Cette recherche est importante pour comprendre comment cette thématique se diffuse autant,
touchant des secteurs de plus en plus large de l’opinion publique des démocraties occidentales.
Et si elle couvre l’ensemble du spectre politique, elle contamine principalement
les extrêmes, de gauche comme de droite. Voici un bref état des lieux,
fondé sur l’analyse d’un important corpus de documents numériques et papiers
(blogs, sites, livres et articles). François S., Schmitt O., 2015, « ‘Être russe signifie être anti-américain’. Le conspirationnisme dans la Russie contemporaine », Diogène, à paraître. François S., 2012, « Les conspirationnistes et les contre-cultures. Entre style ‘paranoïde’ et mode social de pensée », Les Cahiers de Psychologie Politique, n°20. François S., Kreis E., 2010, Le Complot cosmique. Théorie du complot, ovnis, théosophie et extrémistes politiques, Milan : Archè, 109 pages.

Les adeptes du conspirationnisme cherchent à combler les « blancs » de l’histoire pour leur permettre de comprendre un fait historique important, mais dont certains aspects sont manquants. Pour eux, la pensée dominante s’impose non par sa force argumentative ou son efficacité empirique, puisqu’elle est perçue comme fausse ou comme une « pensée officielle », mais par l’action d’organisations secrètes qui nous cachent (forcément) la vérité et nous « désinforment » au travers de l’éducation et des médias : ainsi, par exemple, des supposées sociétés secrètes capitalistes contrôleraient la finance mondiale. Ses partisans tendent donc à voir des manifestations du complot partout.
On est dans une société à la fois saturée par l’information et sujette à une crise de sens. La masse d’informations aujourd’hui disponible grâce à Internet provoque une certaine apathie de la part de franges de la population, tentées de se rabattre sur des solutions de facilité. Quoiqu’il en soit, ce complotisme se pare du voile de l’hypercriticisme : les personnes qui le formulent sont – sincèrement – persuadées d’être des rebelles vis-à-vis du système, alors même qu’elles sont plutôt incapables de faire le tri entre une information fiable et un délire d’internaute… Enfin, il faut garder à l’esprit que les discours conspirationnistes sont indissociables d’une rhétorique de la dénonciation, quelle qu’elle soit. Dans ces discours, les auteurs éliminent l’incertitude, systématisent la méfiance et généralisent le soupçon afin de construire une vision cohérente, du moins à leurs yeux, de ce qui se passe dans le monde.

Dénoncer un mégacomplot pour combattre le « Mal »
Le complotisme relève de la croyance car il s’inscrit dans une forme de pensée mythique, bricolée, cherchant un sens au monde et à ses évolutions. En fait, on est en présence de « cherchants », pour reprendre un terme propre à la quête mystique des adeptes, qui tentent de déchiffrer le monde pour le comprendre et donner un sens à ce qu’ils voient. Son dogme central se veut infaillible : ainsi en est-il du complot de la pensée dominante, libérale forcément, pour asservir intellectuellement les masses. Il s’agit d’une forme laïcisée de la peur des démons, avec un ennemi omniscient et omnipotent qu’il faut combattre avant qu’il ne pervertisse les masses. C’est un combat entre le « Bien » (ceux à qui ont ne la fait pas) et le « Mal » (la société secrète ploutocratique qui cherche à asservir le monde). De fait, on est clairement dans un registre religieux, de tendance millénariste. Moins les hommes croient au Diable et plus ils ont tendance à le voir partout…

De façon significative, la croyance aux Illuminati, thématique sur laquelle j’ai prioritairement travaillé et que, fait étrange, personne n’avait étudiée auparavant, s’est fortement diffusée dans certains secteurs de la société, en particulier chez les jeunes adultes et les adolescents. Ces derniers ont du mal à trouver une grille interprétative permettant la compréhension d’un monde qui change trop vite pour eux. Ils cherchent des clés. Se positionnant comme des « hypercritiques », ils acceptent paradoxalement la première analyse « dissidente » ou « alternative » venue, très fréquemment antilibérale et surtout antidémocratique, reprenant alors sans en avoir conscience, les poncifs de la littérature contre-révolutionnaire.

L’élément constitutif de cette croyance est une sorte de « mégacomplot » qui fusionnerait l’antisémitisme, les extraterrestres, l’occultisme, la franc-maçonnerie, le trafic d’armes ou de drogues, la prostitution, la démocratie parlementaire, le lobbying… En raison de sa souplesse, ce mégacomplot relève du mythe postmoderne : il est un bricolage qui fusionne d’autres mythes, politiques ou conspirationnistes, à des éléments de culture populaire (films, bandes dessinées, jeux de rôle, jeux vidéo, musiques contre-culturelles…). De ce fait, il peut être vu comme une production de l’extrême modernité.

