Une nouvelle étape dans la résistance irakienne
Le soulèvement contre l’occupation impérialiste1.

Par Juan Chingo.
http://www.ft-europa.org

La résistance.

Les événements des derniers jours démontrent bien que la résistance irakienne est entrée dans une nouvelle phase, tant qualitativement que quantitativement.
Cela se voit tout d’abord quantitativement à travers l’escalade de la lutte armée. Cela implique un déploiement plus importants de troupes de combat ainsi que le recours à un armement plus diversifié de la part de la Coalition. L’augmentation des pertes états-uniennes est également évidente , avec quelques 60 morts pour la coalition -en grande partie de nord-américains- au cours de la dernière semaine contre 30 en moyenne précédemment2. Beaucoup d’éléments ont fait peser une énorme pression sur les troupes états-uniennes. On peut tout d’abord penser à l’extension de la zone géographique des affrontements, révélatrice, puisqu’elle s’étend tendanciellement aujourd’hui de Mossoul au Nord à Bassorah au Sud. De plus, certains éléments de la nouvelle armée irakienne se sont refusés de combattre contre leurs frères3, alors que bien des contingents étrangers n’ont offert qu’une faible résistance face aux assaillants irakiens lorsqu’ils n’ont pas parfois tout simplement préféré rester reclus dans les casernes.
Plus significativement, on notera également les développements qualitatifs de la résistance irakienne avec l’entrée dans l’opposition armée de la fraction la plus radicalisée de la population chiite ainsi que le durcissement de la guérilla sunnite qui jusqu’alors représentait la seule opposition armée face aux troupes d’occupation. Les Chiites constituent environ 60% des 25 millions d’Irakiens. Bien que la fraction dirigée par Muqtada al-Sadr ne représente qu’un minorité, il pourrait influencer environ 15% de la population selon certaines estimations, ce qui suppose une base considérable d’un point de vue logistique et pour le recrutement de miliciens.
On a pu également voir comment ces deux processus de résistance armée sunnite et chiite se combinent en fait à des soulèvements populaires, au cours desquels, selon des témoins, les femmes et mêmes les enfants jouent un rôle essentiel dans la préparation des barrages, barricades, ou de munition. Cette cohésion plus grande au sein de la base sociale des combattants a permis que la résistance aille au-delà des classiques opérations de guérilla -embuscades, attaques surprises-. Ce qui est nouveau c’est qu’elle a démontré la profondeur du niveau d’affrontement. Les forces combattantes irakiennes ont montré qu’elles étaient capables de s’emparer et de conserver des territoires entiers au sein des villes. C’est le cas de Fallujah et dans une certaine mesure de Ramadi où certains leaders de la guérillas sunnite ne se sont pas simplement réfugiés mais se sont également retranchés afin de résister, avec le soutien de la population, aux assauts des troupes américaines. Les guérillas chiites à leur tour ont pris le contrôle de la majeure partie des villes de Nadjaf, Karbala, Kufa, ainsi que de certains faubourgs chiites de Bagdad comme Sadr City.
Enfin, et ce qui est prometteur en dépit de l’animosité historique entre communautés chiites et sunnites, c’est que l’on a assisté au développement d’un début d’unité embryonnaire dans les zones populaires où il existe une certaine mixité communautaire comme à Bagdad où des contingents chiites du quartier de Kadhimiya se sont unis à des groupes de résistants de la zone de Adamyia. Avant même le soulèvement chiite, certains habitants de ces quartiers avaient participé à une manifestation au cours de laquelle on pouvait lire sur certaines banderoles « Ni Sunnisme. Ni Chiisme. Unité de l’Islam! ». Des tentatives de lutte côte à côte ont également eu lieu à Ramadi, en zone sunnite, où les insurgés ont été appuyés par des brigades de combattants partisans de al-Sadr. Ces éléments constituent les premières manifestations ou phase initiale de la gestation d’une guerre de libération nationale.

La réponse de la Coalition.

La réponse de l’armée états-unienne face à ce développement et radicalisation de la résistance a été l’utilisation de tactiques extrêmement agressives, incluant l’utilisation d’armes lourdes, de bombes téléguidées, avec l’appui aérien de bombardiers AC-130 ou d’hélicoptères. Cette réponse n’était pas simplement destinée aux combattants mais également à la population civile qui les soutient. En suivant l’exemple du harcèlement permanent des troupes de Tsahal contre les Palestiniens à Gaza et en Cisjordanie, les Américains ont ainsi laissé derrière eux à Fallujah des faubourgs et une ville partiellement détruite sans même parler des nombreuses victimes puisque l’on calcule qu’environ 518 Irakiens sont morts au cours de la première semaine du siège.
Malgré le durcissement de la répression, choix délibéré des troupes d’occupation afin de mettre en échec la résistance et de briser le moral des masses qui l’appuient, le résultat n’est pas celui escompté. Les morts et les blessés irakiens ne font qu’alimenter la haine et la détermination en vue de continuer le combat, créant les bases d’une généralisation potentielle de la résistance.

