« Dis-moi de quelle longueur de cuillère tu prétends être doté, je te dirai avec quel diable tu entends manger et quel sera celui par lequel tu te feras dévorer ». Dicton populaire traduit du yiddish

Tiens, ça glisse…

ou comment, à trop s’approcher de la race, on finit par tomber dedans (et son matérialisme avec)

 

 

 

 

par les Hiboux nyctalopes et le GLOCK (Grondement Libératoire de l’Offensive Communiste Kritik)

 

Version complète mise en forme illustrée, pdf et quizz « Quelle espèce de racialisateur es-tu ? » sur :

http://racialisateursgohome.noblogs.org/

 

« La race c’est pas classe, c’est la classe qui est classe ». Karl Marx, mot d’enfants dans un de ses cahiers d’écolier, Archives inédites

« La race c’est vincho, la lutte des classes c’est michto ». Adage gitan

« Tous ceux qui nous rebattent les oreilles avec la race sont des salopards qu’il faut déglinguer, par tous les moyens nécessaires ». Harangue d’un militant des Black Panthers en 1969, avant qu’il ne rentre à l’université

« C’est pas parce qu’on a mis le pied dedans qu’on doit y mettre les mains ». Hubert Félix Thiéfaine

« A force d’écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver ». Irwin Molyneux / Félix Chapel, Drôle de drame

   

Remarque préalable de vocabulaire : on appellera dans ce texte « racialisation » toute analyse contribuant à développer et à diffuser une théorie de la race. C’est le seul terme qu’on a choisi de conserver pour nommer ceux-là même qui, de « racisé » à « indigénisation » en passant par « blanchité », veulent en imposer toute une palanquée. Si un nouveau mot a paru nécessaire, c’est parce que l’existence publique d’une théorie de la race est elle-même, et sous cette forme, relativement nouvelle. Le racialisateur partage le monde en différentes races et nous assigne à tous une place dans ce partage. Parfois le partage est grossier : on est « blancs » ou « non blancs », parfois il est plus détaillé mais perd alors en cohérence. Si on ne trouve pas le moyen de refuser d’obéir à ces assignations qui se font passer pour des constats, on risque fort de se condamner à devenir ce dont ils nous prédiquent. Aujourd’hui, et sous nos latitudes, contrairement à ce qu’a pu être l’Amérique ségrégationniste par exemple, dont on importe les théories, le modèle et le vocabulaire, ce n’est pas l’État qui racialise. La diffusion actuelle de la théorie de la race est l’œuvre d’un courant situé à gauche, voire à l’extrême gauche, qui, tout en cultivant ses polémiques et contradictions internes, travaille à constituer ce qu’on peut appeler une « aire racialisatrice ». C’est pour contribuer à contrer ce mouvement que ce texte a été écrit.

Depuis quelques temps, il est de bon ton, il tendrait presque à devenir normal, dans différents milieux, plus précisément dans une couche de la gauche et jusque dans ses extrêmes, d’employer à tour de bras le terme « race » et ses dérivés aussi récents qu’approximatifs : « racisé, racialisés, racisations, racialisations ». Lors d’un meeting récent, on a pu entendre une intervenante de la tribune affirmer qu’elle pouvait désigner du doigt les « blancs » dans l’assemblée, « blancs » dotés de « privilèges », les opposer aux « non blancs », et, pour défendre la validité de la notion « d’intersectionnalité », défendre « l’obligation » de prendre en compte « la race » à laquelle « elle appartient », face à un public quelques fois critique, mais plus généralement atone, voire enthousiaste — « c’est vraiment chouette, ce qui se passe pour l’instant » entend-on commenter une « féministe matérialiste ». On peut donc affirmer, entre autres choses, qu’il y a des « blancs » et des « non blancs », que c’est ainsi que se partage le monde, et c’est chouette.

Ce changement est en premier lieu lexical puisque, la réalité du racisme et du sort particulier que le capitalisme, l’Etat ou ses agents, réservent aux migrants, aux sans papiers, aux travailleurs immigrés et à leurs descendants n’ayant pas notablement changé depuis l’année dernière, c’est bien au niveau des mots, qui sont importants1 comme tous les racialisateurs le savent, que le changement s’est opéré. Le Parti des Indigènes de la République en est la principale cheville ouvrière. Son porte parole, Houria Bouteldja, d’ailleurs, le formule clairement dans son entretien avec la revue Vacarme2 : « notre visée est de recomposer le champ politique à partir de la question raciale ». C’est effectivement ce à quoi les colporteurs du PIR s’appliquent, pour quelques uns depuis une dizaine d’années.

