De Béziers à la cour de la Sorbonne 68

Cela commence pourtant plutôt bien. Le style est fluide, parfois un peu ampoulé, certes, l’autodidacte se devinant derrière les mots, mais le récit demeure alerte. L’auteur aurait pu, donc, raconter simplement – comme l’ont fait d’autres compagnons et compagnes – l’histoire familiale, l’enfance de gamin chétif, fils aîné de militants anarchistes espagnols exilés, l’anticléricalisme ambiant, l’hostilité du bon instituteur communiste brimant le rejeton d’anarchistes, le chemin tout droit tracé vers le CAP, qui, à son tour, mène inexorablement vers les chantiers ou l’usine… Lorsque survient Mai-68, le jeune homme, libéré – comme on le disait – des obligations militaires, est à Paris ; il a 22 ans, pense qu’il a grandi et fréquente, méfiant, la cour de la Sorbonne, apercevant au loin les « Situ » et se rappelant, dit-il, Bakounine et les réunions de la CNT de papa à Béziers…

Du quartier Latin aux « réappropriations »

La fête du quartier Latin remballée, la rentrée se profile, laborieuse ; il y a même l’amour et le mariage à l’horizon, mais quelques rencontres déterminantes entraînent notre « héros » sur le chemin moins tranquille des groupes affinitaires et des premiers gestes hors-la-loi : achats d’armes, planques… Le combat passera ensuite sur un terrain plus décisif, avec enlèvement, escroqueries et « réappropriations », fabrication de faux-papiers, sur fond de bonne conscience et de solidarité internationale… Le tout se déroulant avec le pendant inéluctable : arrestations, détention, procès, exil.
En contre-point, et comme sur le fil d’un rasoir (tant les limites avec le simple banditisme sont parfois ténues, avoue le narrateur), l’affirmation de cet idéal libertaire, la volonté de frapper la dictature franquiste, même finissante, et contribuer à bâtir un monde un peu plus juste…

Du roman de combat à la haine

On aurait pu, donc, se contenter de cette histoire-là et des actions menées pour cette cause-là ; l’époque foisonne de jeunes ou moins jeunes militants, peut-être « romantiques » – comme le souligne le conteur, du haut de sa tour, en parlant des « autres » –, mais animés par cet idéal de justice et de liberté. Le récit, même revu et corrigé par le filtre de la mémoire et des émotions (ce qui, après tout, est humain), n’en eût pas été moins rebondissant, seulement… un peu moins spectaculaire.

Las ! Ce qui anime le biographe est – quoi qu’il s’en défende souvent – le règlement de comptes, envenimé par le poids du temps et du silence. L’adage alors s’inverse et prend ici tout son sens : « Protégez-moi de mes amis, mes ennemis, je m’en charge. » Tout le monde y passe, à l’exception d’une poignée élus, et surtout les plus proches, semble-t-il : le récit est truffé du vocable « trahison » et de l’expression « ex-camarades » (certains auraient dit plutôt « ex-compagnons », en langage libertaire, non ? L’éthique libertaire se dissout facilement dans la haine).

La leçon d’« anarchisme » sombre sous la délation

On retrouve des figures connues, comme celle de Lucio Urtubia. On peut sans doute moquer Lucio dont la mémoire a repeint quelques épisodes de sa vie en lui attribuant le premier ou le meilleur rôle… Lui, au moins, parlait de lui et encore de lui… Mais il ne dénonçait personne ! On peut s’interroger sur les motivations d’un Quadruppani ou d’un Plenel, dont les sources ont pu être discutables et surtout univoques, ce qui n’est pas sans lourdes et terribles conséquences pour les personnes dénigrées… On peut combattre l’attitude excessive et, parfois, pour le moins, incohérente d’un Alberola, ou railler le bouillonnant et très rigide Rouillan. On peut énoncer de profonds désaccords, critiquer ardemment les dérives, les penchants autoritaires… On peut ranger ses compagnons de route dans la catégorie des traîtres, des imbéciles ou des parjures… On peut juger, cracher et insulter… On peut ?
Gare ! Le risque est de passer soi-même pour un garçon blessé et aigri, confus, suffisant et malfaisant ; pour parler crûment : un « parano » dangereux, qui, avec le temps, se charge de rancœur haineuse. À vouloir salir les autres, ne se salit-on pas soi-même ? Pour mener à bien ce type d’exercice, pour être utile, il faut savoir, sans aucun doute, prendre un peu de hauteur afin de ne pas s’abîmer soi-même et ne pas tomber dans tous les pièges tendus – pourtant si évidents sous les pas des « ex… ». Faute de hauteur, les leçons d’« anarchisme » peuvent couler dans une flaque.

Gros malaise, petit regret

Au bout du compte, un gros sentiment de malaise se dégage de ces pages. Dommage : il y avait à dire et à transmettre sur cette période riche d’espoirs et d’inventivité. La lucidité affichée tantôt ne parvient pas à dissiper ce goût de raté. Enfin, les questions demeurent : pourquoi illustrer ce récit de tant de détails ? Pourquoi donner en pâture les noms in extenso des différents protagonistes, connus ou anonymes, au mépris de toute règle de prudence, au mépris du respect des autres ? N’y avait-il aucune réflexion, aucune analyse à proposer ? À quoi servira tout ça, si ce n’est à satisfaire l’ego d’un seul ?

Alors, le titre de cette épopée vous retombe sous les yeux et, tristement, on croit lire : « Souvenirs turbulents d’un faussaire – anarchiste à ses heures… » La jolie métaphore du chat qui retombe toujours sur ses pattes risque d’en prendre un coup et de griffer au passage…
Un brin de nostalgie vous envahit soudain, comme ça, et l’on se prend à regretter le temps où l’on jetait les pavés… au lieu de les écrire !

Jules le Roux

Marseille-Barcelone

http://www.monde-libertaire.fr/expressions/17806-dommages-en-cascades