Cher Charlie,

Même si cela fait bien longtemps que nous ne te lisons plus, cela ne nous empêche pas de nous inquiéter pour toi. Survivre à la terrible attaque de janvier pour se retrouver à vivre entre les flics de l’antiterrorisme, les millions amassés, les vieilles embrouilles internes et un tout nouveau statut d’icône républicaine, et recevoir dans la foulée le soutien de Bernard Cazeneuve, Nicolas Sarkozy, Omar Bongo, Benyamin Netanyahou et François Hollande sans pouvoir protester outre mesure, voilà qui ne doit pas être simple.

Ce qui nous amène aujourd’hui à t’écrire, tu t’en doutes, c’est l’article subtilement intitulé « Julien Coupat, le social-traître » que tu as publié la semaine dernière. Nous l’avons lu, et nous nous inquiétons pour toi, à plusieurs titres. D’abord, il semble que tu sois frappé d’amnésie. Tu ne te souviens manifestement plus que tes propres locaux ont bien été saccagés lors d’une manifestation contre le CPE le 24 avril 2006, tant ta couverture des événements paraissait déjà « droitière » à l’époque. Pour ta gouverne, cela figure dans un article de Libération daté du lendemain. Aussi, lorsque tu dégaines contre Julien, qui avait eu le toupet de faire état de cette attaque, « on voit bien que monsieur le bibliothécaire, qui a évidemment tout faux, n’a pas pris le soin de consulter sa documentation », tu te mets dans une position délicate… En même temps, si tu es frappé d’amnésie, tu ne te souviens peut-être pas non plus qu’à l’époque ton directeur s’appelait Philippe Val, et tu ne vois donc pas comment on peut parler de ligne « droitière ». Espérons, en tout cas, qu’il s’agit seulement d’amnésie, parce que l’amnésie, suite à un traumatisme notamment, est parfois passagère ; car si ce n’est pas cela, c’est que tu es un fieffé menteur – et ça, ça ne se soigne pas.

La deuxième chose qui nous inquiète, c’est pour ton métier. Tu te souviens peut-être que lorsque l’on est journaliste, il est bon de vérifier ses sources. Par exemple, lorsque des gens qui te sont devenus proches du fait des événements, comme le parquet antiterroriste, cherchent à nous salir, puisque c’est son rôle, dans un réquisitoire dont il a bien évidemment inondé la presse parisienne, il n’est pas mauvais de s’assurer que ce qu’il dit est vrai, plutôt que de le recopier bêtement. Et là, avouons-le, tu nous inquiètes sérieusement : tu te souviens du mot « enquête », puisque c’est ainsi que tu présentes ton article, mais tu ne vois plus la différence entre enquêter et relayer la com’ du parquet. Pour saisir la différence et t’épargner de te ridiculiser encore, il te suffisait de nous appeler au numéro fourni par nos avocats et de nous demander si tout cela était vrai. Si tu l’avais fait, tu aurais appris que Julien n’a jamais déposé 82 500 euros en espèces sur tel ou tel compte ; qu’il n’est pas propriétaire du patrimoine d’une SCI ; que ceux qui ont mis en commun tout ce qu’ils avaient à l’époque pour acheter la ferme collective n’étaient pas financés par leurs parents : l’une apportait les dommages et intérêts versés par la SNCF dont un train l’a écrasée, l’autre le fruit d’années de travail à la télé suisse et le troisième le contenu d’un vieux P.E.L. ; qu’il n’y a jamais eu de versement de 140 000 euros des parents Coupat pour acheter le « domaine du Goutailloux » ; et qu’à peu près tout est faux dans ton article, jusqu’à ta citation entre guillemets de Gérard Coupat : il n’a jamais déclaré que Julien « vivait mal la contradiction entre son patrimoine et son idéologie » ; mais ça, c’est comme le reste, tu ne te souvenais plus qu’il fallait vérifier.

