Pour résumer rapidement, il est reproché à Cadecol :

– de s’être vendu commercialement au grand capital trotskiste représenté par Syllepse,

– d’avoir, par là même, approuvé sans réserves tout ce que Syllepse a publié depuis sa création en 1989, soit près de 500 titres s’il faut en croire Wikipédia,

– et ce faisant, d’avoir contribué à « vider de son sens » des concepts aussi « chers à beaucoup » que ceux « d’autonomie ou d’auto-organisation ».

Première critique : le choix d’une diffusion en libraire. En agissant ainsi, Cadecol n’a pourtant fait que continuer ce qui avait été fait en 2007 lors de la première édition du guide à l’Altiplano. Si aujourd’hui comme hier il a été décidé de recourir à un éditeur, c’est en considérant que la diffusion militante à prix libre ne serait pas suffisante, même si celle-ci aura bien lieu (300 exemplaires du guide sont réservés à cet effet, et plus seront disponibles si nécessaire). Dans le réseau militant, en effet, seul un public relativement restreint est atteint. Il y a sans doute des gens qui n’ont jamais entendu parler de Cadecol ou d’autres caisses de solidarité et pour qui ce manuel pourrait être utile. Parmi ces gens, un certain nombre ne seront jamais des camarades : mais c’est pour ceux qui pourraient l’être que le livre est aussi distribué en librairie.

C’est en raison de ce choix que les anonymes de Bagnolet reprochent à Cadecol de « prôner l’auto-organisation et la critique de la marchandise » tout en alimentant les « étals des supermarchés ». Les anonymes de Bagnolet oublient que la marchandise n’est pas une chose mais un rapport social. Même s’il n’avait été que vendu à prix libre dans le réseau des infokiosques, le guide n’en aurait pas moins été une « marchandise », si du moins on veut bien garder à ce mot le sens qu’il a toujours eu jusque là. Un prix a beau être « libre », il n’en est pas moins un prix, tout comme un anonyme de Bagnolet peut bien se prétendre « libre », il n’en est pas moins un individu du monde du capital. Disposer de moyens d’édition et de diffusion indépendants est indispensable, certes, mais avant tout pour des raisons pratiques : seuls des idéologues de l’alternative peuvent s’imaginer que dans le réseau des infokiosques (ou n’importe où ailleurs) les militants ont aboli entre eux les rapports marchands. Pour considérer qu’organiser une diffusion en librairie en plus de la diffusion militante est une trahison, il faut avoir l’esprit sérieusement englué dans cette idéologie.

Deuxième reproche : le choix de Syllepse. Pour passer dans le réseau des libraires, Cadecol devait trouver une maison d’édition bien diffusée. Parmi les éditeurs approchés (il y avait aussi Libertalia), Syllepse a été le premier à répondre favorablement. Il est assez extraordinaire que ce simple fait suffise pour affirmer que la caisse Cadecol doit être tenue pour responsable de l’ensemble de la production de Syllepse. C’est là quelque chose de tout à fait inédit dans les annales de la critique sociale. Même en 1967, lors de la parution de La société du spectacle, aucun imbécile n’avait songé à reprocher à Debord les évolutions erratiques de Charles Plisnier, prix Goncourt 1937, trotskiste devenu chrétien ou quelque chose comme ça, pour cette seule raison qu’ils étaient tous les deux édités chez Buchet-Chastel.

Donc non, les livres d’un même éditeur ne « s’accouplent » pas dans un « ballet abject » et aucune monstrueuse pensée anarcho-autonome-capitalisto-trotskiste ne nait du fruit de leur amours défendues. Ce n’est pas ainsi que procède la confusion propre à notre époque. Cette confusion prospère tout à fait, en revanche, dans des analyses identitaires largement auto-diffusées en brochure ou sur Internet… Les anonymes de Bagnolet ont certes raison de dénoncer au début de leur texte le « miroir déformant » des idées gauchistes dans le milieu radical. Le problème est qu’ils ne savent faire que ça : dénoncer. Une imprécation est utile quand elle s’appuie sur une analyse. Dans le cas contraire, elle produit l’effet inverse à celui qui est recherché.

