Le négationnisme a partie liée au courant antisioniste ultra de ces dernières années. Il rend compte, pour partie, des convergences rouge-brun sur le terrain des falsificateurs de l’Histoire. À partir de positions radicalement opposées, deux discours antinomiques en viennent à s’aligner sur une rhétorique commune. Mais le négationnisme ne cherche pas la réhabilitation du IIIe Reich, ni « seulement » une re-légitimation de l’antisémitisme. Il est aussi, surtout peut-être, l’expression masquée du refus de l’indépendance nationale du peuple juif.

L’antisionisme est un courant de pensée légitime confondu longtemps avec la critique de la politique de l’État d’Israël perçu, surtout depuis 1967 (guerre des Six-Jours), et plus encore depuis 1987 (déclenchement de l’Intifada), comme une puissance impérialiste, voire néocolonialiste (le « grand Israël ») et comme le fer de lance des États-Unis dans la région. Or, le terreau historique de l’antisionisme a peu à voir avec le camp « progressiste », on repère ses premiers jalons, pour s’en tenir à la France seule, dans la droite catholique de la fin du XIXe siècle et un peu plus tard dans la mouvance des idéologies racistes.

S’agit-il d’un simple avatar de l’antisémitisme ? L’affaire est plus subtile tant se mêlent dans la thématique antisioniste, sur un siècle d’histoire, le refus de l’indépendance nationale du peuple juif et la tentative de réécrire son histoire. En quoi la négation de la Shoah a-t-elle partie liée à ce courant ? La destruction des Juifs d’Europe, perpétrée par l’Allemagne nazie et ses complices, passe communément pour légitimer la création de l’État d’Israël en 1948. Le négationnisme a pour fonction première de briser ce verrou idéologique. Il aboutit à une réécriture de l’Histoire, à une forme modernisée de la théorie du complot (sioniste, en l’occurrence), lequel focalise les angoisses contemporaines sur un agent désigné du malheur. Du peuple à l’État : le rejet a changé d’objet mais pas de nature. Il reste, par essence, génocidaire.

Du « complot juif » au « complot sioniste » : 1917-1939

La croyance à la « conspiration juive mondiale » voit dans le complot, qu’il soit Jésuite, franc-maçon ou juif, la clé de l’Histoire… À la fin du XIXe siècle, les Jésuites, victimes eux-mêmes de ces théories conspirationnistes, conduisent en France la campagne de démonisation des Juifs. Cette campagne, sur le fond, n’innove guère, tant elle ne fait que poursuivre sur la lancée de l’abbé Barruel, l’un des plus solides agents intellectuels de la contre-révolution à la fin du XVIIIe siècle, qui voulait voir à l’oeuvre, dans les mutations en cours, péril maçonnique et péril Juif mêlés…

Le thème du « complot sioniste » hérite de cette vision. Il se structure au moment du premier congrès sioniste tenu à Bâle en août 1897, alors que la France commence à être déchirée par l’Affaire Dreyfus. Le congrès, réuni par Théodore Herzl, rend précisément l’Affaire intelligible, il permet d’« élucider » cette réalité opaque… Les Jésuites, les premiers, lancent ce thème en février 1898 dans leur organe la

Civilta Cattolica

. Du « complot juif », les Jésuites passent vite au « complot sioniste mondial », et ouvrent, ce faisant, la voie à la carrière fabuleuse d’un faux dont ils ne sont pourtant pas les auteurs, les

Protocoles des Sages de Sion

, probablement rédigés à Paris, vers 1898, par des agents tsaristes de l’Okhrana (la police politique secrète du régime russe). Un de ces propagandistes, le Russe Nilus, lance la version antisioniste et non seulement antijuive des

Protocoles

. Après la Première Guerre mondiale, dans le contexte d’un antibolchevisme exacerbé, les

