Suite aux attentats de Paris…

Tout d’abord, il nous faut exposer le but de ce texte. Et pour ce faire, tenter de voir les différences entre le 7 janvier et le 13 novembre, mais aussi quel legs, quelle continuité on peut voir entre les deux dates. Car ces deux situations ne sont pas en tout point semblables, et leurs différences nous aideront à y voir plus clair pour développer le propos et identifier quelles sont ces fameuses « portes ouvertes » dont les médias se sont fait l’écho (en se référant à une toute autre chose, cependant : eux ont parlé de ces personnes qui ouvraient leur porte pour la nuit en solidarité, nous traiterons d’autre chose).

Dans les deux cas, après les balles et le sang, c’est l’encre qui a coulé à flots, et un grand sursaut émotionnel, à un niveau presque pornographique. Dans le cas de Charlie Hebdo, il a été très difficile de fissurer le sentiment identitaire qui s’est créé après la tuerie. Quelques textes ont néanmoins été écrits dans ce sens à l’époque, et un peu plus depuis, mais il s’agit dans tous les cas d’une quantité infinitésimale en comparaison du phénomène « Je suis Charlie » qui a fleuri partout. A ce moment-là, l’émotion était telle qu’il était très difficile de critiquer cette déferlante et de refuser de se voir accoler cette étiquette, cet autocollant, ce badge, ce slogan, ce mot d’ordre et tous ses dérivés, et celles et ceux qui s’y risquaient étaient très facilement repoussé-e-s dans une catégorie proche de ce que l’on pourrait considérer comme étant la catégorie « ennemi-e-s de la nation », voire en plein dedans. 

Le choix était présenté comme simple : ou bien on était Charlie, et donc contre les attentats, ou bien on ne l’était pas, et on était donc forcément pour. Ce qui était d’autant plus facile que le grand étendard paradoxal de la liberté d’expression était alors brandi, et qu’un martyr était clairement identifiable. Mais lorsqu’une parole contraire s’élevait, cette « liberté d’expression » devenait beaucoup plus ténue, écrasée par le sursaut identitaire et les représentations collectives.

En cela, il y a une grande différence entre les attaques de Charlie et les récents attentats. Dans les premières, Al Qaida a porté une ’réponse’ à un fait concret, la publication des fameuses caricatures. Pour les deuxièmes, rien de tout ça, le but de Daesh est de tuer le plus de gens possible. Dans un sens, ces nouvelles attaques, qui ont fait beaucoup plus de victimes, sont aussi plus dépersonnalisées, car il n’y a pas de dénominateur commun auquel faire référence.

Le champ politique (dans le sens social du terme) s’est alors polarisé artificiellement autour de l’État-nation, qui est devenu ce dénominateur commun, comme cela avait été le cas après les attentats du World Trade Center (« Où vous êtes avec nous, où vous êtes avec les terroristes », déclarait le Président Bush suite aux attentats. Critiquer la politique des États-Unis revenait donc à être repoussé dans la case ’terroriste’ et assimilé comme tel). Et l’outil utilisé pour donner une structure et canaliser cette grande émotion a été celui de l’unité nationale, en France comme aux États-Unis, comme en Angleterre ou en Espagne suite aux attentats de 2004.

Or l’une des critiques qui a justement surgi à la suite de l’attaque contre Charlie Hebdo a été la critique de l’idéologie et de l’outil politique que représente cette « unité nationale ».

Et c’est exactement ce qui revient maintenant, après ces nouvelles attaques meurtrières, alimenté d’une dynamique bien plus martiale. Et encore une fois, cette propagande récupère les larmes et la douleur des proches et des familles des victimes des attentats de Paris pour les instrumentaliser. Pour les autres, on peut être choqués, on peut se sentir solidaires, mais ces larmes et cette douleur ne devraient pas être prises comme cheval de bataille pour la création d’un monstre comme l’est l’identité nationale.