Géographie du complot
Le conspirationnisme s’est répandu dans le monde. Dans l’hémisphère Nord, le pays le plus atteint reste les Etats-Unis, en raison de leur histoire : des prémisses sont présentes dans la culture américaine dès le XIXe siècle avec un conspirationnisme anticatholique, et plus récemment après la Seconde guerre mondiale avec cet anticommunisme virulent que fut le maccarthysme… Au Sud, les pays arabo-musulmans sont assez sensibles au complotisme, avec comme boucs émissaires Israël et les États-Unis, qu’ils ciblent comme le « sionisme ». En Arabie Saoudite, il y a même eu des fatwas condamnant la franc-maçonnerie avec un argumentaire conspirationniste.
Les attentats du 11 septembre 2001 constituent évidemment une date-clé car l’ampleur et la portée des actes terroristes ont changé, à bien des égards, le monde. Pour différentes raisons d’ailleurs : parce que l’on vit encore dans les soubresauts géopolitiques de cet événement, par exemple avec la naissance de Daesh sur les cendres de l’Irak de Saddam Hussein ; parce que l’on est dans sa continuité intellectuelle au vu de la montée en puissance des discours conspirationnistes – notamment sur Internet – dans la foulée du 11 septembre d’abord, et de la de la multiplication des attentats ensuite.

Cependant, une partie des thèmes sont antérieurs au 11 septembre. C’est ainsi le cas de celui des « faux pavillons » (inside jobs), c’est-à-dire des actions conduites avec les marques de reconnaissance de l’adversaire. Fréquent aux États-Unis, ce thème était d’actualité lors de l’attentat d’Oklahoma City en 1995 : pour les militants d’extrême-droite, ce sont des agents fédéraux qui ont commis cet attentat pour les accuser.

De l’extrême-droite à l’extrême-gauche
Le complotisme dépasse les frontières de l’extrême-droite, puisqu’on le trouve comme grille de lecture à l’extrême-gauche : ainsi, les milieux communistes étaient friands de conjurations mondiales des forces réactionnaires qui barraient la route du progrès et cela était même devenu une antienne de la littérature soviétique ; dans les années 1960-1970, des publications destinées à des publics populaires relevaient régulièrement l’existence d’un complot, ourdi de longue date, entre la maçonnerie, la mafia, les services secrets américains et l’Église catholique, aux fins d’entraver la « marche du progrès », voire l’avènement du paradis communiste…
Mais surtout le complotisme est à la fois, et paradoxalement, de plus en plus dépolitisé et radicalisé : il touche tout le monde, en particulier des personnes qui ne se reconnaissent plus dans le clivage politique actuel, et qui considèrent que les partis de gouvernement sont corrompus et incompétents. Il est également mis à contribution dans les mouvances antimondialistes et antilibérales, pour asseoir le rejet des États-Unis. Dans ces discours, les États-Unis sont perçus comme un État manipulateur, impérialiste, qui veut imposer son mode de vie au reste du monde. Ils sont l’Ennemi absolu et quasi-métaphysique.

Pourtant, les premières formulations conspirationnistes ont été le fait de l’extrême-droite, et en particulier des milieux contre-révolutionnaires, notamment avec Augustin de Barruel. Par la suite, ce conspirationnisme s’est propagé dans d’autres régions de l’extrême-droite : on pense, par exemple, au complot judéo-maçonnique de triste mémoire au sein duquel l’antisémitisme occupe une place de choix. Mais l’antisémitisme n’est pas le propre de l’extrême-droite : il existe un antisémitisme d’extrême-gauche qui ne veut pas dire son nom, mais bien présent dans la « lutte contre le sionisme » de l’URSS des années 1960, ou bien au sein d’une partie de l’ultra-gauche française, tel celui de la « Vieille taupe ».

En ces temps troublés, il est plus que jamais nécessaire de déconstruire les discours complotistes d’où qu’ils viennent, non seulement parce qu’ils se construisent en dehors de toute argumentation et vérification empirique, mais surtout parce qu’en dénonçant régulièrement un ou plusieurs bouc-émissaires (les juifs, les musulmans, les francs-maçons…) ils contribuent à saper les bases du vivre ensemble.

Article de Stéphane François sur les Théories du Complot, publié sur le site du Magazine de Sciences Humaines et Sociales.

SOURCE initiale : Monde Sociaux (magazine de sciences humaines et sociales)

SOURCE : La Horde – 1er décembre 2015

http://www.socialisme-libertaire.fr/2015/12/les-theories-du-complot-ou-la-verite-est-ailleurs.html