Quand c’est une civilisation qui s’effondre sous le poids de sa propre logique, quand tous les possibles semblent épuisés, on voit s’ouvrir l’horizon révolutionnaire. La question même de la catastrophe ne peut être posée de l’intérieur, dans ses propres termes. Et on ne peut attendre de ceux qui administrent le désastre qu’ils nous délivrent leurs ordonnances. Quand on prétend, comme l’écologie, accompagner une puissance de changement, c’est qu’on veut sauver, non pas le modèle dominant, mais ce qui lui résiste. Or, l’écologie confond précisément les deux. Par cynisme, ou, quand elle est sincère, par héritage et aveuglement.

Il reste que le discours écologiste est largement contaminé. « Gestion des ressources », « transition », « décroissance » : on parle du redéploiement de l’économie, non des moyens d’en finir avec elle. Jusqu’à nouvel ordre, l’écologie et l’économie, le prétendu remède et le mal, se partagent le même « domaine ». L’une comme l’autre regardent la Terre comme la maison de l’espèce humaine – expression banale de notre plus lourde erreur.

Si «la conscience écolo » reste dans l’impuissance, c’est qu’elle est pourrie de contradictions. Partant de l’échec du modèle occidental (puisqu’il n’est que la possibilité d’un effondrement), mais incapable d’y faire face, on le reconduit. Comme si l’énormité de l’enjeu allait disparaître parce qu’on lui tourne le dos. La question est refermée avant d’être posée, on se rabat sur les vieilleries à la mode. Comme parler de révolution expose sans doute au risque et au ridicule, on choisit de faire la morale et de réclamer plus de normes, dans le moment même où la normalisation étrangle toute chose. L’écologie est la combinaison de deux déceptions fondamentales : elle nous présume tous coupables, et elle échoue comme doctrine du salut.

De façon générale, on met vaguement en cause l’économie, le mode de vie dominant, mais on ne s’attaque pas à ce qu’il suppose : un monopole sur l’idée de l’existence. On ne peut opposer à un mode de vie, il est vrai, qu’une autre façon de vivre. Et c’est en sachant en quoi le premier est désastreux, qu’on sait s’orienter dans la seconde, qu’on est en état de faire la différence entre un geste et un non-acte, ou – pour le dire politiquement – entre l’affirmation offensive et la bonne conscience.

On peut s’entendre là-dessus : il nous faut dire adieu à l’humanisme, mettre fin à l’anthropie, au one humanity show. Mais comment ?

L’anthropocentrisme fait des humains une espèce douée d’un supplément transfigurateur. On parle souvent de ce dernier comme de la manière dont l’homme tourne un manque à son avantage, retourne un « quelque chose en moins », en « quelque chose en plus ». Naturellement dépourvu de fourrure et de carapace, il recourt au vêtement culturel. Ainsi fonde-t-on « l’exception humaine ». Et quand la pensée occidentale fait son autocritique, la façon invariable qu’elle a de nier cette « exception » est d’affirmer que nous sommes, à un certain niveau fondamental, des animaux, ou des êtres vivants, ou des systèmes matériels comme tout le reste. On procède par réduction matérialiste de l’humain au monde préexistant. Or, c’est ainsi que l’économie gouverne : par réduction (de l’humain comme du reste) au plus petit dénominateur commun : l’argent, la marchandise, c’est-à-dire cette chose qui les mesure toutes. « L’ère de l’homme » n’est autre que l’ère de la chose. Elle est le commun diviseur, la monnaie du réel.

Quand on humilie l’homme en le réduisant à une chose, on ne fait que valider le principe humain de gouvernement. L’urgence est donc de procéder autrement que par chosification. Il s’agit de s’en remettre non plus à un facteur d’unification – notre plus vieux réflexe sans doute – mais à ce qui lui résiste : la puissance de transfiguration. Dès qu’on ne réserve plus à l’humain la puissance de transfiguration, on déserte le terrain de « l’exception humaine ». Ce n’est pas la réduction que nous avons en partage, mais le débordement. Seul l’irréductible permet de dire « nous » sans se croire seul au monde.

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La puissance de transfiguration tient à une nouvelle approche du singulier, un autre usage des « choses » – celles que nous sommes, et toutes les autres. Il ne faut pas l’envisager comme quelque chose que l’on a, mais plutôt comme l’irréductible que l’on est.

Ce qui t’habite, ce qui te hante, ce qui t’anime, c’est que tu es un morceau de la Force. On ne découpe pas dans un soleil comme on imaginait se tailler une part de « matière ». Tout ce qui vient découper la Force en est auréolé. Il est une intensité avec un horizon infini.

Ce qui fait de toi une exception est aussi ce que tu as de plus quelconque. Car tout être, n’importe lequel, est une parcelle de puissance commune. Qu’il soit mis au nombre des étoiles, des plantes, des humains, des Mercedes, des idées, des vivants, des cafetières italiennes, ou des animaux. Qu’on le range dans « l’inanimé », la musique, l’imaginaire, les phénomènes météorologiques, les accidents géographiques ou les balles rebondissantes. La singularité est ce régime d’exception dont on ne peut exclure aucun être.