Entendons bien l’enjeu : il ne s’agit pas de proposer des analyses consensuelles. Ainsi, les déclarations agressives, clairement racistes, homophobes et antisémites, les invectives contre le métissage ou les dits « mariages mixtes » qu’ils profèrent ici ou là ne sont assurément pas là pour mettre d’accord. Recomposer le champ politique, c’est bien autre chose, et c’est aussi à coup de polémique que ça se passe : antisémite ou pas, homophobe ou pas, machiste ou pas, c’est bien de race qu’il s’agit de traiter. Ces appels à la haine et à l’inversion en miroir des valeurs et des présupposés racistes de ce qu’ils construisent comme « le monde blanc » ont longtemps sonné creux, sans doute aussi parce qu’ils étaient essentiellement portés par des universitaires ayant peu d’écho dans les luttes. Tout d’un coup, depuis une petite année, non seulement l’audience du PIR grossit (800 spectateurs, d’après les organisateurs) pour fêter ses dix ans, certes sans doute réunis surtout pour voir Angela Davis) mais le prêt-à-penser qu’il refourgue est repris et approprié, avec son vocabulaire ignoble de la race décomplexée, par un champ large allant de la gauche la plus institutionnelle à des milieux militants plus radicaux. Et quand on ne reprend pas ces termes, du moins on n’y réagit plus et on ne s’y s’oppose pas. Cet état de fait ne vient pas d’un changement de composition de ceux qui sont à l’initiative de ces discours, ni à leur implantation dans des luttes ou auprès de quelconques larges masses. Il est, en revanche, certainement lié à la disparition de toute revendication d’autonomie politique et pratique et au manque actuel de propositions subversives. Là où le terrain s’est considérablement appauvri, il ne faut pas s’étonner qu’on ne puisse pas cueillir les meilleurs fruits. On peut aussi constater qu’une f(r)ange militante de gauche au sens très large s’en fait le relai. Face à cette situation, le fatalisme lui-même est intolérable.

Le dossier consacré par la revue Vacarme au thème de la « race », ainsi que ses suites, est révélateur de ce processus. Il aurait fait polémique à l’interne, il fallait bien pourtant parler de cette « sale race », comme ils affectent de dire. Cette nécessité tient sans doute à l’effet de mode, qui sur cette question et dans un contexte de crise et d’appauvrissement généralisé ne laisse pas de susciter la perplexité. Et, pour en parler, il fallait bien aller voir le PIR. Jusqu’ici universitaires, journalistes et travailleurs de la culture de Vacarme et du PIR, qui devaient bien se croiser dans les mêmes cercles institutionnels ou éditoriaux, n’avaient pas, semble-t-il, éprouvé le besoin de se rencontrer3. Aujourd’hui, c’est donc une nécessité. Ainsi, on pourra lire un dossier objectif dans lequel un entretien laissera percevoir l’ignominie de certains propos du PIR. On le critiquera ensuite de deux points de vue. De celui de l’universalité d’abord, ça, à Vacarme, on sait faire normalement, puisqu’« on est la gauche »4. Dans le numéro suivant, on invitera des « militants de terrains » (en l’occurrence des universitaires aussi, hors de l’université point de salut !), à le critiquer d’un point de vue qui se dit « matérialiste ». Ça, à Vacarme, on ne sait plus faire depuis longtemps, depuis « qu’on est la gauche » peut-être justement, c’est pour ça qu’on doit inviter d’autres contributeurs, qui — médaille du jour — sont « racisées » ou au moins racisables ou en tout cas se déclarent candidates à l’opération.

Ce qui nous intéresse ici, et nous pose sérieusement problème, c’est que, non seulement, quelles que soient les gesticulations et dénégations de détail, la démarche de Vacarme en publiant ce dossier correspond tout à fait aux objectifs clairement énoncés par Bouteldja (polariser le champ politique à partir de la question raciale), mais, plus grave, l’article qui y fait suite, sensé être le plus radicalement critique, Pour une approche matérialiste de la question raciale, tout en pointant les dérives et exagérations incontournables du PIR (antisémitisme, sexisme, homophobie), avère tranquillement l’idée qu’il faut penser avec la race et, parce qu’on est encore sans doute un certain nombre à savoir que la race, ça n’existe pas, ses dérivés « racisés », « racisation », etc… ainsi que la notion d’« indigènes » auxquels on peut ajouter le cache sexe « sociaux » pour faire bonne mesure en terme de sociologie marxisante. Penser avec la race devient un impératif incontournable : tout refus de ce vocabulaire et de ce qu’il charrie sera systématiquement considéré comme de la dénégation, voire du déni, et tombera sous le coup du dispositif accusatoire.