De quelle unité et de quelle nation parle-t-on ?

François Hollande, dans sa déclaration qui a suivi les attaques, déclarait : « Face à l’effroi, il y a une Nation qui sait se défendre, sait mobiliser ses forces et, une fois encore, saura vaincre les terroristes ». La nation est le nom que l’on donne à un bagage commun que se reconnaît une communauté humaine en termes de culture, de langage, d’histoire, de mode de vie et de références. Elle transcende les classes et les disparités sociales et devient l’État-nation lorsque les limites territoriales qui lui sont assignées correspondent à celles des pouvoirs régaliens constitués en État, celui-ci étant en théorie l’expression de la société civile, dans les démocraties représentatives. 

Lors des occasions telles que les attaques de Paris, ce sont donc à la fois l’État, la nation et la société civile qui sont attaquées, dans le cadre d’une stratégie politique sur laquelle on reviendra plus loin.

Nous avons donc en premier plan cette idée de nation attaquée, qui doit se défendre contre autre chose qui n’est pas elle et qui lui est extérieur, forcément pire, et contre qui il faudrait « faire la guerre impitoyable », comme Cazeneuve l’a dit ces jours-ci. La limite entre défense de la nation et nationalisme est donc relativement poreuse. Ce qui se joue à travers ça, c’est la reconstruction d’un sujet politique dont le point de référence serait l’appartenance à cette nation, gommant par là la disparité des réalités quotidiennes que vit chaque personne intégrée à cette notion d’unité nationale, ainsi que les conflits politiques et l’historique complexe de la construction de la nation. 

L’idée est simple, on pourrait la résumer par la phrase « oubliez tous vos petits problèmes puérils, nous avons des choses plus importantes à gérer, et nous avons besoin de votre adhésion ». Nous avons donc là une des premières portes ouvertes dont nous parlions plus haut : l’expansion et la banalisation des discours sur l’identité nationale attaquée, qui était auparavant en grande partie un apanage de la droite dure et de l’extrême-droite, mais qui transpire à présent aussi dans l’ensemble des discours de « gauche ». Si la critique politique de l’idée de nation est balayée (notamment par les mesures exceptionnelles correspondant à l’état d’urgence), les possibilités d’expressions restantes sont celles qui développaient déjà ce discours nationaliste avant même les attaques, c’est-à-dire celles qui légitiment le discours dominant. Et de là, on peut noter une imprégnation de ces idées jusque dans la société civile. Il sera bien difficile d’avoir une présence et de porter des discours antagonistes dans les temps qui viennent. C’est pourtant une nécessité absolue.

La marge de manœuvre est donc plus grande pour les groupes d’extrême-droite du fait de cette acceptation plus large de l’idée nationale, et encore plus dans le contexte migratoire que nous vivons actuellement. On a perdu le compte des attaques d’extrême-droite contre les musulmans (ou considérés comme tels) après ce mois de janvier 2015, mais leur nombre a statistiquement explosé. Les attaques et les assassinats de migrants se sont eux aussi multipliés (l’attaque au molotov d’une maison de migrants à Nantes en est un exemple récent), en France, en Allemagne comme ailleurs. Valls parle, de façon très martiale, d’éradiquer les ennemis, « d’âme française », d’unité comme bouclier contre les ennemis, etc… Facebook propose un filtre bleu-blanc-rouge sur les photos des profils de ses utilisateurs. La récente agression au cutter d’une femme voilée à Marseille en est un exemple parmi tant d’autres. En bref, nous faisons face à un glissement politique, social et sémantique vers l’extrême-droite à travers cet appel à l’unité nationale et son application qui sent bon la xénophobie.

