Hafed avait commencé sa vie de révolté le 3 septembre 1960. Né à Ménilmontant dans une famille ouvrière algérienne, il grandit en plein 6e arrondissement de Paris. Il est immédiatement sensibilisé au jeu social inégal, du fait de sa singularité de jeune prolétaire maghrébin dans un environnement économiquement et culturellement riche et blanc – même si le quartier Saint-Germain-des-Prés dans les années 1960-70 était loin d’être aussi homogène socialement qu’aujourd’hui. En 1962, ses parents optent pour la nationalité algérienne pour l’ensemble de la famille. À la suite des péripéties judiciaires qui vont jalonner sa vie, Hafed ne pourra jamais obtenir les papiers français et sera, au moment des lois Pasqua sur la double peine, menacé d’expulsion vers un pays dont il ignorait tout. Il est finalement mort en apatride… et fier de l’être. Car Hafed a toujours refusé de se considérer comme « une victime sociale ». À 15 ans, il revendait à ses camarades de classe plus fortunés tout ce qu’il avait chouravé dans les magasins, absorbant ainsi leur argent de poche : « Le mot “délinquant” porte en lui l’idée d’une victimisation, celui de voleur un peu plus de révolte et de choix. [1]  »

Enfermé une première fois à 16 ans au Centre des jeunes détenus de Fleury-Mérogis, puis condamné à deux fois sept ans de ferme en assises pour braquage de banque en 1979 et enchristé à la centrale de Clairvaux, il passera en tout 17 ans derrière les barreaux… un tiers de sa vie. Il y met à profit son appétence pour l’écriture et la lecture qu’il a acquise auprès de professeurs de français passionnés. L’écriture, à une époque où les écrans (et les portables) sont absents des taules, est aussi un moyen d’échapper au travail obligatoire et de se rendre utile auprès d’autres détenus illettrés. Il explique que son attachement à l’écriture est né dans « un rapport de séduction » : « Je suis un droit commun, donc j’ai démarré ma carrière de menteur – menteur c’est raconter des histoires – et après je suis devenu voleur. […] Mon école, ça a été celle-là. Et l’écriture – je parle plus d’écriture que de littérature – a vraiment été un truc pour me confronter au réel. C’est pour ça que je suis devenu procédurier, j’ai fait un peu chier l’administration… je suis toujours sorti en fin de peine par exemple à cause ça (rires). [2] »

Marqué au corps par ses incarcérations successives, l’œuvre et la vie d’Hafed témoignent à travers tous ses pores d’une lutte acharnée contre tous les enfermements : « La prison commence là où l’enfance s’achève. La véritable enfance, celle qui fait que le monde social desdits adultes croit vivre alors qu’il n’est que le contenant d’un contenu, à savoir le cercueil qu’est l’adulte portant le cadavre de l’enfant. Quel enfant a dit : “Plus tard, je veux être gardien de prison” ? […] La prison commence aussi là où naît le crime, celui contre la vie car il est inhumain, d’enfermer, même une monstre persuadé d’être encore un homme et à qui la société, la morale des puissants impunis, tente tout pour lui faire croire que :

– C’est pour ton bien, dit la morale.

 

– Qu’on enferme mon mal ? demande le monstre.  [3]  »