Protocoles

commencent leur tour du monde pour mettre en place une vision conspirationniste de l’Histoire (révolution bolchevique = révolution juive) qui rende compte des ébranlements vécus par les contemporains depuis le 2 août 1914… À une « race juive » minoritaire, dominatrice et conspiratrice s’oppose l’immense masse d’une humanité dominée. Le conflit entre Juifs et non-Juifs s’est déplacé du terrain religieux au conflit racial. L’un des propagandistes du temps, Léon de Poncins, directeur de la Revue internationale des sociétés secrètes, écrit en 1932 dans

Les Juifs, maîtres du monde: « Quinze millions d’hommes, hommes intelligents, hommes tenaces, hommes passionnés, unis, malgré leurs divergences intestines, contre le monde des non-Juifs par les liens de la race, de la religion et de l’intérêt, mettent au service d’un rêve messianique le plus froid des positivismes et travaillent, consciemment ou inconsciemment, à instaurer une conception du monde antagoniste de celle qui fut pendant 2 000 ans l’idéal de la civilisation occidentale. 15 millions d’hommes qui ont sur l’opinion publique une influence hors de toute proportion avec leur importance numérique parce qu’ils occupent les centres vitaux de la pensée et de l’action occidentale.

»

Pour cet antisionisme balbutiant des années de l’entre-deux guerres, le Juif est l’ennemi du genre humain et son influence est démesurée. Démasquer sa place exorbitante, c’est éclairer le monde et lui rendre son âme. Cette diabolisation du sionisme naissant subsume sous un seul terme, sous un seul et même danger, tous les sujets d’un monde récemment ébranlé et qui égrène ses plaintes et ses peurs : la guerre, le capitalisme (« les gros »), le communisme (« les soviets »), etc. Certes, pour tromper son monde, le sionisme ne se présente encore que sous la forme bénigne d’un nationalisme ; il faut pourtant aller au-delà de cette banale volonté d’édifier un État pour deviner l’« entreprise de domination mondiale »… C’est pourquoi les

Protocoles des Sages de Sion

sont désormais tenus comme les minutes des séances secrètes du 1er congrès sioniste de 1897. Dès 1917, Nilus évoque l’origine « sioniste » du « document » tandis qu’en 1924 leur éditeur allemand, Theodor Fritsch, titre lui, carrément,

Les Protocoles sionistes

.

On aurait pu croire cette « thèse » définitivement enterrée par la Shoah: c’eût été ne pas comprendre le fonctionnement du mythe. En 1954, l’Anglais Creagh-Scott définit le sionisme comme la « branche militante de la Juiverie mondiale », et […] donc son instrument pour la domination mondiale ». Peu importe la réalité politique et historique du nationalisme juif : la raison marque là ses limites face à un système de pensée tautologique, clos sur lui-même, où la réponse précède la question et où l’essence explique l’existence. Guerroyer contre ce faux que sont les

Protocoles

ou s’insurger contre cette démonisation du sionisme sont de peu d’effet : une pensée délirante retourne toute critique en bien-fondé de ses assertions. Ainsi, soutenir que les

Protocoles

sont un faux est un effort vain, tant sa mise à plat et la démonstration parallèle de l’irréalité des « complots » sont transformées en preuves de leur bien-fondé… Cet antisionisme arc-bouté sur les

Protocoles

, renoue avec l’essentialisme raciste: si la nature éternelle du Juif c’est le mal, le sionisme n’en est que le dernier et le plus visible avatar… Dans

Le Péril juif

, publié en 1924, Roger Lambelin[1] note: « En fait, on peut dire que le sionisme, organisé par Th. Herzl, et bien avant le mandat conféré à l’Angleterre de donner à Jérusalem un « home » aux Hébreux, a doté la race d’un véritable gouvernement, c’est-à-dire d’un organe de direction et de centralisation. Lors de l’affaire Dreyfus, n’y avait-il pas un chef d’orchestre invisible qui réglait les démarches [ … ]? » (p. 21). En 1931, L. Fry, pseudonyme d’une Russe blanche, Mme Chichmarev, écrit dans