Or, dans notre petit théâtre mental, se rejoue sans cesse le même drame d’un singulier fini et minuscule, son combat pour l’existence face à une immensité infinie qui l’écrase. On est si peu de chose qu’on doit se retrancher dans ses limites, s’enfermer en soi-même, sous peine d’être absorbé. Mais c’est alors le vide qui menace celui qui voudrait être en soi. Il lui faut donc trouver un contenant pour se sentir exister, être entre les quatre murs d’une autre chose : classe, identité, genre, catégorie. Son existence est de naviguer entre une solitude insondable, un infini écrasant, et les prisons de son choix. Tout cela est dominé par un imaginaire quantitatif : parce qu’on voit l’infini dans l’infiniment grand, le singulier est nécessairement fini, moindre, décevant, séparé.

Pourtant, il y a de l’infini dans la goutte d’eau, pas uniquement dans l’océan. Il suffit pour s’en convaincre de regarder la limite d’une chose comme son horizon, et non plus comme la boîte hermétique qui la contient, qui la tient séparée. Le singulier n’est pas un nombre – une certaine quantité de « matière », mais un geste. C’est simplement l’expression située d’une puissance commune. La limite qu’elle rencontre n’est autre que le commun inexprimé. On est singulier, autrement dit, on n’en finit jamais avec le commun.

Dans un petit « je » s’affirme une manière de dire nous. L’horizon commun n’est pas une chimère, il est bien réel. Où que j’aille il me devance, il est déjà-là en négatif. Et on ne peut pas l’arrêter : dans toute situation, il est ce qui résiste. Ce qui ne se laisse réduire ni à une « chose », ni à « rien », ni même à « soi ».

Le singulier est l’autre nom de l’irréductible. Un acte, une relation, un événement, un rêve : quelle qu’elle soit, toute « finitude » est une chance. Ce que nous accomplissons ne nous laisse pas vides, l’achèvement nous fait toucher l’infini – ou alors, c’est qu’il n’a pas lieu. Le commun est l’horizon qui se déplace à mesure qu’on avance, ce qui nous pousse à aller à la rencontre de tout ce qui le partage, une question qui suscite un mouvement sans fin.

Parce qu’on est hors de soi-même, on est dans le réel. Peu m’importe de me savoir « fini », dès lors que je ne suis plus enfermé dans mon réduit. Comme dirait Yoda, « ENTRE les choses, tout se passe ». Tout commence au milieu. La limite n’est plus ce qui nous sépare, mais par où on communique, no thing’s land où transitent des trucs pas nets et qui n’ont pas de prix.

Il n’y a plus à se représenter un face à face entre le singulier et son monde. L’un est l’envers de l’autre, tout simplement. Toute chose est là : dans un monde. Il est l’horizon qui commence là où chaque chose finit, et qu’elles ont en commun. Et cet horizon, l’infini entre nous, nous le voyons se lever à chaque rencontre que nous faisons. Il entre en jeu dans l’amitié. Chacun le voit à sa porte.

Entre deux êtres, n’importe lesquels, peut naître de l’amitié. Elle est cette puissance qui jette une lumière sur ce qui est là, qui le laisse naître. Ce qui est là et en nous, ce n’est pas une ressource, un réservoir, une matière première à exploiter. Dans la mêlée des choses, nous sommes pris dans un jeu d’attractions sans fin. Ce qui est là, ce n’est pas ce qui nous entoure, « l’environnement », mais ce autour de quoi nous tournons. Ce qui nous fait battre le cœur. Un je-ne-sais-quoi inépuisable, non consommable et foncièrement inutile.

Ivresse, correspondance, synesthésie, souvenirs, mémoire involontaire, amitié : par fragments, nous faisons l’expérience du commun véritable. Il n’est pas à inventer, il faut simplement assumer de le mettre au centre.

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On appelle économie l’administration des choses, le réel gouvernable. C’est la manière divisée d’exister. La chose comme division utile du réel, sa finitude, sa mesure, qu’elle soit équivalente aux autres, qu’elle soit échangeable, propre à la consommation, et bien sûr, qu’on puisse la produire. Chacune des étapes est contenue dans les autres. L’économie est la mégamachine à uniformiser, le quadrillage qui tend à tout recouvrir. On a toute la liberté de jeu qu’on voudra – pour autant qu’on joue au Lego. Cet enfer-là est pavé de choses utiles.

Dans le mode de vie dominant, c’est bien le dégoût des choses qui en motive l’accumulation compulsive. Dès qu’une chose est bornée, mesurable, calibrée, produite, elle est échangeable, remplaçable, donc vaine, périssable, écœurante. Parce qu’elle a un prix, elle perd instantanément toute valeur – qu’on le veuille ou non. Dans l’accumulation, et en laissant la colonisation gagner les derniers territoires « à l’ouest de l’existence », on tente seulement d’oublier que tout produit est d’avance un déchet. Parce que c’est une vision effroyable, on détourne le regard. Comment peut donc survivre une humanité où chacun, dans les rares fractions de seconde où il « se regarde dans le miroir », ne voit qu’un amas de matière organique en décomposition ? Alors, on continue à remplir et à se remplir de vide – de choses – sachant bien que rien ni personne ne peut s’en trouver comblé. Mais au moins, ça occupe.