Ce texte, qui devrait plutôt s’intituler, comme on le verra, « pour une approche racialiste du matérialisme », contribue donc à construire ce qu’on pourrait appeler le champ de la racialisation, consacrant par là-même la réussite des premiers objets affichés de sa critique. Sur ce champ, deux positions se retrouvent à s’affronter : la race seule contre la race « articulée », en l’occurrence à la classe, et au genre, indispensable partenaire actuel de toute moralisation. Pour tous ceux qui entendent bien refuser de se laisser imposer le constat terrible que « tout nous ramène à la question raciale », et parce que justement le texte qui assène ce constat se présente comme « une réponse matérialiste au PIR », il est de première urgence de le lire avec attention et de le critiquer sans appel. C’est ce qu’on se propose de faire ici, sans prétendre avoir été exhaustif.

Où l’on commence à accepter les termes du débat

Parce qu’un texte prend aussi sens dans le contexte discursif dans lequel il s’inscrit, examinons rapidement le dossier auquel il répond. La manière dont il est introduit ne laisse pas de doute : il ne s’agit pas de trancher (on « est la gauche » mais on est aussi « des militants de l’incertitude »5, à Vacarme…). « La race n’existe pas mais elle tue », pourquoi pas. L’avantage du paradoxe et de l’aphorisme, c’est que ça dit beaucoup à la fois. Mais quand on fait des phrases claires à propos du PIR, ça donne : « il nous semble dans ce contexte d’autant plus important d’être capable de nous parler, ne serait-ce que pour que chacun sache à qui il parle, et mesurer les profonds désaccords qui nous séparent, certains irréconciliables, d’autres non. » L’important est donc de maintenir le dialogue et de faire la part des choses, on ébarbera ce qui dépasse — les provocations outrancières de Bouteldja sur le métissage, l’homosexualité et les rapports homme-femme sont effectivement insoutenables —, mais on ne s’attaquera pas à l’essentiel et on contribuera à valider ce qu’on peut appeler aujourd’hui une théorie de la race qui est bien, au contraire, ce qui devrait, à minima, faire « froid dans le dos » à tous ceux qui applaudissent des deux mains.

Faisons une petite pause et rendons nous compte de ce qui se passe : il faut donc aujourd’hui penser à plusieurs intellectuels de haut niveau, convoquer des « militants de terrain » et produire un dossier de plusieurs dizaines de pages pour finir par avancer courageusement qu’être ouvertement antisémite, machiste et homophobe pose problème. On peut à juste titre se demander où en sont la gauche et ses radicaux (et par quoi est traversée l’université).

Au contraire, nous pensons que face à cette tentative d’OPA discursive portée au départ par une f.r.ange restreinte d’universitaires hors-sol, qui tentent d’imposer le retour à des catégories dont chacun sait (que ce soit à travers le savoir de l’histoire ou l’expérience des luttes, — à ce niveau-là, regarder la télé de temps en temps suffit même sans doute d’ailleurs) qu’elles sont intrinsèquement et irrémédiablement ségrégationnistes, qu’au lieu de construire du commun, elles séparent et ne portent qu’assignation, perspectives communautaristes, ressentiment, culpabilisation et haine de soi et des autres, c’est un front du refus qu’il faudrait construire.

On pourrait répondre à juste titre qu’un contexte de conflictualité sociale plus intense balaierait ces sales manières de voir le monde, rendues alors finalement à leur vanité. C’est vrai, mais on sait tous que ce n’est pas actuellement le cas. Il va donc bien falloir, sauf à se laisser engloutir sous les immondices de la théorie de la race, s’opposer activement à la propagation de la grille d’analyse racialisatrice.

Voilà bien ce qui est pour nous, militants auxquels, en l’occurrence, les luttes aux côtés des sans papiers et des immigrés, travailleurs ou pas, ont appris que nous ne sommes ni blancs ni non-blancs, « une question d’auto-défense » politique. Pour cela on se propose ici à la fois d’observer les formes que prend cette propagation de la théorie de la race puis les enjeux de son refus, surtout quand elle s’affuble d’un voile matérialiste.

 

Contre la racialisation du matérialisme

Le texte, dont le titre complet est Pour une approche matérialiste de la question raciale, une réponse aux Indigènes de la République, s’inscrit dans un processus de rejet du moins assumable et de normalisation de ce qui est pourtant au centre de la théorie du PIR. Il s’agit de faire du matérialisme un outil sociologique, un « garde fou » verbal, une toile de fond sur laquelle le projet est d’inscrire la race. Le sous titre est d’ailleurs éclairant : « répondre aux Indigènes », c’est accepter l’interlocution, c’est valider la nécessité d’un débat et le terrain sur lequel il se mène6.

