Le centre social autogéré Die Rote Flora, « squat » historique de Hambourg et foyer de quelques luttes épiques contre l’extrême droite, le racisme et la gentrification, vient de verser une pièce de choix au dossier des nobles besognes policières. Dans un communiqué mis en ligne le 3 novembre sur un blog anonyme créé pour l’occasion, des proches de la « Flore rouge » révèlent qu’une de leurs anciennes camarades émargeait en fait à la maison poulaga. De 2000 à 2006, celle que tout le monde connaissait sous le nom d’Iris Schneider s’était illustrée comme une militante pure et dure, à la fois par son dévouement à la vie du centre et par la place très offensive qu’elle occupait au sein du comité d’actions. Pour débouler dans une cage à riches ou inciter à la baston avec les fafs, Iris n’était jamais la dernière, rameutant copines et copains pour ensuite les balancer en flag’ à ses collègues. La taupe avait même réussi à prendre les rênes d’une émission sur FSK, une radio associative proche des squatteurs. Activiste dévouée et journaliste alternative, deux casquettes de rêve pour camoufler le képi.

Les occupants de la Rote Flora ne sont pourtant pas nés de la dernière pluie. Depuis l’ouverture du lieu en 1989, cet ancien théâtre converti en QG d’autonomes, régulièrement en proie aux menaces d’expulsion et aux attaques des néo-nazis, a vu défiler quantité de mouchards et de flicaillons de tout poil. Comme le reconnaît un ancien, « l’infiltration, c’est une évidence avec laquelle il faut vivre ». Inutile de soumettre chaque nouvelle recrue à un interrogatoire serré, ou de refouler X ou Y pour défaut de cooptation, comme cela se voit en France : les flics sont en général les mieux formés pour endormir les paranos et les naïfs, qui sont souvent les mêmes [1]. A la Rote Flora, le comportement un chouïa trop « parfait » d’Iris Schneider a bien éveillé quelques soupçons, sans que cela l’empêche de s’incruster pendant six ans. « La crainte d’exclure injustement une camarade l’a emporté sur notre méfiance », résume le témoin. D’autant que l’adrénaline de la vie militante agit parfois comme une colle forte.

Tout comme Mark Kennedy, le flic anglais passablement tordu qui a parasité le groupe dit « de Tarnac » [2], l’agente de Hambourg a poussé le goût de sa fonction jusqu’à multiplier les escapades amoureuses avec les camarades qu’elle fliquait. Au prix de quelles complications pour son psychisme ? L’histoire ne le dit pas. En 2006, quand Iris s’arrache de la Rote Flora à destination, dit-elle, des états-Unis, les plus affûtés de ses camarades n’ont plus le moindre doute. Il faudra pourtant attendre encore sept ans pour que lumière se fasse : en septembre 2013, une militante de la scène autonome de Hambourg la croise par hasard à l’hôtel de police. Le temps de mener l’enquête, et les camarades découvrent qu’Iris Schneider s’appelle en fait Iris Plate, qu’elle fait la fierté de la flicaille locale et qu’elle officie désormais au « service de prévention contre l’extrémisme islamiste ». Là-bas comme ici, l’impérieuse urgence de terrasser la « mouvance anarcho-autonome » a cédé le pas à d’autres priorités. Les modes passent, les méthodes demeurent. Au début des années 1980, des « totos » parisiens vécurent déjà ce cauchemar qui consiste à tomber nez à nez sur un ancien compagnon de lutte en tenue de flic– un souvenir évoqué par Guy Dardel dans son roman Un traître chez les totos [3].

A Hambourg, les victimes de la fourberie policière se sont fait (un peu) justice : dans le texte dégoupillé sur Internet figurent l’identité de la policière infiltrée, sa date de naissance, sa qualité et son adresse. Sa photo aussi a fait le tour de la Toile, ce qui amenuise considérablement ses chances de réitérer ses exploits ailleurs. Effet inattendu de ce déballage : sommés de s’expliquer par des élus de Die Linke, le parquet et la police de Hambourg ont admis avoir commandité l’opération, mais dans le «  cadre autorisé par la loi  », assertion farfelue qui a eu don d’agacer tout le monde. C’est qu’en Allemagne l’onde de choc suscitée par l’affaire des écoutes de la NSA a rendu l’opinion un brin chatouilleuse sur les questions de flicage. Pour les médias, passe encore que la police espionne des militants politiques de gauche, fût-ce au mépris de la loi, qui – rions un peu – interdit en principe au policier undercover de piéger ses victimes en les incitant à commettre des actes susceptibles de les envoyer en taule. Mais que de surcroît le flic se fasse passer pour un journaliste, ça, c’est pousser le bouchon un peu loin. Indignation du syndicat de la presse, menace de porter plainte pour violation de la Constitution, effets de manche et trémolos.

L’affaire devrait encore faire le bouillon quelques semaines. Après quoi elle se tassera : la mairie SPD de Hambourg pourra alors reprendre ses projets d’embourgeoisement du Schanzenviertel, le quartier popu de la Rote Flora, en comptant sur l’aide de la police et de ses barbouzes. Les squatteurs, eux, promettent qu’ils continueront de faire ce qu’ils font depuis vingt-cinq ans : un peu mieux que résister.

Olivier Cyran

Notes :

[1] En mai dernier, un envoyé spécial de CQFD s’est ainsi vu jeter à la porte de la « commission actions » de la Coordination des intermittents et précaires d’Ile-de-France (CIP-IDF) au motif qu’il n’avait pas été «  coopté ». Vraisemblablement, ses remarques au sujet de la stratégie à adopter avec les médias (feu ! feu ! feu !) avaient été interprétées comme un symptôme de radicalité dont seul un agent provocateur stipendié par la place Beauvau pouvait être l’auteur.
[2] Lire David Dufresne, Tarnac, Magasin général, Calmann-Lévy, 2012.
[3] Publié chez Actes Sud en 1999.

[Article publié en décembre 2014 dans CQFD n°127.]