Le dortoir collectif respire doucement. En entrant, j’ai d’abord cru qu’il était vide, que les autres sacs de couchage étaient gonflés de vide. Maintenant que je suis habituée à l’obscurité et au silence, j’entends quelques souffles tranquilles, aucun ronflement, juste la douceur d’un début de nuit à plusieurs. Le mot sleeping, peint en lettres pailletées au-dessus de la porte, est à peine visible, au-dessus de la fenêtre, volets et rideaux tirés, gris sur gris. Soudain, un rai de lumière fuse tandis que deux personnes entrent. Elles pouffent de manière étouffée quand elles se retrouvent brusquement dans le noir après avoir refermé la porte. Je reconnais les voix de Hugues et Delphine. Iels se sentent sûrement à l’abri des regards dans l’obscurité ambiante puisqu’iels en profitent pour se faire un câlin.

J’aime bien Hugues. C’est un des rares types que je connaisse qui ne prétende pas ne jamais oppresser les femmes. Au contraire, il prend les devants et reconnaît facilement sa position dominante de mec blanc. Je trouve qu’il fait des efforts pour prendre moins de place dans les discussions. Je connais moins bien Delphine.

Leur câlin se prolonge, se prolonge… et je comprends qu’il ne s’agit pas d’un simple câlin de réconfort mais de prémisses plus sensuelles. C’est marrant, tout à l’heure, Hugues faisait des avances assez explicites à Ramon, mais on dirait que finalement c’est avec Delphine qu’il va passer la nuit.

Dans la pénombre je vois qu’iels finissent par se décoller et, tout en se tenant la main, se dirigent vers le fond du sleeping en enjambant les corps des autres dormeur·euse·s. Iels s’installent. Bruit de duvet qu’on déplie, de vêtements qu’on enlève, de corps qui se glissent à l’intérieur. Allez, le calme va bientôt revenir, je vais pouvoir me plonger dans le sommeil.

Mais non. Ça continue : murmures, froissements, bruits de duvet qui se frottent, bruits de langue et même, au bout d’un moment, de discrets gémissements ! Impossible d’échapper aux sons ambiants. Je suis malgré moi complètement à l’écoute de leurs ébats. Impossible de dormir ! Leur langueur s’introduit malgré moi dans mes pensées ! Iels font chier ! Je voulais dormir pour être en forme demain, pas me taper une nuit d’insomnie et encore moins être la témoin involontaire de leurs ébats !

Un sleeping c’est fait pour dormir, pas pour baiser… vu que de toutes manières tu ne vas pas réveiller les gens pour leur demander si ça les dérange. Un petit câlin pour se dire bonne nuit, ça ne me gêne pas, mais je n’ai pas du tout envie d’assister à leurs trucs sexuels !

Je suis assez persuadée qu’il n’y a pas que moi qui les entend mais personne ne réagit. Pourtant, je suis sûre de ne pas être la seule à être agacée par leur comportement. Malika qui dort à deux matelas de moi (ou qui fait semblant) déteste ce genre de démonstration d’affection sexuelle en public. Et je sais qu’elle n’aime pas que les rapports de séduction prennent plein de place dans les dynamiques collectives.

Ça fait déjà un bout de temps que je me retourne dans mon duvet pour leur faire sentir que je ne dors pas, sans que ça change quoi que ce soit. Je pourrais attendre qu’iels aient terminé, mais mon agacement monte et je sens qu’après ça, je n’arriverai plus à m’endormir. Il va falloir que je m’y colle sinon, c’est sûr, je ne fermerai pas l’œil de la nuit. Je n’ai vraiment pas envie de ça ! Je vais encore passer pour la chieuse de service.

Je ne sais pas quoi faire, ni comment intervenir. Comment leur expliquer que ça me saoule qu’iels soient en train de baiser pour ainsi dire sous mes yeux ?

Bon allez je me lance.

« Ahem…

J’essaye d’attirer leur attention. Iels ne se calment même pas, iels sont à fond dans leur truc.