Venons-en au texte lui même. Même si elles peuvent sans doute tomber sous le coup de diverses critiques, les deuxièmes et troisièmes parties font preuve d’une certaine clarté et d’une relative fermeté face à l’antisémitisme, à l’homophobie et au sexisme du PIR. Tant mieux, c’est d’ailleurs ce qui fait le succès de ce texte chez ceux qui cherchent à s’opposer à la crête de la vague racialisatrice.

Le problème reste que le ver de la race est déjà ici dans le fruit, tout « matérialiste » qu’il prétende être. Et c’est dans la première partie que la magie s’opère, première partie qui ne reste peut-être pas en mémoire du lecteur rapide qui cherche surtout des arguments contre le PIR et croit à ce pour quoi ce texte se fait passer : une réponse matérialiste sans concession aux thèses du PIR. La réponse du PIR d’ailleurs contribue à l’instituer à cette place7. Pourtant, qu’ils soient pour une suprématie absolue ou relative de la race, la querelle entre racialisateurs « matérialistes » ou non institue en tous cas le champ de la racialisation. C’est donc à la critique de cette première partie du texte qu’on va principalement s’atteler, en ce qu’elle valide le recours nécessaire à la théorie de la race, qu’il faudrait cependant nettoyer de ses aspects les plus gênants. Examinons donc cette proposition d’une « race à visage humain », cette « race matérialistement correcte », pourrait-on dire.

Puisque c’est d’abord de mots qu’il s’agit, faisons un petit tour de vocabulaire. On observe dans le texte, clairement utilisé de manière positive, le champ lexical de la race. Voilà qui donne le ton. On peut y lire : « les questions raciales », « la question raciale » (à laquelle « tout nous ramène »), « les racismes » (on verra plus bas comment cet étrange pluriel est une manière de valider la race comme notion opérante), « les racisés » (bien sûr, dont on reparlera), « le racisé », « les prolétaires racisés », « les hommes racisés », « la question raciale », qualifiée cette fois de « plus centrale », « la question de la race est centrale », la savoureuse « prime raciale à l’exploitation », puis, au cœur de cette partie du texte, ça y est, après la « racialisation » ou la « racisation », la « race » existe et elle est centrale : « envisager la race comme une construction sociale… » (on verra le caractère pernicieux de cette histoire de « construction sociale » appliquée à la dite race, contentons nous pour l’instant d’observer que la race est bien là, à côté du genre et de la classe), « articuler race et genre, race et classe » et le plus beau, pour conclure, « la lutte de race » qu’il faut « articuler » bien sûr avec « la lutte de classe » (on n’a pas mis de pluriel à « classe », sans doute parce que la symétrie qui deviendrait nécessaire avec « lutte des races » aurait rendu le caractère monstrueux de la proposition trop apparent).

En plus du tapis rouge déroulé au vocabulaire de la race, le texte utilise sans pincettes les expressions nauséabondes que le PIR essaie d’imposer sans succès depuis une dizaine d’années (sans succès, c’est-à-dire en l’occurrence dont personne n’avait besoin : l’employer est donc un choix) : « les indigènes », puis « les indigènes sociaux » d’abord avec des guillemets et précédé de « les fameux », donc cités du langage du PIR, puis utilisé normalement « une indigène sociale » à la fin du texte, sans guillemets, ni « fameux », le surprenant « indigène mâle » (qui fait couple sans doute avec l’« indigène sociale »), « la gauche blanche », « les féministes blanches », « le féminisme blanc », « face au racisme des Blancs » (on savoure la subtilité toute matérialiste de la majuscule), « les privilèges » des « blancs », « les Blanches du 93 » (sans doute un groupe d’auto-défense de classes moyennes sur le modèle des Blacks Panthers, dont l’existence nous aurait échappé). Pire encore peut-être, le texte reprend, l’expression « mariages mixtes » pour reconnaître que ce sont toujours des mariages « entre dominants et dominés ». On espère que ceux qui sont catégorisés ainsi ne seront pas les seuls à se scandaliser d’un tel regard et que ce terrorisme discursif contre le métissage sera pris pour ce qu’il est.