Mais en ce qui nous concerne, nous ne voyons pas la nation comme étant ce qui nous lie aux autres, et nous reconnaissons encore moins la nation française, elle qui a voulu « civiliser » une partie du monde à son image à grands renforts de colonisation, de massacres et d’esclavages, de guerres et d’exploitation. Elle qui continue de collaborer avec les dictateurs pour se garantir des gisements de matières premières, qui est heureuse que des entreprises nationales s’accaparent des territoires en menant une guerre contre les habitants des lieux (comme c’est le cas d’Areva dans le delta du Niger, par exemple), qui s’enorgueillit de son parc nucléaire et du « savoir-faire dans le domaine du maintien de l’ordre » de l’État auquel elle se rattache, et qu’elle propose pour écraser des révoltes (telle la proposition de collaboration de MAM au moment du soulèvement en Tunisie en 2011).

En parallèle de ce mouvement nationaliste, nous avons également l’État qui réagit et qui vient se défendre. Dans ce cadre, les attaques de Charlie Hebdo nous ont laissé un bel héritage : les nouvelles lois antiterroristes qui rivalisent avec le Patriot Act étasunien et qui, bien évidemment, n’ont jamais été retirées après que la période d’exception soit terminée. Nul doute que nous aurons bientôt droit à une nouvelle cargaison de ces lois, à un nouveau serrage de vis sécuritaire, à une politique policière encore plus intrusive et belliqueuse. Là encore, l’état d’exception qui vient d’être instauré et la présence renforcée de l’armée dans les rues sont des bons marqueurs des changements radicaux des les temps que nous vivons et de ceux qui viennent. 

 

En effet, la police se militarise, tandis que l’armée est de plus en plus présente dans les rues. Or ces deux organes ont a priori des fonctions bien différentes. Sans rentrer dans les détails du rôle de la police et du maintien de l’ordre en général, et en conservant une vision volontairement très naïve et officielle des choses, on peut dire que le rôle de la police devrait être de protéger le peuple (puisqu’elle devrait être l’émanation de la société civile, à travers l’État qui l’organise) et celui de l’armée de combattre les ennemis de l’État, qui lui sont extérieurs. Mais à travers le rapprochement des fonctions de ces deux corps armés, et quand l’armée assume des fonctions policières (et la police des fonctions militaires), on change la donne : le peuple devient l’ennemi contre lequel l’État doit se défendre. Ce qui rend encore plus difficile l’émergence de discours critiques, mais favorise la création de différents ennemis intérieurs, qui servent là encore de repoussoir pour consolider le sentiment national et légitimer l’action de l’État contre cette dissension. Dans les faits, ces deux entités ont toujours été perméables et leurs prérogatives interchangeables, mais la dernière fois que cette superposition a effectivement ouvertement eu lieu est aussi la dernière fois où l’état d’urgence a été appliqué sur tout le territoire [1] : la guerre d’Algérie et ses stratégies contre-insurrectionnelles qui sont devenues une référence mondiale en ce qui concerne la gestion des populations d’un État par la violence. L’un des slogans les plus représentatifs de cette dynamique et qui s’applique toujours aujourd’hui est celui-ci : « Si les rebelles sont dans la population comme un poisson dans la mer, il s’agit d’assécher la mer ».

Ce phénomène n’est pas né avec les attentats de Paris. C’est un outil politique, une tendance qui est constitutive des États modernes et de leur rôle dans la gestion des intérêts économiques liés aux territoires qu’ils dominent. Ces attaques ne font qu’accélérer le processus dans une direction déterminée par des intérêts spécifiques. Et ces intérêts ne sont pas les nôtres. Ce sont ceux de la rationalisation, du contrôle des populations pour faire perdurer l’exploitation économique et la domination politique tout en se légitimant à travers les campagnes médiatiques et la construction du sentiment, de l’émotion nationale. Ces stratégies unitaires servent surtout, en interne, à éviter la dissension/