Les difficultés pour créer un gouvernement irakien qui valide l’occupation.

Les racines politiques de l’actuel soulèvement sont à chercher dans les difficultés américaines à créer un délicat équilibre entre les différentes communautés irakiennes, notamment entre Chiites, Sunnites et Kurdes, en vue de redéfinir l’entrelacs artificiel créé par les Britanniques à la suite du démantèlement de l’Empire Ottoman à la fin de la Première Guerre Mondiale. Depuis la chute de Bagdad en avril 2003, les États-Unis n’ont pas réussi à trouver une solution à ce problème qui représente un obstacle pour toute stabilisation d’après-guerre. Le fait que ce problème reste insoluble alimente une crise latente permanente rendant difficile l’occupation et le stationnement de troupes impérialistes.
Après avoir tenté d’établir une autorité nord-américaine à la suite de la rapide victoire militaire, l’émergence de la résistance sunnite a forcé les États-Unis à chercher un appui au sein de la majorité chiite. En échange d’une place privilégiée sur le futur échiquier politique irakien, Washington espérait la coopération des directions chiites afin de mener à bien la liquidation de la guérilla. Telle était la base d’une occupation américaine « à prix réduit ». La clef de ce compromis n’était autre que l’Ayatollah Ali al-Sistani qui se trouve à la tête de la fraction majoritaire et modérée du clergé chiite.
Ces rapport entre les différents partenaires se sont détériorés notamment à la suite de la capture de Saddam Hussein et l’impression erronée que la guérilla sunnite avait faibli par rapport au pic des attaques enregistré au cours de la période du Ramadan. Washington a alors considéré qu’il était beaucoup moins dépendant de la collaboration du clergé chiite et à chercher à réduire ses futures prérogatives. En même temps, Paul Bremer entendait séduire certains chefs tribaux sunnites, tout en augmentant le poids des partis kurdes qui représentent depuis le début le secteur le plus fiable pour Washington. Cela a généré un certain tiraillement entre l’administration civile intérimaire et al-Sistani autour de la nouvelle Constitution et le futur gouvernement irakien.
Al-Sistani insistait pour que le Coran soit l’unique source de la Constitution et que des élections soient immédiatement organisées afin de s’assurer le contrôle absolu du futur gouvernement en fonction de la prédominance démographique chiite. Les revendications de al-Sistani ont été accompagnées par des manifestations massives et pacifiques et par d’innombrables pressions, « courtoisement » ignorées par l’administration intérimaire ainsi que par le représentant spécial de l’ONU pour l’Irak, Lakhdar barimi, vers qui le leader chiite s’était tourné afin de faire valoir ses doléances. Mais la nouvelle Constitution garde un caractère relativement séculier puisqu’il ne signale le Coran que comme une des sources du droit. Elle accorde également un droit de veto à la minorité kurde, ce qui n’est pas acceptable pour les Chiites.
Dès lors, les dissensions ont abouti à une dégradation des rapports jusque-là entretenus par les États-Uniens avec les dirigeants chiites majoritaires et la population. Il faut ajouter à cela le jeu mené par l’Iran voisin. Un changement relativement important s’est produit à la tête de la République islamique limitrophe avec laquelle le clergé chiite a de nombreux liens. Les conservateurs iraniens ont repris le dessus à la suite de l’échec total de la stratégie de réforme graduelle et de libéralisation du régime théocratique menée par Khatami. Les conservateurs iraniens ne remettent pas en cause le pacte passé avec les Américains en Irak, mais ils considèrent cependant que Washington ne rétribue pas assez bien le régime iranien pour l’énorme rôle qu’il joue dans la stabilisation de l’Irak, comme en témoignent les menaces continuelles qui pèsent sur le programme nucléaire iranien, l’opposition au processus de paix au Proche-Orient, etc.
Voilà les circonstances internes et externes qui ont précédé le soulèvement de l’aile la plus radicalisée du clergé chiite sous la direction de Muqtada al-Sadr.

Les limites d’une issue négociée.