Alors, bien sûr, tout ça doit « s’articuler ». Mais il n’en reste pas moins que ce texte affirme, et avère, que « tout nous ramène à la question raciale ». Or, il se trouve justement que la race s’est toujours donnée sous la figure d’un constat indépassable, du moins depuis qu’elle existe comme système théorique constitué, c’est-à-dire depuis le XIXème siècle (ses premiers balbutiements sont venus plus tôt par exemple au service de la justification de l’esclavage, sans avoir pour autant les mêmes aspirations totalisantes). Sauf perversité particulière, c’est toujours à contre cœur qu’on adopte un système de pensée raciste, c’est toujours parce que le monde est ainsi fait. A l’époque du positivisme triomphant, la nécessité de penser avec la race s’établissait par le biais de la science : les races, on était bien obligé de les constater scientifiquement en mesurant les squelettes, la position des arcades sourcilières pour organiser une typologie des faciès, et la taille des cerveaux. Pas besoin d’avoir beaucoup de mémoire pour savoir que depuis, et pour de fort bonnes raisons, universalistes ou pas d’ailleurs, quasiment tout le monde en est revenu. Aujourd’hui, dans ce texte, c’est à nouveau une nécessité, liée désormais aux processus économiques, politiques et sociaux (sociaux surtout, les sociologues ne font-ils pas les meilleurs « activistes » ?) qu’on veut nous vendre. Or, si penser avec la race est justement un choix qui s’est toujours présenté sous le visage d’une nécessité, c’est peut-être parce qu’il est, en tant que tel, indéfendable.

Ceci dit, qu’il soit bien entendu qu’il ne s’agit pas d’une querelle terminologique. Penser avec la race, employer les termes qui en découlent, est une proposition de vision du monde. La question, ou la solution, n’est d’ailleurs pas de ne plus employer certains termes, ou pire de les rendre tabous, mais bien de comprendre de quoi ce vocabulaire récent est le symptôme et ce qu’il contient comme proposition politique. A l’opposé de la démarche de Vacarme, c’est cette vision du monde, cette proposition politique, qu’il s’agit ici de contribuer à mettre en échec.

Penser avec la race ?

Alors, penser avec la race, quand on se dit « matérialiste », qu’est-ce que ça peut bien donner ? D’abord un appauvrissement terrible de la lecture des événements politiques (d’ailleurs systématiquement considérés comme des « phénomènes sociaux »8, ce qui est déjà un choix particulièrement anti-subversif). Dès le début du texte, deux exemples sont donnés pour justifier (et défendre) la centralité de la race : les morts des migrants en Méditerranée et les émeutes de Baltimore9. Dans les deux cas, c’est bien en fait à une question de classe qu’on est assurément confronté. Pour ce qui est des émeutes de Baltimore, y compris en prenant en compte le contexte américain très particulier, il est évident, sans avoir besoin de rentrer dans de confuses considérations sur la justice ou l’assassinat policier de rue à deux vitesses, que ceux qui ont été tués par la police étaient bien des prolétaires, et que c’est même parce qu’ils étaient des prolétaires que la police les a tués. D’ailleurs, s’il était nécessaire que cela soit pensé et formulé par d’autres, un certain nombre d’acteurs sociaux locaux et de terrain (pour reprendre le vocabulaire de sociologue en quête de mission) l’ont déjà rappelé, y compris dans des médias ayant une grande audience10. Un racialisateur « matérialiste » averti pourrait d’ailleurs s’étonner que ce ne soient pas des traders (pour rester dans des catégories intéressantes), fussent-ils of color, qui soient morts. Or, alors que c’est bien une question de classe qui se pose directement ici, le texte appuie la lecture la plus superficielle, celle qui consiste à convoquer la race. D’ailleurs, dans ce système de pensée, que raconte l’illustration montrant des « juifs » portant des kippas (signes religieux, s’il faut le rappeler) manifestant, avec sa légende11, si ce n’est la projection d’un paradis racialiste, avec une solidarité inter-raciale affichée comme telle. Au passage, nous remarquons que, de l’émeute, on est passé à la manifestation, qui permet de faire sa place à la mise en avant des identités et donc à l’expression d’une indignation interclassiste dans un cadre pacifié. A ce niveau, n’en déplaise aux tenants de la théorie de la race, toutes obédiences confondues, projeter des lectures raciales ne contamine pas encore efficacement la réalité, et, partant, des modes de lecture opérant les tiennent encore intellectuellement facilement en échec.