Le Retour des flots vers l’Orient. Le Juif, – notre maître

(ce sont là ses lignes de conclusion): « L’Organisation sioniste mondiale ou Agence juive ou Alliance israélite universelle (quel que soit le nom qu’elle porte) n’est autre chose au fond que le

Kahal

avec ses 18 siècles d’expérience accumulée. Ses buts et ses principes, qu’ils soient enveloppés dans le mysticisme du Talmud ou brutalement exposés dans les

Protocoles

, sont les mêmes aujourd’hui que sous l’Empire romain. » Un peu plus haut dans le livre, L. Fry écrivait que « … la guerre a apporté au sionisme une richesse passée sous silence et l’accomplissement d’un but immédiat ».

On note déjà, avant guerre, deux formes d’antisionisme : d’une part, le nationalisme juif est dénoncé en ce qu’il empêcherait l’assimilation des Juifs aux sociétés environnantes. Mais, d’autre part, le sionisme est dénoncé aussi comme complot visant à la domination du monde… Le « nationalisme juif » ne serait là qu’un « prétexte ». Brunton, dans la

Revue internationale des sociétés secrètes

, écrit en août 1934 que « le sionisme vise à la constitution en Palestine d’un État qui sera un centre d’inspiration et de direction pour le judaïsme mondial [ … ]. La fondation de l’État juif en Palestine serait un pas décisif vers l’établissement d’un règne universel de justice dont Israël serait le juge. »

Cet antisionisme, d’inspiration largement chrétienne, est en place longtemps avant la création de l’État d’Israël, voire longtemps avant la déclaration Balfour (1917). Ainsi repère t-on ses premières traces aux environs des années 1880 dans le journal

La Croix

, avant même que le mot « sionisme » fût forgé (1891).

Avant la Seconde Guerre mondiale, dans les milieux ultras du catholicisme et de l’antibolchevisme, la mission historique du sionisme (rétablir l’indépendance politique du peuple juif) est transmuée en un programme de conquête du monde dont l’État juif serait, demain, le cerveau et la base territoriale[2] … Ce projet de domination fournit la clé de l’histoire mondiale, l’Histoire étant une suite de catastrophes dont les Juifs seraient l’origine[3]. Ainsi Roger Lambelin[4] souligne-t-il l’intérêt de la déclaration Balfour, publiée le 2 novembre 1917 : « La date et la déclaration méritent d’être retenues. Elles marquent l’origine d’une période de l’histoire du monde. » Cette domination n’est qu’une aspiration au mal, puisque telle est l’essence du Juif: le même Lambelin, en 1928[5], met en garde : « Seule l’idée du mal à causer à tout ce qui est étranger à sa race donne une cohésion sérieuse à ce peuple […]. Le retour à Jérusalem correspondait aux aspirations ancestrales de la race […]. L’orgueil de la race est le meilleur ciment de la solidité de cette reconstitution catastrophique. »

Les tenants de la thèse du complot fantasment à l’envi sur la concordance chronologique entre la déclaration Balfour (2 novembre 1917) et la prise du pouvoir par les bolcheviks (7 novembre 1917) : le bolchevisme haï n’est ainsi que le dernier avatar du vieux « complot juif » et le premier surgeon du très moderne « complot sioniste mondial », lequel veut faire de Jérusalem, écrit encore Lambelin[6] « un centre spirituel et un poste de commandement » grâce auxquels « ce peuple d’Israël est doté d’une puissance qui lui permet de tout entreprendre et de tout oser ».

Vingt ans avant la création de l’État juif, Lambelin dénonce la « double allégeance » des Juifs du monde entier et propose de se protéger de ces traîtres en puissance : « N’organise-t-on pas entre nations les défenses contre certaines maladies contagieuses ? ». Cette récurrence bacillaire fera son chemin pour devenir lutte vitale contre les bacilles et les poux. On sait la logique de ces mots[7].

