Dans tes recherches tu élabores une généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire contemporain. Quel rôle a joué, à cet égard, la déclaration de l’état d’urgence lors de la guerre de libération nationale algérienne ?

L’état d’urgence est un dispositif juridique créé à l’origine pour pouvoir mener la guerre coloniale sur le territoire de l’Etat sans paralyser tout le système d’accumulation capitaliste. Il permet en définitive de mener une forme de guerre policière à une partie de la population sans mettre tout le pays et toute son économie en état de siège. La Constitution de la 5e République a été forgée par et pour la guerre dans/contre la population, c’est un système juridique qui donne en permanence la possibilité de suspendre la séparation théorique des pouvoirs, au chef de l’Etat, c’est-à-dire à une fraction dominante de la bourgeoisie à un moment donné. Cette dernière peut ainsi prendre les commandes de la machine de guerre pour la conduire contre une partie du peuple, sans les contraintes de légitimation juridico-légales normalement en œuvre à l’intérieur du territoire pour mystifier « l’Etat de droit » et légitimer le système des dominations « démocratiques ». C’est un modèle constitutionnel que l’impérialisme français a exporté en même temps que ces doctrines de contre-insurrection en direction de nombreux Etats néocoloniaux et/ou sous-traitants. C’est ainsi que des pays comme la Colombie ou un certain nombre d’anciennes colonies françaises en Afrique se sont dotés de ce dispositif constitutionnel en même temps que leurs états-majors militaires puis policiers s’appropriaient la doctrine de contre-insurrection française. Et souvent les matériels qui vont avec. Des société militaro-policières y ont généralement été édifié.e.s pour encadrer la mise en œuvre de systèmes économiques de prédation ultra-libéraux.
L’ « état d’urgence » est un dispositif juridique contre-insurrectionnel. Mais c’est aussi l’un des pivots d’une restructuration juridico-politique de l’Etat-nation qui va permettre aux industriels de la violence, de tirer profit de formes de guerres intérieures d’intensités et de durées variables. Comme de nombreux dispositifs d’exceptions susceptibles d’optimiser les coûts du contrôle, il va être saisi par et pour le capitalisme sécuritaire.
Le décret d’Etat d’urgence a permis pendant la guerre d’Algérie mais aussi en Nouvelle Calédonie en 1985, pendant les révoltes des quartiers populaires en 2005 et encore aujourd’hui d’intensifier les moyens de la chasse aux  « ennemis intérieurs » désignés par les états-majors politiques. Il permet l’emploi de dispositifs visant à paralyser la vie sociale de toute les parties de « la population » suspectées d’être des « terreaux de subversions ». Il a été employé pour déclarer des couvres-feux et industrialiser des perquisitions administratives, multiplier les gardes-à-vue, assignations à résidence et incarcérations arbitraires, il permet de démembrer des réseaux, d’interdire certains lieux et territoires, de les vider de leur population et d’ouvrir des camps d’internement camouflés en « centres administratifs », tout en continuant à faire tourner le marché capitaliste.
Pendant la guerre d’Algérie, le spèctre « anti-terroriste » désignait le « fellagha manipulé par les communistes », il s’agissait de pouvoir écraser les politisations révolutionnaires du peuple colonisé d’Algérie, de son prolétariat immigré en métropole et de tout ce qui combattait contre l’impérialisme français à l’intérieur du territoire.

Les guerres coloniales des années 1950 ont ainsi constitué le laboratoire et la matrice de nouvelles formes de pouvoir et d’accumulation basées sur la possibilité de rentabiliser le contrôle par un usage industriel et rationnalisé de la terreur d’Etat. Il faut expliquer qu’au cours des deux guerres mondiales de 1914-1918 et 1939-1945, les producteurs de marchandises liées à la guerre se sont organisés en strates extrêmement puissantes à l’intérieur des bourgeoisies occidentales. Ils sont devenus des complexes militaro-industriels qui se repaissent de la guerre permanente. Dans les grandes puissances, ils se sont appropriés de grands médias commerciaux pour « promouvoir la pensée de défense et de sécurité dans la population», comme ils le formulent.