Concernant la question migratoire, outre le fait que l’aborder uniquement sous l’angle des « morts en Méditerranée », c’est se borner à adopter précisément le point de vue du scandale médiatique (un mort toutes les 2 heures nous dit la presse) alors que ce qui se joue là est beaucoup plus terrible, riche et puissant que cette métonymie pauvrette et victimaire. Pour que cette question nous ramène « à la question raciale », encore faudrait-il, sinon c’est un peu court, déterminer de quelle race pourrait bien être les migrants (peut être que nos chercheuses, inspirée des États-Unis, ont un projet, en quête de financement, qui permettrait de généraliser massivement des tests ADN à cette fin ?). Quels rapports, quelle « articulation », si chère à nos matérialistes de papier, pourrait-on bien établir entre le fait de passer les frontières illégalement et massivement, malgré les difficultés, les coûts de tous ordres et les risques de toutes natures et la « race » ? En quoi le fait que des prolétaires extra-européens se mettent en danger pour passer des frontières qu’ils ne peuvent prétendre passer légalement, nous ramène-t-il « à la question raciale » ? Choisir cet angle pour lire les assauts, réels et symboliques, que mènent tous les jours des migrants contre les frontières est vraiment à côté de la plaque, surtout au moment où ces passages de frontières font l’objet du déploiement de l’attention médiatique, de nombreuses déclarations et d’actes de contrôle et de répression, d’actes de guerre. A côté de la plaque, mais aussi très grave. Ces événements et les acteurs qui en sont partie prenante, appellent autre chose, de la part de « communistes » que d’être renvoyés à cette assignation et à l’horizon ségrégationniste qu’il promet. Ceux qui ont réussi à passer la frontière, après les passeurs, les flics européens, les coups de matraques socialistes, méritent mieux qu’un tel coup de pelle théorique sur la tête. Pour ébaucher une autre manière d’en parler, on peut dire par exemple que le sort des migrants est bien plutôt le résultat de l’affrontement entre la force réelle de la migrance et le projet de gestion par le système capitaliste des flux de main d’œuvre incarné de manière variable par les politiques mises en place à l’échelle des états et d’ensembles plus vastes comme Schengen (et non par un quelconque « système raciste »). Si l’on passe par le cas français d’ailleurs, il est clair que la politique mise en œuvre en général, et en particulier pour gérer les migrants, n’est pas raciale. Comprendre cette politique au niveau européen par exemple passerait plutôt par le renouvellement des analyses qui ont pu être proposées il y a plus de 10 ans, qui mettaient en tension le discours sur la fermeture des frontières (accompagnée des spectaculaires et vaines constructions de murs et mises en place de barbelés) avec la réalité des pratiques étatiques et d’exploitation à l’encontre des migrants. Ce discours de « l’Europe forteresse » accompagne en fait l’exploitation d’un volant de main d’œuvre corvéable à merci nécessaire à plusieurs secteurs comme le bâtiment ou la restauration, et maintenu dans des situations fragilisées (titres de séjours d’une durée très courte, sans autorisation de travail, clandestinité ou légalisation du séjour suspendue à la durée du contrat de travail). Au-delà de ces points de vue donnés rapidement pour l’exemple et évidemment aujourd’hui sans doutes dépassés, quel peut bien être ce regard qui réduit la puissance de la migrance et les situations évidemment politiques qu’elle suscite (comme celle des migrants de la Chapelle à Paris par exemple), sous le jour de la race ? A quel genre de pratique de solidarité ce raisonnement (qui n’est de fait ici lié à aucune pratique ni à aucune solidarité) nous inviterait-il, si ce n’est à un paternalisme culpabilisé et finalement sur fondement inter-racial, donc raciste ? En effet, puisque, selon ce point de vue, les migrants sont d’une race et une grande partie des militants d’une autre, c’est ça qui fait de chacun un sujet politique, un « sujet de race » en somme et c’est sur ces identités que se fonde l’interaction.

Pour toutes ces raisons, la lecture en terme de race est tout bonnement aussi bien ahurissante qu’abjecte. Par quel tour de passe-passe nos idéologues de la race s’autorisent-t-elles à faire tomber les migrants et ces affrontements de classe dans une escarcelle aussi nauséabonde ?

Quant aux autres « menus faits quotidiens de la vie métropolitaine »12, qui eux aussi nous ramènent « à la question raciale » (décidément, dans ce discours qui fonctionne par saturation plus que par démonstration, la réalité est en passe de se retrouver complètement racialisée), il faudra sans doute attendre la suite de la production de nos communistes tout terrains pour savoir de quoi il est question. Quel dommage, pour le lecteur avide d’explications simples, de ne pas avoir pu proposer quelques éléments, même fugitifs et éthérés ! Penserait-on ici aux expulsions de sans-papiers ? Ou, pour rester à proximité des transports, à la destruction par des pelles mécaniques d’un bidonville de Rroms sur les contreforts d’une autoroute ? Ou encore à ce qui se passe dans le métro ici où là quand un immigré est chargé de nettoyer la nuit les couloirs ? Ou même dans le bus quand un fraudeur en jogging prend une amende ? On se perd en conjectures mais, sans les lumières de nos drôles de matérialistes, on ne voit pas bien de quoi « ces menus faits » de la « métropole » sont constitués, ni en quoi ils nous ramènent, eux aussi, à la « question raciale », avec laquelle on aimerait nous rendre familiers.