Du bon usage de la fermeture des frontières

Un bon exemple récent et toujours actuel pour illustrer cela peut être celui des frontières, et de leur fermeture. Nous avons ces temps-ci trois points d’entrée concrets qui mènent à la fermeture des frontières : la ’crise migratoire’, la COP21 et la peur des ’Black Bloc’, et les attentats de Paris. Tous trois naviguent entre l’identité nationale menacée, la défense de l’État et des intérêts économiques qu’il protège et les figures de l’ennemi intérieur. Dans les trois cas, le problème est toujours présenté comme venant de l’extérieur, hors du territoire ou de la communauté d’intérêts. Par transposition, on les présente comme extérieurs à la nation. Il est absurde de penser que fermer les frontières mettrait fin à n’importe lequel de ces phénomènes. 
Les personnes qui migrent continueront à se déplacer, malgré le congrès de Malte qui visait à externaliser les frontières européennes pour que ce soient les États africains qui empêchent les départs, ou bien que le grand humaniste Erdogan accueille les réfugiés en Turquie.
Les ’Black Bloc’ sont une tactique ponctuelle de lutte directe contre les symboles du capitalisme et de l’État, contre l’autoritarisme et l’exploitation, dont les frontières sont une expression. Cette tactique est mise en œuvre dans le cadre d’un antagonisme politique radical, qui vient justement entailler ce joli tableau d’unité nationale artificielle.
Quant aux attentats de Paris, on l’a vu, ils ont accéléré le phénomène et entériné une tendance à la fermeture et au repli identitaire sur soi.

Encore une fois, cela permet à l’État de nier toute réalité aux conflits internes et de polariser le champ politique sur un terrain choisi, de se présenter comme entité immaculée, juste et intemporelle. Ce qui, en période de difficultés politiques assez grandes, comme c’est le cas aujourd’hui, est une bonne façon de redorer un blason un peu terni. Rappelons pour mémoire que la côte de popularité du gouvernement n’a jamais été aussi haute qu’après les attentats de Charlie Hebdo. Ces attaques sont horribles, mais elles sont bien utiles si on sait s’en servir. Le cynisme immense de cet état de fait est à l’image du monde dans lequel nous vivons.
La fermeture et la défense des frontières européennes à déjà fait couler beaucoup plus de sang cette année que ne l’ont fait les balles de Daesh, et beaucoup applaudissent. Des attentats ont lieu aux quatre coins du monde, mais cela n’émeut pas grand monde, tant que c’est loin. 

Cependant, il ne s’agit pas ici de faire rivaliser d’horreur les uns ou les autres, seulement d’exposer et de critiquer des stratégies politiques meurtrières, qui ne sont l’exclusivité de personne.

Violence et stratégie

Car les actions de Daesh correspondent elles aussi à une stratégie politique. On peut répéter autant qu’on le voudra que « rien ne justifie une telle barbarie », force est de constater qu’il n’y a rien de plus faux. Ces actions ne surgissent pas du néant ou d’un trou noir de la pensée. Elles sont réfléchies et travaillées. Les mécanismes qui poussent des individus à les mettre en acte sont une autre chose, mais leur élaboration vient s’inscrire dans la logique de la créature historique qu’est Daesh. Et les logiques politiques, les stratégies, les morales ne sont ni universelles, ni absolues. Il en existe une quantité innombrable, qui rentrent parfois en conflit les unes avec les autres. Et ce qui fait la puissance de Daesh, c’est d’avoir assumé ce conflit sur la base de ses objectifs. Daesh est l’héritier des guerres coloniales et des velléités impérialistes du passé, dont il a repris plusieurs choses et modernisé les formes d’action et de communication. Ils mènent un conflit militaire et culturel, à travers le conflit armé sous la forme d’une guerre directe comme en Syrie ou d’une guerre de guérilla comme en France et dans l’affrontement symbolique avec l’occident. A ce titre, le choix de la date symbolique du vendredi 13 n’est peut-être pas fortuite dans le ’choc des civilisations’.
En cela, Daesh n’est ni moins sanguinaire ni moins condamnable que l’occident et son histoire coloniale.

