Les attaques meurtrières et tragiques que la France à connu sur son sol durant l’année 2015 ont suscité une vive émotion. A plusieurs reprises, face à l’absurde, beaucoup sont descendus dans la rue pour exprimer leur désarroi. Dans le même temps, le monde politique s’est saisi de la question par une série de déclarations et d’initiatives allant de l’héroïsme suranné au franchement inquiétant, en passant par le kitch-patriote : affirmation de l’union nationale, cyber-drapeau téléchargeable, fermeture des frontières, camps d’internement pour fichés « S », déclaration de guerre, déchéance de nationalité… Mais surtout, les événements de janvier ont conduit à entériner la loi élargissant les pouvoirs des services de renseignement en juillet 2015. Ceux du 13 novembre ont abouti à la proclamation de l’état d’urgence et à son intégration dans la constitution.

La profusion d’interprétations, d’avis d’experts et d’opinions forment un niveau de compréhension largement médiatisé sur lequel nous ne reviendrons pas. Ces mesures nous semblent plutôt être les symptômes d’une transformation générale du modèle étatique. De plus en plus familières par leur caractère durable ou récurent, elles sont devenues une des pratiques essentielles des États contemporains, démocraties comprises. Elles incarnent un mode de gouvernement : l’État de sécurité. Il s’agit bien plus d’une gouvernance que d’un gouvernement puisque tout clivage politique s’efface devant une unique fin : la gestion des crises. Attentats, catastrophes naturelles, crashs boursiers, accidents, épidémies, désastres écologiques… L’état de sécurité vit par les exceptions qu’il désigne. A se répéter, l’exception devient la règle.

L’état d’urgence incarne ce changement de priorité : l’impératif de sécurité, à lui seul, justifie la négation d’autres principes de gouvernement rendus incompatibles, telle les idées de démocratie ou de séparation des pouvoirs. Une des caractéristique des lois sécuritaires de 2015, c’est le court-circuitage du pouvoir judiciaire au profit de la toute puissance exécutive : la loi sur le renseignement place les mises sur écoute directement sous contrôle du premier ministre, alors que l’état d’urgence permet des perquisitions « administratives », décidées non plus par un juge mais par le préfet lui-même. Celle-ci peuvent être menées contre « toute personne à l’égard de laquelle il existe de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace pour l’ordre public et la sécurité », formulation qui n’a plus aucun sens juridique, et qui repose entièrement sur le jugement de l’administrateur.

Parmi les exceptions qui viennent justifier l’urgence, il y a cette « guerre » dont parle François Hollande. Elle nous rappelle ce qu’il y a de construction dans la définition d’une crise. On pourrait dire deux choses : que l’Occident n’a pas connu de guerre depuis 30 ans, ou bien qu’il a toujours été en guerre, et cela revient au même. La guerre telle que l’a connu le XXème siècle, opposant un état-nation à un autre, commençant par une déclaration de guerre et se soldant par un traité de paix bilatéral, n’existe plus. Ce qui l’a remplacé c’est une série interminable d’interventions, toujours asymétriques, d’états (ou de coalitions d’états) contre ce qu’ils qualifient eux-même de « criminels » ou de « terroristes ». L’ennemi n’est plus circonscrit à un appareil d’état, à des institutions, mais défini comme un « camp » aux frontières floues, comme une position génératrice de chaos. Dès lors ces guerres n’ont plus de limite. Plus de limite temporelle d’abord, puisqu’elles se présentent comme des opérations de maintien de l’ordre, chaque intervention préparant la suivante – Quand pourra-t-on prétendre qu’un ennemi comme Daech aura été vaincu ? Mais surtout, elles n’ont plus de limite spatiale : alors que la France intervenait depuis le ciel dans un conflit à des milliers de kilomètres de son sol, c’est par certains de ses propres ressortissants que celui-ci fait irruption dans sa capitale.

Face à ce nouveau paradigme, l’Etat de sécurité a une réponse : la militarisation du quotidien. « L’ennemi est partout », cela justifie un quadrillage méthodique de l’espace, l’omniprésence de l’armée dans les lieux publics, des fouilles à l’entrée des administrations, des écoles, etc. Dans le champ médiatico-politique, cela s’incarne par la construction d’une figure : celle de l’Ennemi Intérieur. Concentration des peurs, aux contours vagues, elle change de visage au gré des crises. Cette année, naturellement, elle porte la barbe, peut-être même fait-elle la prière plusieurs fois par jour et ne se sent-elle pas tout à fait « Charlie ». Quelque chose en elle d’irréductible fait qu’on ne la lavera jamais de tout soupçon, elle aura beau se justifier, il restera une part d’ombre, quelque chose qu’il faudra toujours « vérifier ». Si seules 2 perquisitions sur plus de 3000 ont permis des inculpations pour terrorisme, ce n’est pas un problème, car ces gens ne pouvaient pas être blancs comme neige. « Les perquisitions administratives permettent de faire d’une pierre deux coups puisqu’il y a porosité entre les milieux du grand banditisme, du trafic de stupéfiants et du terrorisme. » (Bruno Beschiza, maire d’Aunay-sous-bois) Il y a porosité : le parti des méchants. Et s’il n’y a pas de lien physique, il y aura toujours cette alliance d’intérêt.