Le scoop que le parquet t’a refourgué consiste donc en ceci : 1 – Julien, il y a sept ans, était officiellement gérant d’une SARL qui lui versait 1000 euros par mois ; 2- ses parents, cadres à la retraite de l’industrie pharmaceutique, ont gagné de l’argent au cours de leur carrière. Mais là aussi, ce doit être l’amnésie qui a frappé, car tout cela était déjà, il y a sept ans, lors de nos arrestations, le principal axe de communication du parquet pour dissuader toute solidarité et discréditer comme il pouvait des révolutionnaires. Cela s’étalait à l’époque dans tous les journaux. C’était d’ailleurs de bonne guerre. Sauf que dans cette guerre, Charlie se retrouve à présent du mauvais côté de la barricade. Tu vois, ce n’est pas bon de trop fréquenter les sbires de l’antiterrorisme. On se met à les croire sur parole, et parfois même à les servir. Et l’on se retrouve comme toi à présent : alors que toutes les rédactions parisiennes ont reçu le réquisitoire du parquet, tu es le seul à être assez demeuré pour s’être fait platement l’écho de ses calomnies ; tout le monde a senti la manip, sauf toi. Tu vas finir par perdre tes derniers lecteurs si tu continues comme ça ; pour l’estime de tes collègues,c’est déjà trop tard : cela fait belle lurette que tu ne l’as jamais eue. Allez ! Reprends-toi ! Il n’est pas trop tard. Tu en as les moyens.

La dernière chose qui nous inquiète, te concernant, c’est cette petite paranoïa, bien explicable au reste, dont tu sembles désormais frappé. Lorsque Julien a dit « si Cabu, pour la génération de 68, c’est L’Enragé, Hara Kiri, pour la mienne, c’est Récré A2 », il n’a pas cherché à « cracher sur Cabu » et il est inutile d’y diagnostiquer le « mépris caractéristique des personnalités sectaires ». Ce qu’il essayait d’exprimer là, c’est que l’attaque de janvier frappait sa génération en plein cœur, à bout portant dans l’enfance, dans ces mercredis après-midi passés devant la télé lorsque les parents étaient au boulot. Il essayait d’expliquer en quoi cette attaque touchait affectivement plusieurs générations, en des endroits tous différents, et tous également tendres. D’où sa puissance de déflagration, d’égarement, de confusion. Il n’était pas ici question de cracher sur un mort, ni sur la tombe de Cabu. Tu n’as pas entendu ce qui était dit. Tu n’as entendu que ta douleur. En revanche, considérer qu’il vous revient collectivement, et un peu lâchement il faut bien le dire, de vous venger sous pseudo du fait que Julien « massacre Charlie » – oui, vous avez écrit « massacre Charlie » ! -, tout ça parce qu’il a osé juger que Charlie était devenu, pour lui, « politiquement détestable » depuis bien longtemps, relève nettement du délire de persécution. Sauf à considérer que ne pas souscrire à la ligne politique de Charlie est un fait de lèse-république pas très éloigné de l’ « apologie du terrorisme », ou en tout cas une conduite scandaleuse qu’il convient de châtier sans délai, fût-ce par la calomnie – pardon, l’amnésie. Non, là, c’est vraiment très préoccupant : tu es en train de perdre le sens des réalités, mon pauvre Charlie.

Mais notre principale inquiétude, c’est qu’en perdant le sens des réalités tu ne perdes peu à peu aussi celui de la langue. Ainsi, « social-traître » désigne, notamment dans un certain registre stalinien, celui qui, hier au service de la classe ouvrière, se met au service de la bourgeoisie, c’est-à-dire à peu près l’inverse de quelqu’un qui, par exemple, trahirait la bourgeoisie pour rallier, avec armes et bagages, le camp révolutionnaire. Tu vois la différence ? À ce sujet, c’est amusant quand tu t’écries que Charlie n’est quand même pas Valeurs actuelles : le hasard veut que l’ensemble des sommes et opérations que tu cites de manière erronée dans ton article de représailles proviennent d’un rapport de TRACFIN commandité par un certain Yves de Kerdrel, châtelain à Tarnac, et qui voyait d’un mauvais œil notre arrivée dans un village déjà flanqué d’un maire communiste, et qui traitait le ci-devant sans façon. Et tu sais quoi ? Le gars, justement, il dirige Valeurs actuelles maintenant. L’histoire a de ces raccourcis qui prêtent à réflexion.

Allez, bonne route quand même…

Aria, Benjamin, Bertrand, Elsa, Gabrielle, Julien, Mathieu, Yildune

https://lundi.am/N-est-pas-Charlie-qui-veut