Mais affirmer cela, c’est reconnaître que l’opposition « avec nous »/« contre nous », « civilisation »/« barbarie » est beaucoup moins simpliste et valable que ne les présentent les différents organes médiatiques comme grille de lecture presque unique.
Et aussi reconnaître que bien d’autres réalités assument le conflit avec l’occident, avec la nation, avec le capitalisme et l’organisation sociale telle qu’elle existe. Et cela ne veut pas forcément dire soutenir Daesh. Mais c’est ce à quoi tend la propagande nationale et guerrière, tandis que nombre de gens s’opposent à la fois à Daesh et à l’État et sa politique.

C’est notre cas, et l’Histoire regorge d’exemple d’oppositions radicales et de conflits ouverts contre la logique capitaliste et l’universalisme occidental. Et toutes ces tendances ont des objectifs et des stratégies différentes, mais toutes assumaient une disparité et avaient une analyse qui n’était pas celle que l’on nous présente aujourd’hui. Or il nous semble important de ne pas s’en tenir à condamner ’la violence’ de façon simpliste du haut de quelque considération morale, mais bien de reconnaître celle-ci comme un moyen, et que ce moyen a des significations radicalement différentes selon son emploi.

Par exemple, les attentats anarchistes et nihilistes de la fin du 18ème et du début du 19ème siècle ont aussi provoqué leur lot de morts et de destruction. Mais leurs cibles étaient bien différentes : chefs d’État [2], chambre des Députés [3] ou encore symboles du capitalisme et de l’impérialisme [4]. Toutes ces actions sont des actions armées ayant provoqué la mort, et ont toutes été considérées comme étant terroristes, mais leurs motivations et le choix des cibles n’avaient strictement rien à voir. Frapper au hasard dans la population et frapper des personnes bien précises et privilégiées sont des dynamiques bien différentes. Même les attentats du FLN en Algérie, comme l’attaque du Milk Bar, prenaient pour cible des catégories précises de la population dans le cadre de la lutte de libération nationale anticoloniale. Le but de ces quelques remarques historiques n’est pas de dire que ces formes d’action est bonne ou positive en soi si elle touche des cibles plus précises, mais simplement de les replacer dans ce qui leur donne naissance et leur donne un sens : le but du propos est ici de dire que ces actions ont un caractère stratégique, et le reconnaître est la seule façon de pouvoir appréhender ce qu’elles sont.

En cela, les attaques de Daesh et les cibles choisies s’inscrivent plutôt dans la plus pure tradition fasciste, en frappant dans la population sans distinction, ou alors simplement en cherchant à la frapper dans son ensemble en identifiant le cadre civilisationnel comme étant l’ennemi à abattre. Elles sont plus proches des bombes qu’Ordine Nuovo et les groupes néofascistes italiens posaient dans les trains, les gares ou sur les places publiques dans les années 70 ou des attentats de l’OAS que des luttes pour l’émancipation. C’est une stratégie de la tension qui est sur les rails, et elle ne s’arrêtera pas de sitôt. C’est-à-dire que la violence de Daesh est une violence politique, et que s’arrêter à la condamnation morale des moyens employés empêche de comprendre les enjeux de la situation.

Il faut donc nous interroger sur ce qui se cache derrière le mot de ’terrorisme’, puisque celui-ci renvoie à des choses très différentes et n’ayant que peu de choses à voir les unes avec les autres.