Le sionisme met à jour, écrit Lambelin, la « perversité d’Israël » et son « impérialisme ». Il démontre, renchérit Léon de Poncins, la cohésion de ce peuple, de cette nation (les deux termes sont employés indistinctement), démasquant enfin ces Juifs qui s’avancent dissimulés au milieu des peuples qui les accueillent. Il éclaire la « vraie nature » du judaïsme, écrit Hitler dans

Mein Kampf

[8] (1925), celle d’une « entité biologique » et non d’une seule confession religieuse.

Cette vision du sionisme comme coeur du « complot mondial Juif » persiste après la Seconde Guerre mondiale, l’État d’Israël étant devenu aux yeux de l’extrême droite l’une des clés ultimes de l’histoire humaine, l’explication finale de ce sentiment de décadence et d’imminence de la catastrophe qui est au coeur de la passion antisémite.

Filiations et convergences contemporaines

Quel lien unit les courants négationnistes à ceux de l’antisionisme contemporain ? En quoi le discours diabolisant les Juifs a-t-il été transféré du Juif au sioniste, et du peuple à l’État ? Comment rendre acceptable, voire légitime, l’antisémitisme après la Shoah ?… Dès lors qu’après 1945 le traditionnel discours antijuif n’est plus possible, il prend progressivement la forme d’un discours politique qui présente le sionisme comme une création artificielle9 de l’Occident, lié, dit-il, à sa « culpabilité » et à sa « mauvaise conscience »… Au fil des années 50 et 60, dans un contexte mondial de décolonisation et de luttes anti-impérialistes, le sionisme devient, dans certains milieux, un mythe répulsif lié au colonialisme (1956) et bientôt au racisme (condamnation de l’ONU en 1975). Cet antisionisme de gauche est d’abord lié à l’anti-impérialisme et à l’antiracisme. Mais ce discours anti-impérialiste postule que le sionisme « est une forme de racisme » (

cf. supra

), et que, « tout Juif étant sioniste », il est du même coup et, par essence, raciste… Ainsi, se structure ce que Pierre-André Taguieff[10] appelle une nouvelle judéophobie qui s’épanouit, d’abord à gauche entre 1967 et 1975, puis bientôt à droite, dans les milieux les plus radicaux, qui surent opérer le tournant nécessaire vers l’anti-impérialisme et l’anti-sionisme en désertant le vieux vocabulaire anti-juif, mal porté dans le contexte de l’après-Seconde Guerre mondiale.

C’est là le terreau où s’enracine le discours des négateurs de la Shoah, dont le dessein va au-delà de la nostalgie « archaïsante ». Les négationnistes ne se contentent pas d’affirmer que le génocide du peuple juif n’a pas eu lieu, ils soutiennent que ce « mensonge » a une fonction politique : légitimer le sionisme… Or, le sionisme étant une forme moderne du racisme, les « prétendues victimes » du « prétendu génocide » sont, en revanche, de vrais persécuteurs…

Ce discours s’appuie sur un fait incontournable : la Shoah n’est évidemment pas à l’origine de la création de l’État d’Israël, mais elle lui a apporté un regain de légitimité morale. Le discours négationniste-antisémite a rapidement compris que, pour délégitimer l’État juif, il fallait contester la portée, voire carrément nier la Shoah. C’est alors que convergent, venus d’horizons idéologiquement différents, sinon même totalement opposés, deux discours : en premier lieu, un discours antisémite et négationniste centré sur le vieux thème du « complot juif mondial » et qui va découvrir la portée de l’antisionisme. En second lieu, un discours antisioniste et antiraciste, centré sur le « complot sioniste mondial » et qui va découvrir, lui, le négationnisme voire, dans certains cas, l’antijudaïsme. On assiste, autrement dit, à un chassé-croisé : le point d’arrivée des uns est le point de départ des autres, mais, dans les deux cas de figure, le « Juif-Sioniste » finit par incarner la figure absolue du mal…