« Choses », ici, n’est jamais que le pluriel de « vide ». La consommation n’est qu’une manière de refouler ce que la production a de parfaitement insensé. Une manière de tromper la faim de sens que chacun ressent confusément. Dans la vision comptable du réel, de même que l’océan engloutit la goutte d’eau, le sujet doit consommer l’objet. Celui-ci est fait pour terminer dans celui-là. Et puisqu’il lui manque toujours « quelque chose », on semble condamné à devoir absorber le fini indéfiniment. Le supplice consiste à se taper le Même sous toutes ses formes, à perpétuité. Mais que l’objet termine en nous ou que nous le soyons nous-mêmes, il est d’emblée le résidu d’une destruction préalable.

On connaît la production en regardant sa face cachée : l’élimination de l’inutile, de l’inexploitable, de l’insoluble, de ce qui ne tient pas même dans « un problème de société ». La production est une arme de destruction massive. Et si elle est en guerre contre « la vie sur Terre », c’est d’abord qu’elle est la vie finie, réduite, moyenne, mesurable, neutre, possible, conforme : la vie moins l’éthique. Mais ce signe moins, ce manque de sens, jamais on ne pourra nous l’enlever – il est l’indestructible en toute chose, l’appel du commun. C’est parce qu’il fait signe vers une autre façon de vivre et qu’on ne sait pas où cela nous conduira, qu’il y a un empressement à le recouvrir, à réécrire sans cesse par-dessus, sans jamais pouvoir l’écraser tout à fait.

L’ordre productif boucle chaque chose en elle-même. Il sépare rigoureusement toute intensité de son horizon, tout commencement de son monde, toute rencontre de son destin. Il réifie l’horizon et le transforme en mur. Tout est poreux, il le veut étanche. Tout se passe ENTRE les choses, mais il ne voit rien – rien que des fonctions, des rapports, des « relations ». Ce monde est aveugle à la Force.

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Une planète surpeuplée signifie qu’on ne la peuple pas encore. On n’est pas sur Terre pour être en société, pour se servir des choses et leur obéir. Mais à travers elles, à travers nous, on est là pour construire des mondes, pour laisser filtrer la Force. Il n’y a pas plus de ressources à créer qu’il n’y en a à économiser. Dans le monde, nous ne manquons d’aucune quantité : c’est la quantité qui est en trop. Il y a autant de vérité dans l’utilitarisme que dans une montre cassée : on pourra toujours nous dire qu’il donne l’heure exacte deux fois par jour. La thèse radicale qu’il faut tenir est la suivante : seule la civilisation a besoin de l’utile. Seule la société a besoin des besoins, pour faire tourner la boîte, en circuit fermé. Mais non merci, nous n’avons besoin de rien.

L’emplacement exact de la téléréalité est indécidable. La manière sociale de se sentir exister est nauséabonde : fonctionner, s’occuper, se regarder, et attendre de tout le reste la même disposition. Quoi qu’il arrive – un conflit, une soirée, « mes émotions », le monde – l’impératif est de continuer à gérer. Voilà comment le réel revêt l’uniforme, et comment on change la planète en un désert où tout se valorise, et rien ne sent. Où ce qui habite, ce qui anime, ce qui hante une chose est humilié, châtié, confiné à l’extrême. Le dérèglement climatique est un des symptômes du burn-out planétaire. Il est temps d’arrêter le massacre, et d’en finir avec le travail, de déserter pour de bon.

On l’aura compris, aucun fait ne peut mener au dépassement, seulement des décisions, des gestes. Oublions les passages obligés. Une décision va nécessairement à l’encontre du réel gouvernable. Un geste dit toujours : « Qu’une intensité ait lieu. » On a là le début de toute politique.

C’est ce que nous allons faire dans la rue, à Paris. Prendre des décisions. Ce monde écrase ce qu’il y a de plus noble et de plus beau. Par conséquent, plus rien ne peut nous retenir.

Une prise de lieu, une fête sauvage, un mot sur un mur… Le moindre geste peut être un commencement, dès lors qu’il admet la guerre comme son horizon.

Dans l’émeute, le refus se fait de la place, la rage n’attend plus. On devient la ville, on vit l’amitié, on précipite le temps. Ce qui se cherche dans le sexe et dans la drogue se trouve dans l’émeute. Nous sommes d’une génération assez excessive et désespérée pour, obscurément, en savoir quelque chose.

En amitié comme dans la guerre, pas d’intensité sans extension. L’émeute a lieu quand on lui trouve des prolongements incalculables, et que nul ne sait dire où ni comment elle prendra fin.

Le monde, à force de lissage et de normalisation, est devenu plat. Moment choisi pour que la Force, contenue trop longtemps, se déverse et l’inonde. Dans la joie, les larmes, les vérités, et la colère : le temps est venu d’un grand débordement.