Durant cette première partie du XXe siècle, le coût du contrôle des peuples a fortement grimpé, les gestionnaires ont dû trouver des moyens de le rendre plus rentable. C’est ainsi que les schémas de pouvoir en œuvre dans le monde impérialiste ont commencé à focaliser puis à mettre au centre de la production de l’ordre social, des dispositifs anciens ou nouveaux visant à faire sous-traiter le contrôle de « la population » par elle-même, c’est-à-dire à promouvoir l’autocontrôle. Ils ont notamment importé les systèmes de savoir et de pouvoir élaborés par et pour le commandement des colonisé.e.s. Le contrôle est ensuite devenu un véritable marché dans l’après 1968. Obligé de se restructurer face aux crises qu’il provoque, le capitalisme a d’abord saisi la possibilité de privatiser le contrôle comme une soupape. Puis la marchandisation de la « guerre intérieure », c’est-à-dire le marché de la sécurité, est devenu l’une de ses perspectives de survie. Après le « keynésianisme militaire » qui avait permis au capitalisme de tirer profit de la crise des années 1930, nous sommes désormais confrontés à une forme de « keynésiannisme sécuritaire ». C’est pour toutes ces raisons et parce qu’il bénéficie depuis plusieurs siècles de territoires colonisés et d’enclaves d’endocoloniales où expérimenter de nouvelles formes de contrôle et d’exploitation, que l’impérialisme française joue un rôle de premier plan dans l’histoire de l’Etat et de la restructuration sécuritaire.

Lors des émeutes de 2005 aussi l’état d’urgence a été décrété par Chirac. A quelles logiques répondait une telle proclamation ?

Il y avait une part symbolique, de mise en spectacle de la vengeance d’Etat. Il s’agissait notamment de dire : « Attention, l’Etat est vraiment en guerre à l’intérieur ! ». Comme dans le capitalisme sécuritaire, les gouvernements et les médias dominants passent leur temps à déclarer la guerre à tout ce qui bouge, il faut bien investir dans la mise en scène pour suggérer et manager l’admiration ou la terreur. Mais il s’agissait aussi de concentrer les énergies de toutes les institutions sur la « pacification » des quartiers populaires ségrégués, pour ne pas avoir à envoyer l’armée. Plusieurs fractions des classes dirigeantes ont réfléchi sérieusement à cette possibilité en 2005 car la police a été poussée à ses limites. Décréter l’ « état d’urgence » permettait d’expérimenter une sorte de bataille militaro-policière en simultanée contre « les zones grises intérieures », comme le dit l’idéologie sécuritaire. Le soulèvement populaire de 2005 est une réponse à la précarisation et à l’écrasement policier des quartiers qui nous a montré que l’ordre sécuritaire est, malgré ce qu’il tente de nous faire croire, assez fragile. En cherchant à tirer profit de la gestion des « désordres » et des « crises » dont il produit les conditions d’émergence, il joue en permanence avec des forces susceptibles de le renverser. En 2005, l’Etat a testé et mis en scène en direction des états-majors du monde entier, un prototype de déploiement général de ses capacités policières « en temps de paix », c’est-à-dire en tentant de ne pas ralentir l’accumulation du capital. Les « Retex » (« retour d’expérience ») de cet exercice ont passionné les états-majors et les industries militaro-sécuritaires du monde entier. Parce que le coût et les moyens de la mise en place d’un commandement militaro-policier permanent de « la population » – c’est-à-dire des classes populaires – déterminent la possibilité de mettre en œuvre les restructurations ultra-libérales exigées par le grand capital transnational.

Venons à nos jours. Depuis les attentats du 13 de novembre, nous nous retrouvons à nouveau dans un « état d’urgence ». Qu’est-ce que cela a produit dans les vingt derniers jours ?