Qu’ils viennent de l’ultra-gauche (refus du consensus occidental post-1945 au nom de l’anti-impérialisme, parti pris anti-majoritaire et romantisme de la minorité) ou plus classiquement de l’extrême droite, l’un des premiers objectifs des négateurs de la Shoah est de briser la légitimité morale du sionisme en sapant ce qu’ils nomment le « mensonge historique », ou « la plus grande imposture de tous les temps » (Faurisson). En soutenant que le sionisme est le nouvel avatar du « complot juif mondial », ils renouent sans le savoir avec les discours archaïsants des années 1920. «

Israël n’est pas un État national, il constitue la plate-forme territoriale d’une subversion mondiale qui doit assurer la domination définitive d’une secte sur tous les peuples de la Terre, C’est pourquoi toutes les nations, tous les peuples du monde doivent lutter pour sa disparition

[11 ] », déclarait en 1973 Marc Frederiksen, l’ancien leader de la FANE, groupuscule néo-nazi dissous quelques années plus tard.

L’ultra-gauche négationniste voit en Israël un État raciste, colonialiste et imposteur dont la Shoah cautionnerait l’existence. C’est pourquoi nier la dimension, voire la réalité de cette histoire, devient l’étape obligée du rejet. Le discours néo-nazi est, lui, beaucoup plus simple : la Shoah est l’obstacle rédhibitoire à la relégitimation de l’antisémitisme et, plus largement, de leur courant idéologique. Les deux cheminements se confondent dans le même antisionisme viscéral et le même négationnisme dont la fonction première n’est pas de revisiter l’Histoire mais de fonctionner comme une machine antidémocratique (et anti-israélienne) de première force.

La convergence fait la nouveauté de ce discours : l’anti-Juif d’avant-guerre voyait dans le Juif le centre d’un complot mondial et le vecteur de la guerre à venir (cf Céline,

Bagatelles pour un massacre

, 1937,

l’École des cadavres

, 1938) ; l’antisémite contemporain, reconverti dans l’antisionisme, et voisinant avec l’ultra-gauche anti-impérialiste, voit dans l’État d’Israël le centre d’un « complot sioniste planétaire », fourrier de la Troisième Guerre mondiale.

Un cas emblématique

Un certain discours gauchiste des années 70 s’est enfermé dans les mythes tiers-mondistes (cf. Gérard Chaliand,

Mythes révolutionnaires du Tiers monde

) et dans la haine du monde occidental. Pour de bonnes et de moins bonnes raisons, le monde occidental a bâti depuis 1945 son consensus idéologique sur le rejet du nazisme, lequel consensus, comme toute pensée homogénéisante, masque d’énormes ambiguïtés. Pour l’ultra-gauche négationniste, faire craquer le « consensus démocratique » de l’anti-nazisme permettrait de dénoncer l’exploitation et l’oppression présentes. De là, la vision d’un sionisme aussi pervers et dangereux que le fascisme et la mise en question insidieuse de la réalité de la Shoah. Cette diabolisation renoue avec les thèmes, voire le vocabulaire, antisionistes les plus éculés de l’extrême droite catholique (ou raciste) et anti-bolchevique des années d’avant-guerre. Mais cette démonisation du sionisme et de l’État juif n’étaient possibles qu’à la condition de minimiser voire, dans certains cas, de nier carrément la réalité du génocide du peuple juif.

Bernard Granotier, sociologue, membre du CNRS, est l’auteur d’ouvrages de référence sur les travailleurs immigrés en France et sur les bidonvilles, parus l’un et l’autre chez F. Maspéro, éditeur en son temps de la plupart des courants de la gauche révolutionnaire. En 1982, Granotier livre aux éditions L’Harmattan, autre maison située idéologiquement à gauche, un nouvel ouvrage en apparence éloigné de ses préoccupations habituelles :

Israël, cause de la Troisième Guerre mondiale ?

À son corps défendant, Granotier va reprendre point par point la plupart des poncifs accusatoires de l’antisionisme raciste d’extrême droite d’avant la Seconde Guerre mondiale. Au terme du parcours, le chemin est tracé qui conduit à revisiter l’histoire de la Shoah dès lors qu’on veut y voir la légitimité morale de l’État juif..