Plus bas dans le texte d’ailleurs, quand les auteures se mettent à prendre le RER, on trouve un petit passage qui concerne les jeunes et la sortie de l’école. On peut y lire là aussi à quel recul théorique on peut en arriver. A cause du « racisme intégral consubstantiel à la société française », affirment nos économisées de la politique, (mais opérant seulement à partir du milieu du collège13), ceux qu’on ne considère que comme des « racisés » vivent une « ségrégation », que le texte dénonce, démontrée par leurs difficultés pour trouver des stages ou un « job » en sortant de 4ème. On revient à une analyse du même type que celle d’SOS Racisme dans les années 90 (d’ailleurs, juste après, on a l’immanquable « racisé » refoulé à la porte des boîtes de nuit, figure promue, via les « testing », comme préoccupation centrale de cette officine du parti socialiste) : le problème, c’est la discrimination.

La capacité à parvenir, dans le cadre de la réussite minable proposée par le capitalisme, devient un critère de constitution de cette espèce de « sujet de race ». Quand on sait que l’école a toujours été le lieu de l’adaptation de la main d’œuvre aux besoins du capital, quand on sait ce que sont les stages en question, en terme de domestication et d’accoutumance aux conditions de travail merdiques aujourd’hui proposées massivement aux jeunes issus des classes populaires, quand on se rend compte de ce que signifie « orienter » aujourd’hui, surtout en fin de 4ème d’ailleurs, mais pas seulement, il y a bien de l’analyse marxiste et politique qui se perd ici, et que cette dénonciation en terme de discrimination enterre.

La légèreté conceptuelle qui conduit, à partir de ces quelques exemples, sans aucune analyse, à imposer sous la figure de l’évidence la nécessité de la lecture raciale, est véritablement inquiétante : si « tout nous ramène à la question raciale », sans aucun raisonnement, c’est qu’il y a là un parti pris de départ, le parti pris qu’il faut adopter la race comme grille de lecture, sans pour autant en assumer les présupposés ni les implications.

A l’inverse de construire un raisonnement montrant en quoi « la race » est partout, affirmer devient prouver. On nous assène comme une évidence que « certaines luttes sont massivement racialisées », selon les chiffres de l’Institut Racialisateur du Temps Présent, sans doute. Comme dans une boucle, on arrive là d’où on est parti : l’hypothèse de départ — produite ex-nihilo — se fabrique sur elle-même magiquement. Ce matérialisme frelaté propose donc en fait une racialisation de contrebande.

A partir de là, il devient clair qu’à côté des désaccords, d’importance mais ponctuels, avec les aspects polémiques du discours du PIR, le texte exprime bien un accord fondamental autour de la nécessité de la lecture raciale. D’ailleurs, quand c’est le point de vue du PIR qui est critiqué dans son ensemble, il l’est parce qu’« il propose une lecture systématiquement culturelle voire ethnicisante des phénomènes sociaux. Cela l’amène à adopter des positions ”dangereuses”, [dangereuses pour qui, sinon qu’elles compliquent la tâche de ceux qui entendent diffuser la théorie de la race ?] sur l’antisémitisme, le genre et l’homosexualité ». En somme, pas de problème avec la lecture raciale, un refus de la lecture « culturelle et ethnicisante » et au passage le retour de la vaseuse notion de « phénomènes sociaux » pour, sans doute, parler de politique ou de conflictualité. Outre le fait qu’on ne comprend pas vraiment en quoi la lecture « culturelle et ethnicisante » mène directement à l’antisémitisme, au sexisme et à l’homophobie, y compris quand elle est systématique (bien des associations culturelles qui ne proposent que cette lecture prônent au contraire une tolérance interculturelle, y compris dans des perspectives très dépolitisées), cette phrase dédouane la lecture raciale qui est bien au contraire le ferment d’origine justement des trois « glissements » mentionnés (« le PIR a glissé », sic, mais où pouvait-on bien cheminer pour se trouver si vite, en glissant, dans des eaux si boueuses ?).

Constatons au passage d’ailleurs que l’antisémitisme, le sexisme et l’homophobie, c’est-à-dire le racisme amélioré du PIR, se retrouvent dans l’opération réduits au statut de « glissement », quasiment des lapsus, au sens propre, en somme, qu’il faut pointer du doigt, en proposant ce qui serait une lecture soft, refoulée, de la race, donc un racisme visiblement ni antisémite, ni sexiste, ni homophobe, un racisme civilisé.