Tout comme le mot ’violence’, le mot ’terrorisme’ recouvre une zone à la fois très large et très imprécise de l’imaginaire collectif. Dans l’absolu, sauf très rares exceptions (le groupe Los Solidarios en Espagne par exemple), il est toujours employé en négatif, pour désigner l’ennemi comme barbare et pour créer en miroir une image de soi comme rempart face à la ’terreur’. La ’terreur’ est une tactique, et c’est d’ailleurs celle qui est ouvertement employée par Daesh, selon leurs propres termes. Provoquer la terreur est leur stratégie pour reconstituer le champ politique sur un terrain qui serait favorable à l’accomplissement de leurs objectifs. Leur objectif est l’instauration d’un État autoritaire et coercitif et d’enclencher un ’conflit civilisationnel’ en poussant ’Orient’ et ’Occident’ à s’opposer sur la base d’essentialismes artificiels . En cela, les déclarations martiales de l’État français foncent tête baissée dans la prolongation de ce scénario, parce qu’il a lui aussi intérêt à se renforcer contre un ennemi extérieur. Un conflit que chaque partie pense vaincre, selon ses propres conceptions de ce que sont ces civilisations qui s’affrontent, et qui explique les déclarations de guerre que nous avons entendues ce week-end.

Nous pensons qu’il faut porter un discours politique public qui vienne à la fois s’opposer à la propagande de l’unité nationale et de l’état d’urgence et qui vienne replacer le conflit politique là où il devrait être pour nourrir les luttes : entre les exploiteurs et les exploités, contre toutes les dominations, en identifiant le capitalisme, l’héritage colonial et l’organisation autoritaire et hiérarchique de la société comme étant nos ennemis. Nous sommes révolutionnaires anti-autoritaires, anarchistes ou non, et nous voulons nous aussi en finir avec le mode de vie occidental. Mais nos objectifs sont bien différents de ceux de Daesh. Nous considérons l’État Islamique comme un ennemi, parce que sommes contre tous les fascismes, et nous refusons également l’unité nationale, parce que nous ne reconnaissons pas notre appartenance à cette nation. Nous sommes antifascistes et nous croyons à la solidarité entre les peuples.

Nous saluons les combattants et les combattantes Kurdes qui luttent chaque jour, les révolutionnaires du monde entier et toutes celles et tous ceux qui agissent contre ce monde nécrophage et développent la solidarité dans leurs luttes pour un monde sans dirigeant ni dirigés, sans exploitation et sans prisons.

Nous pensons que la douleur et la peine provoquées par ces attaques ne devraient pas être utilisées cyniquement à des fins de constitution d’une entité martiale nationaliste. Le deuil, individuel ou collectif, dépend du choix de chacun-e. La dépossession et la dépersonnalisation de ce deuil au profit du deuil national nous donne la nausée.

Ce texte est certainement ou bien trop court, ou bien trop long. La situation actuelle traverse toutes les strates de la société et toutes les grilles d’analyse, comme c’est le cas des événements qui deviennent des points de bascule historique. Nul doute que l’année 2015 représente l’un de ces points de bascule. Nul doute non plus que les discours xénophobes, racistes et anti-musulmans vont encore s’étendre et contaminer les esprits. Il manque aussi certainement d’une analyse géopolitique claire et poussée pour mieux comprendre les temps qui s’ouvrent.

Il ne tient qu’à nous d’influer sur la direction dans lequel le monde tombe. Et pour cela, il faut parvenir à ne pas noyer les discours critiques sous le poids des émotions et des événements.

Il faut lutter.

Marseille, 18 novembre 2015

Notes

[1] En 2005, l’état d’urgence n’était en vigueur que dans la région parisienne.

[2] Assassinat du président de la République française Sadi Carnot par Sante Caserio le 24 juin 1894, du Président des États-Unis Mc Kinley par Leon Czolgosz le 6 septembre 1901, le roi Charles Ier du Portugal, l’impératrice Sissi, le roi George Ier de Grèce, le tsar Alexandre II de Russie, etc.

[3] Auguste Vaillant, décembre 1893

[4] Attentat à la voiture piégée contre Wall Street en 1919, ou plus récemment l’attaque d’une base de l’armée américaine en Allemagne engagée dans la guerre au Vietnam par la RAF en 1972, par exemple.

https://iaata.info/Au-royaume-de-la-violence-aveugle-897.html