Au début des années 2000, Hafed participe à la création du journal et du collectif L’Envolée [4], qui donne la parole aux prisonniers et publie des textes contre la prison. De par ses nombreux séjours « dedans », Hafed sera un témoin « privilégié » des changements au sein du milieu carcéral, ce miroir grossissant des turpitudes de la société : « …l’islamisation du milieu carcéral, je l’ai vue naître. Je suis athée mais comme je suis maghrébin, j’ai eu de gros conflits. Sur l’un des rendus de jugement du tribunal administratif, il est écrit que j’ai reçu, intra-muros, des menaces de mort relatives à l’islamisation. Dans les années 1990, au moment de la guerre du Golfe, il y a eu un genre de fierté arabo-maghrébine et musulmane touchant les personnes qui avaient vécu le plus grand nombre d’échecs, dont la prison était le dernier. […] L’administration pénitentiaire a favorisé l’islamisation parce qu’elle pacifiait la prison. Des imams autoproclamés qui étaient quand même de petits caïds ont commencé à expliquer aux plus jeunes que s’ils étaient en prison, c’est que Dieu l’avait voulu. On n’était plus sur le terrain social. Ce n’était pas parce que vous étiez au chômage ou que vous preniez de la drogue ! C’était Dieu. Une fois que les jeunes l’avaient intégré, ni le juge, ni le surveillant, ni le ministre de la justice, ni l’État n’étaient plus des ennemis. En fait, l’administration pénitentiaire a fait jouer l’islamisation contre l’extrême gauche carcérale. J’ai été stigmatisé, ainsi que d’autres mecs, qui considéraient également la “case prison” comme une pure gestion de la misère sociale. Ça a été la révolte des gueux. Nous demandions des douches et des parloirs supplémentaires. Nous demandions de meilleures conditions de détentions. Nous étions minoritaires et de transferts en renvois en quartiers d’isolement, l’administration pénitentiaire nous a cassés. Elle a très largement favorisé l’islamisation. Elle s’est quand même fait avoir sur la durée. De jeunes prisonniers musulmans qui, derrière l’injonction à respecter les préceptes de Mahomet, avaient recouvré une certaine santé physique et mentale, ont commencé à ouvrir les yeux.  [5]  »

Dehors depuis 2007, Hafed se consacrait à l’écriture – il aimait à dire que sa reconversion d’écrivain avait sérieusement compromis sa carrière criminelle –, aux ateliers théâtre, aux scénarios de films, mais aussi au restaurant de sa compagne Francine et à ses amis. La fidélité, en amitié et dans la lutte, le caractérisait, comme elle caractérisait sa grande pote Catherine Charles, la mère de Christophe et Cyril Khider, emportée par le crabe en mars 2011. Hafed, lui, se savait aussi en sursis depuis son premier double infarctus en prison en 1996, dans des conditions sanitaires lamentables, et que la quatrième attaque cardiaque risquait d’être la dernière, mais il s’évertuait à domestiquer – avec humour et élégance comme toujours – cette Camarde qui lui faisait du gringue… Ainsi ce poème de 2012 « Chagrin de femmes-Peine d’homme » :

« Écoute ce que tu danses

La mort est venue

C’est la fête

À boire ! À boire ! Et à danser !

Tes paumes et tes talons !

Cogne à l’Andalouse

Rend gorge au Raï

Bouge au Yiddishs

Va chercher l’Irlande

et fais sonner les cordes des tripes

Au tam-tam des Afriques

De Pigalle à Libreville

Danse !

Écoute ce que tu tais et danse !

Claque tes doigts

Et regarde à tes pieds

Se coucher la chienne de mort

Danse ! Danse !

Pour faire revivre nos morts d’amour

Dans la musique des castagnettes de nos squelettes !

Et Viva la Muerte ! »

Tranquille le chat, on dansera et on boira pour toi, Hafed… Salut beau mec !

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Nouvelles et romans :

  • Les Forcenés, nouvelles, Rivages/Noir.
  • Éboueur sur échafaud, roman autobiographique, Rivages/Noir.
  • Le Philotoon’s : Correspondance entre l’auteur en prison et des amis de l’intérieur et de l’extérieur, Éd. L’insomniaque.
  • Les Poteaux de torture, Second recueil de nouvelles, Éd. Rivages.
  • Marche de nuit sans lune, Éd. Rivages (En cours d’adaptation par Abdellatif Kéchiche)
  • Coco, Illustré par Laurence Biberfeld, Éd. écorce.
  • Garde a vie, roman jeunesse, Éd. Syros, Coll. Rat noir.
  • Théâtre :
  • – La Joue du roi, suivi de Vomitif, pièces de théâtre, Éd. L’Insomniaque.
  • – Les aimants, 2014.

Notes:

[1] « Prison et écriture : haute surveillance, entretien avec Abdel Hafed Benotman », mouvements, 29 juillet 2010.

[2] « Causerie avec Abdel Hafed Benotman & Jann-Marc Rouillan », Cheribibi, n°9, février 2015.

[3] 4e de couverture de l’ouvrage collectif Au pied mur, 765 raisons d’en finir avec toutes les prisons, L’Insomniaque, 2000.

[4http://lenvolee.net

[5mouvements, op. cit.