Dans le fond, ce que produit l’état d’urgence c’est une polarisation : il y a d’un côté le camp de l’ordre et de la sécurité, et de l’autre, défini en négatif, tout ceux qui n’en sont pas, qui le combattent, le gènent ou le ralentissent. « Si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous ». Toute conflictualité est traité à partir de cette disjonction. C’est ainsi que plusieurs militants politiques Rennais ont été réveillés à leur domicile par les escouades d’intervention de la police au matin du 26 novembre. On les assigne à résidence pendant 2 semaines car on estime qu’ils représenteraient un « danger pour l’ordre public » en se rendant aux manifestations contre la COP 21 a un moment où tout les efforts doivent être orientés contre l’ennemi commun. L’union nationale s’obtiendra de gré ou de force, et toute contestation est une futilité en face du péril. Sous l’état de Sécurité, il n’y a plus de politique, il n’y a que des risques.

La criminalisation des formes de politique qu’on pourrait qualifier d’extra-parlementaires ou de transversales nous semble particulièrement inquiétante dans un pays où presque plus personne ne croit déjà à la politique « classique ». Depuis au moins quinze ans, les sondages électoraux s’enchaînent en déroulant le même scénario : des taux d’abstention records, conjurés in extremis en agitant l’épouvantail du Front National au deuxième tour. Personne n’est vraiment déçu puisque l’on n’attend rien. Seules trouées dans cette rengaine mécanique, ce qu’on a appelé les « mouvements sociaux » semblaient être les derniers sanctuaires préservés du cynisme et de la désillusion. Il n’y a qu’à voir la terminologie qui a récemment servi à désigner les grévistes d’Air France ou les opposants à l’aéroport de Notre-Dame-Des-Landes (« voyous », « criminels », « terroristes » etc) pour comprendre quelle place est laissée à ces processus au sein du projet sécuritaire.

Si l’état de sécurité peut se permettre d’abolir la politique, c’est qu’il apparaît dans un monde qui prétend avoir aboli l’Histoire. Nous vivons dans une interminable pause. Nous vivons dans le moins pire des mondes, celui où l’économie se charge de configurer les rapports humains. La seule perspective de progrès consiste à transformer toujours plus d’aspect de la vie en marchandise. C’est ce statut quo que défendent tous ensemble nos rafales, les patrouilles de police partout dans la rue et les caméras de sécurité de la place Sainte Anne, pour ne citer qu’eux. A un certain degré c’est effectivement d’une guerre de « valeurs » dont il s’agit, seulement c’est ici qu’opère l’arnaque : on voudrait nous faire croire qu’il n’y a de place dans cette guerre que pour l’islamisme radical ou le parti de l’ordre (La rhétorique de Daech et celle de l’Etat se rejoignent au moins sur ce point). Nous croyons à une troisième voie. En fait nous croyons à une multitude de voies. Certaines d’entre elles passent par la défense d’espaces politiques ouverts à l’expérimentation, comme la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes, certaines par la multiplication des pratiques collectives, à l’attachement à la gratuité, certaines consistent à désactiver partout où c’est possible les catégories qui nous séparent (étudiant, ouvrier, chômeur, étranger, etc), d’autres à s’organiser pour vivre comme on l’entend et à se battre pour ce à quoi l’on croit, d’autres enfin tiennent simplement à s’accrocher dur comme fer aux quelques morceaux de vie qui débordent encore l’économie (et qu’aucun Etat ne pourra jamais prétendre sécuriser) : amitiés, pratiques poétiques de l’espace urbain, du quotidien, musicalité des instants, et à les faire grandir jusqu’à l’irréconciliable.

Nous tenions simplement à rappeler ceci. Personne n’est obligé de subir la dialectique infernale qu’on nous impose aujourd’hui : l’aliénation ou la terreur, deux idées de la mort. Il est toujours possible de faire un pas de côté, de s’organiser ici ou là pour élaborer un monde, des mondes, qui nous soient habitables. Certains le font déjà. Nous ne vous donnerons pas leurs adresses et nous n’avons pas la prétention de tous les connaître, mais cela importe peu car il suffit le plus souvent de tenir à quelques exigences avec un tout petit peu de détermination pour se rendre compte qu’on en fait déjà partie.