Pour Granotier, la lutte contre le sionisme est justifiée par le rejet nécessaire de l’antisémitisme : le sionisme, en effet, obérerait l’intégration nationale des Juifs du monde entier, il «

hypothèque lourdement leur avenir

»[12 ]note-t-il. «

Étrange doctrine

» en vérité que cette « idéologie de l

‘autoségrégation

» [13], marquée par l’illégitimité la plus nette. Ainsi Granotier écrit-il de la Jérusalem d’avant-1967 : « À

l’ouest, l’occupation sioniste, à l’est la ville arabe sous domination jordanienne

[14.] » À un qualificatif politique est opposée une caractéristique ethnique, à l’illégitimité historique des uns est opposé l’enracinement séculaire des autres…

L’Histoire est revisitée. Le premier chapitre de l’ouvrage s’intitule : «

Expropriation et expulsion des Palestiniens par les Juifs, 1882-1948.

» On y apprend que la déclaration Balfour «

enterre un siècle et plus d’efforts des Juifs d’Occident pour s’intégrer entièrement dans les pays où ils vivent

»[15]. La « prolifération » sioniste répond à la « prolifération parasitaire juive » d’autrefois : «

Comment l’infime noyau juif initial a-t-il pu grossir jusqu’au chiffre de population actuel ?

[16] ». Deuxième récurrence qui rappelle les pamphlets antisémites français des années 1937-1939 : du fait des sionistes, nous voilà « désormais embarqués dans une nouvelle guerre mondiale ». Mais en 1905 déjà, une fois rejetée la solution de l’Ouganda17, il ne restait aux sionistes qu’un espoir… : «

une guerre assez générale pour qu’elle démembrât l’Empire ottoman

»[18]. «

Nous payons aujourd’hui les conséquences de la déclaration Balfour

», écrit-il encore (en clair, le risque d’une Troisième Guerre mondiale est imputable aux Juifs … ) et, après 1948, cet «

État juif qui allait semer la terreur dans la région

»[19 ]allait « se

révéler ultérieurement gros d’une éventuelle conflagration mondiale

» (ibid.).

L’ancien « complot juif » est délaissé au profit du « complot sioniste ». Si le thème est éculé à l’extrême droite, il est relativement neuf dans les milieux de l’ultra-gauche. Granotier précise qu’il est « inutile de dénouer un tel écheveau sans disposer d’un fil directeur » et parle d’un « plan sioniste »[20] en ajoutant que Tel-Aviv cherche «

l’exécution de ce dit plan quel qu’en soit le prix pour le reste de l’humanité

»[21]. Et de conclure en reprenant une antienne d’extrême droite des années d’avant-guerre : «

Le sionisme apparaît maintenant clairement comme le danger numéro 1 pour la paix mondiale

[22]. » Quand l’extrême droite d’avant-guerre voyait le « lobby juif » intriguer dans l’ombre pour le profit ou contre la paix, Granotier, lui, aperçoit la patte du « lobby sioniste » : «

Les esprits sont conditionnés par le sionisme, du fait de l’accès privilégié de ses porte-parole, en France en particulier, aux grands moyens d’information

[23] . »

L’histoire récente prouve à l’envi la perversité intrinsèque du sionisme comme l’extrême droite parlait jadis de l’« essence mauvaise » du Juif. Ainsi sionisme et nazisme travaillaient-ils de concert «

pour la cause commune du super-ghetto en Palestine

»[24], pis même les sionistes, à l’heure du danger nazi, ont poussé à la fermeture des frontières en Europe : ainsi s’explique «

l’étrange attitude des pays occidentaux, où les sionistes étaient les plus influents, face au drame des réfugiés d’Allemagne

»[25]. Au coeur même du désastre, le « lobby sioniste » fait échouer la proposition allemande d’échanger des Juifs hongrois contre des camions, alors qu’il «

avait pu, en 1917, engager le Gouvernement britannique pour quatre décennies sur leFoyer national en Palestine, cette fois en 1944 il ne fut pas en mesure de convaincre ledit gouvernement de livrer ces camions pour sauver 100 000 Juifs

[26] ».

