont également des musulmans sunnites – par exemple les Kurdes, bien qu’ils ne soient pas les seuls – ceux qui luttent sur le terrain contre l’État islamique et que les interventions étrangères, d’où qu’elles viennent, ne sont pas seulement condamnables du point de vue du droit international mais aussi parce qu’elles offrent une légitimité anti-impérialiste et anti-coloniale – et un soutien supplémentaire – à un mouvement qui, avant les invasions et les contre-révolutions, était clairement en recul.

 

Mais il faut également rappeler que l’Islam, tout comme les autres religions ou systèmes communautaires de croyances, ne parle pas et ne tue pas. Il ne s’agit pas – clarifions-le tout de suite – de se débarrasser du problème avec un relativisme culturel politiquement correct : « les croyances sont bonnes, le problème c’est le croyants ». Il y a des croyances (la suprématie aryenne, par exemple) qui sont mauvaises en soi et qui n’ont rien de respectable, et aucun nazi individuel ne peut les rendre respectables.

 

                                  Mais l’Islam, comme le Christianisme, n’est pas seulement une idéologie :    c’est un ensemble de discours (très contradictoires), de pratiques et de coutumes constamment réélaborés et redéfinis par une histoire vivante que Al-Baghdadi – comme Aznar – veulent vainement nier. L’Islam ne parle pas : ce sont des musulmans qui parlent à partir de rapports sociaux, économiques et politiques qui fixent, comme dans le cas de tout autre être humain, les limites de sa liberté.

 

Quand un musulman croit en la liberté et dans la dignité, dans la justice, dans la bonté, il a les deux mêmes alternatives qu’un chrétien : celle de considérer sa religion comme un obstacle et de rompre avec elle, ou celle de chercher ces valeurs dans la culture dans laquelle il est né. Quand un musulman veut tuer sa femme ou refuser le sel à son voisin, il peut trouver, comme un chrétien, une justification dans une fatwa. Mais ce sont des millions et des millions de musulmans qui pensent observer les préceptes de l’Islam quand ils respectent quotidiennement les autres, défendent l’éthique commune ou revendiquent la justice et la démocratie. L’islamophobie nie l’existence de ces millions de musulmans ce qui – comme on le sait – précède, accompagne ou justifie les interventions militaires étrangères et les dictatures locales. L’OTAN, les États-Unis, l’UE, la Russie, Al-Assad, Al-Sissi (et paradoxalement un secteur de la gauche arabe et mondiale) partagent tous, avec des agendas différents, cette islamophobie intéressée.

 

 

                                      Prudence donc :

l’islamophobie est l’équivalent, le miroir inversé de l’islamisme djihadiste. Ses discours essentialistes fonctionnent de la même manière, ils s’alimentent réciproquement et conduisent aux mêmes crimes. Si nous voulons vaincre le second, nous devons lutter aussi contre le premier.

Défendre l’Espagne n’implique pas de s’engager dans l’armée. Il faut la défendre de ses propres oligarques économiques, de ses politiciens et de ses médias, et cela afin de récupérer la démocratie à l’intérieur et un peu de bon sens, de justice et de tolérance à l’extérieur.