Début décembre, l’Etat avait laissé ses appareils répressifs réaliser de manière relativement autonomisée mais en les encadrant a posteriori, plus de 2000 perquisitions, 600 gardes-à-vue (dont 400 manifestants contre l’état d’urgence ou contre la COP21) et plus de 300 assignations à résidence (dont deux douzaines de militants contre la COP21). Les quartiers et les classes populaires ont été soumis à une intensification de la ségrégation et du harcèlement policier, médiatique et judiciaire. Comme d’habitude les plus pauvres, les femmes, les personnes racisées, les musulman.e.s et les sans-papiers ont subi de plein fouet et de manière conjuguée, l’enférocement du système des dominations.
Après avoir quadrillé militairement l’ensemble de son territoire métropolitain suite aux attaques de janvier 2015, en décrétant l’état d’urgence sur tout le territoire, le gouvernement français a commencé à expérimenter une nouvelle forme de militarisation de la société capitaliste. Il vient ainsi d’investir dans 5000 nouveaux policiers et gendarmes, d’augmenter le nombre de « réservistes » mobilisables de 27000 à 40 000 ainsi que de fournir le budget pour le déploiement et le casernement désormais permanents des 10 000 militaires affectés à l’opération Sentinelle.
Le décret d’ « état d’urgence » a été historiquement gravé dans la conscience collective de la classe dirigeante comme le répertoire juridico-symbolique privilégié de « la guerre intérieure ». Lorsque surviennent les « crises » que le système engendre lui-même par sa rapacité, la classe dirigeante peut décider d’opter pour une stratégie visant à instrumentaliser ce « choc » pour restructurer le système. Elle va alors puiser dans des répertoires d’idées et de pratiques que l’impérialisme a historiquement mis à sa disposition et dont les fractions militaro-sécuritaires de la bourgeoisie exigent l’emploi. Depuis le début des années 1970, les Etats impérialistes sont ainsi conduits par le capitalisme sécuritaire à employer des stratégies du choc et de la tension comme répertoires de plus en plus privilégiés pour la gestion des « crises ».
Chaque expérience captive toutes les autres puissances impérialistes, avides de se doter de nouveaux moyens de renforcer les socio-apartheids qui fondent et protègent leurs systèmes d’exploitation. Mais aussi pour savoir comment leurs industries du contrôle, de la surveillance et de la répression vont pouvoir investir les champs économiques et financiers générés par cette forme de « guerre intérieure permanente » qui s’élabore chaque jour un peu plus. 2015 est ainsi une année record pour les ventes d’armes françaises, la France devenant le 2e exportateur mondial, derrière les USA et devant la Russie, avec 17 milliards d’euros de chiffres d’affaires (début décembre).
L’idéologie sécuritaire désigne « l’islamisme » et le « terrorisme » pour justifier les nouvelles guerres coloniales au Mali, en Centrafrique, en Afghanistan, en Irak ou en Syrie mais aussi l’écrasement des quartiers populaires qui gènent l’expansion de cet impérialisme intérieur que constitue la restructuration urbaine. Et depuis les années 1960 jusqu’aujourd’hui, l’ordre sécuritaire redéploie aussi ces schémas contre-insurrectionnels contre les mouvements sociaux et les mouvements révolutionnaires.
Mes enquêtes montrent que les sociétés impérialistes importent en fait en permanence des dispositifs de domination issus de la guerre coloniale pour restructurer leurs modèles de pouvoir. Elles rénovent et réagencent des doctrines et des idéologies, des personnels et des réseaux, des matériels et des technologies pour la restructuration du socio-apartheid et l’encadrement des quartiers populaires. Elles les adaptent et les recombinent ensuite vers le contrôle et la domestication des luttes sociales et des mouvements révolutionnaires. Au cours du second XXe siècle, tout ceci est en plus devenu un gigantesque marché mondial.
Le schéma de pouvoir militaro-policier que le gouvernement français expérimente sur son territoire métropolitain depuis janvier 2015 est lui-même une forme de réimportation, de rénovation et de réagencement de modèles de commandement conçus par et pour les Etats du monde colonisé. Ce prototype en cours d’élaboration intéresse les bourgeoisies occidentales tout comme les classes dominantes orientales avides de moyens d’encadrer les soulèvements populaires qui ne cesseront d’affronter les politiques d’austérité et les restructurations ultra-libérales fondant la stratégie capitaliste mondiale pour les années à venir.
L’ « état d’urgence » permet d’expérimenter une forme de gouvernementalité par la guerre intérieure dans la population. Il peut être décrété en permanence mais pour une durée limitée. C’est ce qui gène l’expansion du marché de la guerre intérieure et c’est en cours de restructuration. Le gouvernement français au service du capitalisme sécuritaire élabore actuellement une juridiction d’ « état d’urgence permanent », c’est-à-dire un nouveau cadre légal permettant d’intensifier la mise en œuvre d’une société de commandement militaro-policier.