La plupart du temps, c’est effectivement une théorie de la « race molle » qui est proposée ici. Sont critiqués « les intellectuels radicaux » (radicaux de la race donc), au nom d’une race plus policée. Articuler race et classe c’est un peu comme sortir la race de sa radicalité : voilà déjà un projet alléchant. Mais le ton se fait plus ferme par moment, et pour critiquer le PIR très étrangement… par sa droite : « On [pour le PIR] drague la gauche blanche en rejouant ses tactiques historiques de minimisation du racisme. » De la gauche du PIR à sa droite, de la radicalité racialisatrice à l’usage moralisant de la classe, on slalome allègrement sur le champ de la racialisation… c’est chouette, mais qu’est-ce que ça glisse !

(…)

 

En fouillant dans les poubelles de l’histoire, on ne trouve pas que des trésors : faisons rentrer la race dans le trou d’où elle n’aurait jamais dû être ressortie. Et gageons que les luttes d’émancipations et les perspectives révolutionnaires futures dispersent aux 4 vents les racialisateurs et le monde qui les a produit.

Notes :

1 – Les mots sont importants, lmsi.net, site internet animé par Sylvie Tissot et Pierre Thevanian, vieux compagnon de route de la racialisation et producteur logorrhéique de textes.

2 – « Revendiquer un monde décolonial », entretien avec Houria Bouteldja, réalisé par Caroline Izambert, Paul Guillibert et Sophie Wahnich, Vacarme n° 71, printemps 2015, pp. 44 à 69, http://www.vacarme.org/article2738.html.

3 – La revue Vacarme a été diffusée plusieurs années via les éditions Amsterdam, qui avec les prolifiques et néanmoins chics éditions La Fabrique, sont les principaux promoteurs et diffuseurs des textes du PIR et de ses quelques semblables (malgré des efforts soutenus, les éditions Syllepses concourent dans une autre catégorie).

4 – « Nous sommes la gauche », appel à l’initiative d’Act Up publié en 1997 dans différents journaux, republié dans Vacarme n°56, été 2011, pp. 64 à 66, http://www.vacarme.org/article2059.html, la revue en était, à l’époque, signataire.

5 – Voir le déjà chouette dossier : « Dammarie-lès-lys : les militants de l’incertitude », en particulier l’avant propos d’Emmanuelle Cosse et Fabien Jobard, et « La puissance du doute » par Fabien Jobard, in Vacarme n°21, Automne 2002, pp.14 et sq, http://www.vacarme.org/rubrique94.html. On n’a pas peur de trancher dans ce dossier en prenant le parti de la pacification contre l’émeute.

6 – On peut repenser ici à la manière dont Pierre Vidal Naquet distingue répondre à quelqu’un, ce qui signifie entrer en dialogue et répondre à ce qu’il dit, c’est-à-dire contrer son discours. Dans l’avant propos de Les assassins de la mémoires, « un Eichmann de papier » et autres essais sur le révisionnisme, 1991, La découverte, p.9, il affirme à propos des négationnistes : « J’ai parlé de répondre à une accusation. Qu’il soit entendu une fois pour toutes que je ne réponds pas aux accusateurs, que, sur aucun plan je ne dialogue avec eux. Un dialogue entre deux hommes fussent-ils adversaires suppose un terrain commun, un commun respect en l’occurrence de la vérité. (…) ».

7 – « Vacarme critique les Indigènes : la faillite du matérialisme abstrait », Norman Ajari, publié sur le site du PIR le 12 juillet 2015.

8 – Le « phénomène social » dont il est là question aurait-il un lien de parenté avec « l’indigène sociale » dont il a été question plus haut ? Notons en tout cas qu’ils portent le même nom de famille.

9 – « Des morts en Méditerranée en passant par les émeutes de Baltimore jusqu’aux menus faits quotidiens de la vie métropolitaine, tout nous ramène à la question raciale. » Et c’est plutôt chouette, non ?

10 – http://www.washingtontimes.com/news/2015/apr/29/baltimore-riots-sparked-not-by-race-but-by-class-t/

11 – Photo légendée ainsi : « Manifestants juifs à Baltimore le 3 mai 2015, après la mort de Freddie Gray ».

12 – A propos de l’usage de « métropolitain » : vu qu’il ne s’agit sans doute pas d’un terme vintage pour désigner le métro, même s’il est un puissant outil d’analyse de nos matérialisées, le terme joue sans doute en écho de la référence à l’imaginaire colonial, tout en désignant explicitement l’ennemi actuel de certains militants ardents défenseurs des villages et des arrières mondes, du petit, du « maîtrisable » : la métropole, construite comme symbole de la concentration urbaine et incarnation des « grands projets » qui seraient le lieu nodal du développement capitaliste.

13 – « Ce racisme intégral, pour reprendre l’expression de Franz Fanon, consubstantiel à la société française, commence dès l’orientation en 4ème, avec la recherche d’un stage, du premier job… » nous dit le texte. Frantz Fanon se trouve être actuellement une des références commune du pôle racialisateur.

(…)