Ainsi une certaine ultra-gauche des années 70-80 a-t-elle bâti, pierre à pierre, une diabolisation du sionisme et de l’État d’Israël qui reprend souvent, point par point, l’ancienne démonisation du Juif dans la rhétorique des extrêmes droites d’avant-guerre. Les rôles ont permuté : la victime devient l’assassin, le Juif devient le nazi. L’histoire proche-orientale offre l’occasion de ce chambardement qui ouvre la voie à la remise en cause de la Shoah elle-même, Si les juifs-sionistes valent les nazis, tout s’équivaut, le crime de masse est édulcoré, sinon effacé par les forfaits présents des « assassins israéliens ». À l’occasion de l’invasion du Liban par l’armée israélienne en juin 1982, Granotier écrit : «

C’est une guerre totale. Hitler n’avait pas osé aller directement sur Varsovie, il avait commencé par Dantzig. Begin, lui, a désigné d’emblée la cible: Beyrouth

[27]. » Plus rien ne retient alors l’auteur de titrer son IIIe chapitre : «

La solution finale du problème palestinien.

»

Parce que le sionisme est stigmatisé comme forme extrême de l’impérialisme, l’État juif est illégitime : c’est dans cette optique que l’ultra-gauche va finir par s’attaquer à la spécificité de la Shoah, en quoi elle ouvre la voie à la relativisation sinon à la négation pure et simple de la destruction des Juifs d’Europe. Dans cette optique, les « génocides » se télescopent : à un génocide « douteux », « exagéré », voire carrément imaginé, la Shoah, répond un génocide bien réel celui-là, commis par l’État d’Israël contre le peuple palestinien[28].

On est revenu à la vieille conception essentialiste qui voit dans le Juif le principe du mal en action. Depuis la Bible, jusqu’aux massacres des camps palestiniens de Sabra et de Chatila en 1982, l’histoire tout entière illustre cette essence malfaisante.

Antijudaïsme/antisionisme

Reste à expliciter comment l’antijudaïsme rabique (racial, nazi) a pu évoluer vers l’antisionisme de fond…

La guerre commencée en 1939 a été « voulue par les Juifs », ce fut une « guerre juive » (cf. Hitler)… dont les Juifs sont sortis vainqueurs en 1945, après avoir « enjuivé » les États-Unis et l’URSS. C’est pourquoi persiste après 1945 le mensonge des « 6 millions ». Les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, réunis autour d’Israël, leur maître, dans la plus pure tradition des

Protocoles des Sages de Sion

, continuent de s’opposer aux « défenseurs de la race blanche ». L’histoire officielle n’est qu’un « mensonge permanent ».

L’antisionisme démonologique d’extrême droite (Israël « pieuvre mondiale » et « fauteur de guerre ») a pour socle la négation des chambres à gaz. Mais cette falsification de l’Histoire ne s’explique pas par la seule nostalgie du IIIe Reich. On peut lire dans

Révision

, revue fondée en 1989: «

Le combat sur les chambres à gaz, pour indispensable qu’il soit, n’est que la partie émergée de l’iceberg

». Le vrai combat à mener est dirigé contre l’État juif qui «

sert à brouiller les cartes et à fasciner les gogos

». La revue republie d’ailleurs (en feuilleton) les

Protocoles des Sages de Sion.

.. ce qui assure la complémentarité de trois séquences en apparence disjointes mais qui se répondent l’une l’autre : antijudaisme/antisionisme/négation de la Shoah. La négation de la Shoah légitime l’antisionisme et n’est acceptable que dans ce cadre (l’antisémitisme est proscrit). Mais ces deux postulats rendent possible à nouveau le discours antijuif (imposture des « 6 millions », « perfidie des Juifs », « complot tentaculaire »).