Troisième reproche : avoir vidé de leur sens les concepts « d’autonomie ou d’auto-organisation ». Il suffit de lire les textes de Cadecol pour constater que l’adjectif « autonome » n’y est que très rarement utilisé : une seule fois, en fait, dans le texte de 2013 cité par les anonymes de Bagnolet. Si l’objectif secret de la caisse est de « vider à sa manière le mot autonome » de sa « charge subversive », alors il faut reconnaître que Cadecol n’est pas d’une très grande « efficacité ». Quant à l’auto-organisation, ce n’est pas un concept « cher à beaucoup », c’est une nécessité de la lutte. On peut être un idéologue de l’auto-organisation comme on peut être un idéologue de n’importe quoi : il suffit, pour cela, de considérer une pratique non pour ce qu’elle est – une pratique – mais comme un principe ou un idéal. Ce qui va suivre sera peut-être difficile à comprendre pour des anonymes de Bagnolet pétris de principes immuables depuis le xixe siècle, tel leur  « libre accord entre individus » (à un mot près, ils s’expriment comme le code civil). C’est pourtant là où nous en sommes aujourd’hui : l’auto-organisation ne peut plus avoir le contenu qu’elle avait au temps des théories sur l’autonomie du prolétariat, ne serait-ce que parce qu’aujourd’hui même des pratiques réactionnaires sont véhiculées par des formes auto-organisées. Cela ne signifie pas qu’il faille y renoncer, puisqu’encore une fois aucune lutte ne peut se mener sans être auto-organisée (même les syndicats ont compris ça), simplement, l’auto-organisation ne peut pas être considérée comme une fin en soi. Elle n’est rien d’autre qu’une condition, nécessaire mais non suffisante, des luttes de classe actuelles.

Au final, on ne voit pas comment la diffusion dans les libraires d’un guide juridique viendrait entraver l’auto-organisation des luttes. Ce guide essaie de rendre intelligible ce qui est précisément conçu pour ne pas être compris. Que cette connaissance soit répandue aussi largement que possible, y compris par le biais de bouquins dans des librairies, a pour objectif de réduire la dépendance vis-à-vis des spécialistes du droit dans les moments de répression. C’est bien sur la base d’une connaissance du droit aussi partagée que possible qu’on peut envisager une défense collective et auto-organisée qui ne soit pas séparée du moment de la lutte.

La caisse de défense collective Cadecol est un outil au service de ceux en ont besoin dans les luttes. Elle ne cherche pas à s’imposer ou à être la caisse attitrée de qui que ce soit (ni des « autonomes franciliens », comme se l’imaginent les anonymes de Bagnolet, ni de personne en particulier). Il est bien certain que les anonymes de Bagnolet n’ont pas besoin de Cadecol. Ils ont sans doute déjà, dans leurs réseaux, toutes les ressources nécessaires, y compris peut-être un certain nombre d’avocats prêts à les aider bénévolement. Mais il se trouve que tout le monde n’a pas la chance d’avoir un avocat gratuit à sa disposition. Le collectif de soutien aux manifestants interpellés pendant la COP 21 (Cosomi), constitué en grande partie avec des moyens mis en place par Cadecol, a aidé à défendre les quatre personnes qui sont passées en comparution immédiate après la manif le 29 novembre place de la République. Aucune de ces personnes n’étaient liées à un réseau ou à une organisation quelconque et toutes auraient été défendues par un commis d’office si le collectif n’avait pas été là. C’est pour des gens comme eux, des gens isolés face à la répression, que des collectifs comme Cosomi ou Cadecol se constituent. Pas pour des gens qui ont déjà tout ce qu’il faut.

Puisque les anonymes de Bagnolet n’ont pas besoin de Cadecol, et que Cadecol n’a pas besoin des anonymes de Bagnolet, le plus simple serait de continuer à s’ignorer mutuellement.

Dante Timélos

Dante Timélos est un des deux auteurs du guide paru dans sa première édition en 2007, et un membre du collectif Cadecol qui a revu et actualisé le texte pour l’édition de 2016. Précisons que tous les reproches adressés à Dante Timélos peuvent également viser Léon de Mattis (et inversement).