La fabrication médiatique de la « guerre au terrorisme » masque avec application, la collaboration de puissances impérialistes théoriquement en opposition et aux « valeurs » prétendument inconciliables. Des pétromonarchies comme l’Arabie Saoudite et le Qatar nourrissent et conditionnent ainsi l’existence d’une partie non négligeable du complexe militaro-industriel français. A travers la Cofras (Compagnie Française d’Assistance Spécialisée) puis DCI (Défense Conseil International), toute une partie de la « base industrielle de défense » (BID) française a ainsi été bâtie dans le courant des années 1960 pour fournir du « savoir-faire militaire français » aux émirats. En mai 2015, Dassault-Aviations se vantait ainsi dans ses propres médias (Valeurs Actuelles) d’avoir vendu 24 Rafales au Qatar. Ces avions de chasse avaient été très peu exportés jusqu’à leur emploi/démonstration en « live » dans les récentes Opex (Opérations Extérieures) françaises en Afghanistan (2007-2011), en Lybie (2s011), au Sahel (2013), en Irak et en Centrafrique (2014). Chaque guerre et désormais chaque bataille intérieure constitue une vitrine commerciale, un champ publicitaire mondial avec démonstration en conditions réelles pour les marchandises des complexes militaro-industriels impliqués. Ces derniers ont tout intérêt à les encourager et à ce qu’ils durent.

Une partie importante de la bourgeoisie militaro-industrielle française vit encore et toujours de cette collaboration étroite avec les pétromonarchies du Golfe. Par leur intermédiaire, depuis les années 1970 jusqu’aujourd’hui, différentes « mouvances islamistes » ont ainsi été financées, armées et/ou soutenues au gré des intérêts conjugués des impérialismes occidentaux et moyen-orientaux.

Financé et armé, directement ou indirectement, simultanément ou alternativement par les Etats-Unis et la Turquie, la France et l’Arabie Saoudite, Daesh est bien né des manipulations occidentales de « l’islamisme » et des dévastations militaires, financières et sociales menées au proche et au moyen-orient par les puissances coalisées à la tête de l’OTAN et du FMI. Mais Daesh est devenu un Etat au service d’un capitalisme féroce, basé sur le pillage et le commerce du pétrole, un système autoritaire et inégalitaire, patriarcal et suprématiste. C’est une puissance conquérante qui tue, pille et opprime, comme le font, d’une autre manière et à une échelle terriblement supérieure, les puissances capitalistes, racistes et patriarcales occidentales à travers leurs politiques économiques et d’ interventions militaires autour de la planète. L’impérialisme occidental ne tue pas avec des ceintures d’explosifs, il règne à coup de bombardements industriels et aéroportés par des armées « rationnelles et civilisées ». Daesh est lui aussi un Etat impérialiste, encore jeune et en construction mais propulsé à toute vitesse par les politiques dévastatrices de l’impérialisme occidental sur lesquelles il s’appuie pour se développer.

Daesh n’est pas un monstre, c’est l’enfant prodige des impérialismes. Le fils maudit par ces pères parce que, trop appliqué à les imiter, il est devenu un de leurs concurrents directs.

Et nous, peuples inégaux du monde, sommes pris entre les machoires de ces systèmes faussement antagonistes. Nous semblons condamnés à vivre et mourir pour leurs guerres et leurs économies. Dressés à survivre assis sur la tête d’autres, une partie des classes populaires du « premier monde » ne s’émeut que des morts les plus proches, les corps qui sont mis sous les projecteurs par les grands médias. Car ces derniers lui cachent aussi les dévastations humaines et écologiques produites quotidiennement par les classes dominantes occidentales dans le reste du monde. Et ces appareils commerciaux de mystification nous masquent aussi l’existence de solutions. Ils taisent par exemple la résistance inflexible du peuple kurde qui combat Daesh par lui-même en subissant aussi les assauts des impérialismes occidentaux dans la région, tout en menant un processus révolutionnaire anticapitaliste et féministe dans les communes qu’il libère et fédère. Les médias des dominants masquent ou maquillent ces luttes parce qu’elles les menacent, comme les menace la possibilité que s’organise une solidarité réelle, matérielle et concrète entre les peuples. Ce système subsiste notamment en réussisant à diviser et opposer les dominé.e.s et les exploité.e.s. Nous continuerons sans doute à subir cet éparpillement de nos forces tant que nous n’aurons pas réussi à construire des formes d’autonomisation populaires assez puissantes pour détruire l’hégémonie impérialiste. A travers « l’Union Nationale », des bourreaux qui s’auto-proclament nos protecteurs nous somment de nous allier avec nos maîtres car tous ceux-là ont absolument intérêt à dissimuler le fait qu’ils ne font pas partie de la solution mais bien du problème. Et que le seul espoir d’émancipation collective est en nos propres mains.