— Euh, Hugues, Delphine, j’essaie de dormir, vous pourriez pas faire moins de bruit ? »

Iels s’arrêtent, pouffent, se calment.

— Ah, ok, chuchote Delphine. Désolée.

— Merci. »

Enfin la paix. Il ne reste plus qu’à calmer la colère en moi.

Quelques minutes plus tard, ça recommence, un peu moins fort c’est vrai mais avec en prime les chuchotement gênés de Delphine qui essaye de calmer le jeu. Et mes oreilles sont immanquablement attirées par leur froufrou langoureux. La colère remonte d’un bloc ! Je réfléchis à ce que je leur ai demandé, « qu’iels fassent moins de bruit »… en fait ce n’était pas ça que je voulais, c’était juste une façon de leur demander poliment d’arrêter… J’éclate :

« J’en ai vraiment marre ! Vous pourriez pas faire ça ailleurs ? C’est pas comme si on manquait d’espace !

— C’est bon ! On ne fait rien de mal, grogne Hugues.

— Pfff, c’est pas la question !

— Non, mais c’est vrai quoi ! réplique-il. Pourquoi tu m’insultes ? On peut bien se faire des câlins si on en a envie. Je ne fais de mal à personne ! Tu me prends pour un de ces connards ou quoi ? C’est quoi le problème ?

— Le problème, c’est que je veux dormir, c’est un sleeping ici pas un baisodrome !

— Tout le monde dort. On fait pas tant de bruit, c’est toi qui va réveiller les autres à râler comme ça ! râle-t-il.

Ça commence à vriller dans ma tête tellement il m’énerve, je ne trouve plus mes mots. Heureusement, Malika intervient :

— Nan mais qu’est-ce que tu crois ? Ça fait un bout de temps qu’on ne dort plus ! À chaque fois c’est la même chose ! J’en ai marre d’être baignée dans des ambiances de sexe ! T’as qu’à poser une tente ou un camion, mais viens pas nous faire chier dans des espaces collectifs !

— J’suis désolée Malika, s’excuse platement Delphine à la place d’Hugues, avant de glisser « Arrête » à son amant du soir, qui continue probablement à la caresser comme si de rien n’était.

— Tu veux qu’on aille ailleurs ? demande-t-il à voix basse à Delphine

— Non, c’est bon. J’ai plus envie, répond-elle. Allez on dort. Désolée, tout le monde. »

Le silence se fait. Tendu. Quelques minutes plus tard, un claquement sonore, suivi d’un brusque froissement de tissu et de l’exclamation outrée de Delphine :

« Ah, mais t’es relou ! T’as pas compris ce que je viens de te dire ? Je n’ai pas du tout envie d’en faire une affaire publique, mais tu vas arrêter ça tout de suite. On arrête j’ai dit ! J’ai plus du tout envie de baiser avec toi, c’est clair ? Va dormir ailleurs ! »

Hugues, bruyamment, prend ses affaires. Tant qu’à faire : autant finir de réveiller les personnes qui auraient eu la chance d’être épargnées par l’embrouille. Même dans le noir, je suis sûre qu’il me mitraille du regard en sortant.

Heureusement qu’il n’est pas comme un de ces connards ! Et dire que j’avais un a priori positif sur lui ! Ce qui m’énerve encore plus, c’est que dans l’histoire, je suis sûre que c’est Delphine la plus gênée. Elle doit culpabiliser à mort alors qu’il n’y a pas de raison. Elle vient quand même de se coltiner un mec insistant ! Je ne sais pas trop quoi faire pour lui faire sentir que je ne lui en veux pas.

Au moment où je me dis que demain je prendrai le temps d’en parler tranquillement avec elle, Malika chuchote :

« Ça va Delphine ?

— Ouais, ça va, répond celle-ci. Si ça vous dit, j’ai bien envie d’en rediscuter demain, mais bon là, on va peut-être dormir maintenant !

— Oui pas de souci, je réponds. Moi aussi ça me dit bien d’en reparler. Eh ! Dormez bien !

— Carrément ! Bonne nuit à vous, renchérit Malika. »