Ce discours est longtemps resté marginal. L’inquiétant est qu’il circule aujourd’hui au grand jour et qu’il gagne en audience. Ce n’est pas là seulement le signe d’une inefficacité de la loi, c’est d’abord l’indice d’une plus grande réceptivité à ces propos. On comprend mieux en quoi se rencontrent les négationnistes néo-nazis et les antisionistes venus de l’ultra-gauche. Une image centrale les réunit, celle d’un État d’Israël et d’une diaspora juive qui constituent ce qu’ils nomment le « sionisme international », lequel vise la domination du monde en tirant sa légitimité de l’escroquerie dite des « 6 millions »…

Les nombreux couplages de cette rhétorique (antisionisme/négationnisme et finalement antijudaïsme) conduisent à préciser en premier lieu que le discours antisioniste/antijuif est singulier, que ce n’est pas un discours raciste « parmi d’autres », qu’il est structuré par la croyance fantasmatique au complot. À préciser en second lieu que ces contradictions et ces étranges alliances (ultra-gauche et néo-nazis) se sont affirmées surtout après la guerre des Six-Jours. L’image d’Israël a alors été désacralisée, l’idéalisation d’autrefois (la « nation pionnière » bâtie par les « rescapés du génocide ») a viré à la démonisation sous le coup de l’anti-impérialisme ambiant et des propagandes arabe et communiste conjuguées. C’est alors que le vocable « sioniste » est devenu une injure du même type que le mot « fasciste »… et que les stéréotypes anti-israéliens sont devenus une norme culturelle admise par l’essentiel de la couche intellectuelle (Israël « État raciste », « fait colonial » etc.).

La percée de l’extrême droite en France depuis près de quinze ans et son fort ancrage politique actuel ont ajouté une dimension nouvelle à cet état de choses. La dénonciation populiste des « gros », du « système » contre le « peuple » s’est accompagnée d’une dénonciation du « cosmopolitisme » destructeur de l’identité nationale… On sait ce que recouvre le terme « cosmopolitisme »… D’où cette logique qui part du vieuxrejetdes Juifs pour aboutir à la haine moderne de l’État d’Israël, d’où aussi l’attitude des chefs du Front national durant la guerre du Golfe…

Le vieux discours antijuif, demeuré longtemps irrecevable, a épousé la rhétorique anti-israélienne qui est, elle, politiquement acceptable. La convergence de l’extrême droite et d’une certaine ultra-gauche trouve son terrain de prédilection dans la diabolisation du sionisme pour déboucher, in fine, sur le relativisme voire le négationnisme et la falsification de l’Histoire.

*
* *

Pour les tenants du « complot sioniste », le Juif ignore le patriotisme, il ne vise pas l’autonomie de sa nation mais toujours la domination sur les autres peuples : «

le panjudaïsme, c’est d’abord le sionisme

», écrivait Mgr Jouin en 1922. Parce que les Juifs « ne sont pas un peuple », ils sont indignes et incapables de posséder un État, et leur « nationalisme » n’a pour fonction que de masquer leur volonté de domination mondiale, poursuit l’extrême droite des années d’avant-guerre.

Par-dessus les années de la Shoah, le thème du « complot sioniste » renoue avec celui du « complot juif » d’avant-guerre. Mais parce que le génocide du peuple juif reste l’obstacle essentiel à la délégitimation de l’État d’Israël, ce qu’on appellera bientôt « révisionnisme » puis « négationnisme » deviennent les formes nouvelles, et masquées, du rejet des Juifs. C’est autour de ce rejet violent de l’État d’Israël que s’élaborent les rencontres « rouge-brun », le point nodal de ces convergences restant le refus, maquillé en une fort légitime contestation de la ligne politique d’un gouvernement, de l’existence d’un État juif. Une certaine diabolisation gauchiste d’Israël a mis ses pas dans un discours d’extrême droite éculé et a ainsi ouvert la voie, sinon facilité, une entreprise de falsification de l’Histoire dont le dessein essentiel reste l’expression des plus vieilles passions antidémocratiques et antisémites.