Après une semaine d’intenses combats, une baisse du niveau d’intensité des affrontements a été enregistrée. Il s’agit-là du fruit d’intenses négociations bilatérales et concertées entre des membres du Conseil de Gouvernement Irakien, certaines forces religieuses et politiques, les forces de la Coalition et les différentes factions sunnites et chiites. Il en est sorti un précaire cessez-le-feu à Fallujah entre les forces nord-américaines et les insurgés sunnites alors que l’Armée du Mehdi de al-Sadr se retirait de certains commissariats et bâtiments publics de Najaf, Karbala et Kufa4. Cela a permis à Washington de respirer un peu après une situation critique qui menaçait de réduire à néant sa stratégie pour l’Irak. Cependant, cette issue actuelle aura des répercussions à long terme sur la stratégie états-unienne.
Les forces états-uniennes voulaient donner une leçon aux insurgés de Fallujah pour venger l’assassinat de quatre mercenaires nord-américains fin mars dont les images des corps mutilés avaient horrifié l’opinion publique américaine. Washington, en assiégeant la ville pour terroriser la population voulait faire un exemple en montrant que les insurgés et ceux qui les protègent seraient impitoyablement frappés. Mais lorsque les troupes américaines de renfort ont commencé à faire route vers Fallujah, de puissants affrontements ont également commencé à opposer l’Armée du Mehdi aux forces de la Coalition. L’ouverture de ce nouveau front a profondément restreint le champ d’action des alliés, réduisant la possibilité de déploiement militaire accru alors que la Coalition doit continuer à veiller à réduire au maximum les bavures civiles et les pertes au sein de ses troupes. Cela a forcé Washington a modifier ses plans et à négocier. Plus que construire un réel cessez-le-feu, la trêve à Fallujah a permis à Bremer de gagner du temps et à entamer des négociations avec al-Sadr et surtout avec al-Sistani.
Les Etats-Unis ne peuvent pas se permettre un affrontement simultané contre le front sunnite et celui des Chiites sur l’ensemble du territoire irakien alors que les symptômes d’un début de rapprochement entre les différentes fractions musulmanes font courir un risque accru aux troupes de la Coalition.
Politiquement, les négociations bilatérales ont permis une certaine détente. La trêve à Fallujah a montré comment les Etats-Unis ont été forcés de traiter avec les guérillas sunnites qui apparaissent comme une force cohérente, c’est-à-dire avec une structure de commandement qui peut arriver à un certain nombre de compromis. Pour sa part, al-Sistani, qui a laissé s’envenimer les événements tout en critiquant les agissements américains et en appelant au calme, essaye de tirer parti de la situation. Il entend de cette manière accroître les concessions que pourrait devoir faire Washington pour obtenir son appui, notamment en reconsidérant sa revendication consistant à donner une place prépondérante à la majorité chiite dans l’Irak de demain. C’est pour cela que al-Sistani suit pas à pas les négociations en cours à Fallujah. Les rebelles sunnites savent quant à eux qu’ils n’ont pas beaucoup à espérer de Washington. Les manœuvres de Bremer qui essaie de traiter avec toutes les factions à court terme pourraient rendre encore plus étroite la marge de manœuvre de Washington pour la création d’un futur gouvernement, ne pouvant satisfaire toutes les promesses faites, ce qui pourrait déchaîner une nouvelle phase de violence.

Perspectives.

Le résultat des intenses combats de cette semaine est l’entrée dans une nouvelle phase de la guerre en Irak alors que la situation des Américains continue à se détériorer sur le terrain et leur marge de manœuvre visant à créer une issue réelle à la crise sur le long terme se réduit. Washington, à travers les multiples négociations entreprises, essaie de respecter le calendrier de son plan de transfert de pouvoir pour le 30 juin. L’enjeu actuel pour le gouvernement Bush n’est pas tant de céder une part de souveraineté à un gouvernement de transition irakien mais bien de sauver la face par rapport à l’opinion publique états-unienne. Ce transfert de pouvoir serait bien entendu plus symbolique que réel, mais Bush ne peut pas se permettre de retarder le calendrier alors que d’intenses pressions s’exercent sur la Maison Blanche tandis que la politique de sécurité de l’administration républicaine avant le 11 septembre st fortement critiquée par la Commission d’enquête parlementaire.
Dans l’ensemble, la situation en Irak s’est profondément transformée. Cela s’est traduit pas un accroissement du nombre des insurgés et une intensification des soulèvements populaires alors que la résistance tente de conquérir et de tenir militairement certains territoires. Cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas par la suite de nouvelles négociations, mais bien qu’elles amèneront à des trêves temporaires et non à la fin de la guerre5.
1 D’après CHINGO Juan, « Una nueva etapa en la resistencia irakí », in La Verdad Obrera n°137, Buenos Aires, 15/04/04. La Verdad Obrera est le journal du Parti des Travailleurs pour le Socialisme (PTS) d’Argentine, membre de la Fraction Trotkyste-Stratégie Internationale.
2 Dans son édition du 25/04/04, l’envoyé spécial de El País (Madrid) parlait de quelques 120 morts dans les rangs de la Coalition pour le seul mois d’avril [NdT].
3 De nombreux journaux internationaux ont fait remarquer combien étaient peu fiables les nouvelles forces de sécurité irakiennes, infiltrées par des résistantes ou refusant tout simplement de combattre contre les insurgés dans certaines zones [NdT].
4 D’après les médias internationaux, une trêve illimitée a été signée a Fallujah le 25/04.
5 A l’occasion de la tenue de la II° Conférence internationale de la Fraction Trotskyste-Stratégie Internationale à Buenos Aires, nous proposons à toutes les organisations qui revendiquent l’anti-impérialisme d’organiser une grande campagne pour le retrait des troupes d’occupations et pour le soutien militaire de la résistance irakienne. Nous appelons ainsi à construire un grand mouvement anti-impérialiste.