Comment cette journée du 17 octobre a-t-elle été vécue ?

Adolfo : Pour ma part, au moment du 17 octobre, j’étais clandestin en Belgique en raison de mon implication dans les réseaux de soutien à l’indépendance algérienne, qui m’avait obligée à quitter la France avant d’être repéré. J’ai donc été tenu informé par les soutiens du FLN qui nous ont fait savoir ce qui s’était vraiment passé cette nuit-là, et par les radios étrangères qui donnaient tous le détails sur les atrocités commises et sur les centaines de morts, bien loin de la version officielle des trois morts donnée par la préfecture de police à l’époque. Le rôle joué par la police française montre qu’il y a eu bien peu de résistance en son sein, mais en revanche beaucoup de zèle… Comme sous Vichy, d’ailleurs : il ne faut pas oublier que le camp de Drancy, comme d’autres, n’était pas gardé par les nazis, mais par la police française qu’on retrouve une fois de plus à la manœuvre.

De quelle façon la mémoire de cette date a-t-elle été transmise par la suite ?

Adolfo : En Algérie, la date a bien sûr été commémorée, mais pas avec l’importance qu’il aurait fallu donner à cet événement, pour des raisons liées à l’histoire politique algérienne : pour le pouvoir militaire de Boumédiène, la résistance armée devait rester la seule véritable force de libération et les héros de l’indépendance, ceux qui les armes à la main s’étaient battus sur le sol algérien.

Leïla : En 2013, une exposition de photographies sur la guerre d’Algérie au Mama, le musée d’art moderne d’Alger, a permis de faire connaitre l’importance de l’apport de la résistance extérieure, à travers les films, les reportages, qui ont fait découvrir ou redécouvrir cette solidarité venue de l’étranger.

Adolfo : Je souligne l’importance du travail du photographe Elie Kagan, qui a photographié le massacre du 17 octobre et qui a aussi fait connaitre par son travail le bidonville de Nanterre d’où étaient issus bon nombre de manifestants ce soir-là. Cette réalité-là est encore bien souvent méconnue dans la population algérienne.
Et bien sûr, il y a eu le remarquable travail de recherches réalisé par l’historien Jean-Luc Einaudi, qui a mis au jour le contenu des archives de la police, et à qui je souhaite rendre hommage aujourd’hui (Jean-Luc Einaudi est décédé le 22 mars 2014).

Quelle importance donnée à ce travail de mémoire ?

Leïla : Dans le travail de mémoire, il faut que les choses soient dites : pour les jeunes, ici ou en Algérie, il est impératif de comprendre que ça fait partie de leur histoire, que ce n’est pas un accident. L’histoire de la guerre d’Algérie a mis du temps à s’inscrire dans les livres d’histoire, car les plaies, dans les deux camps, n’étaient pas cicatrisées. Cela fait maintenant plus de 50 ans. Les nouvelles générations ont besoin de connaître leur histoire pour se construire.

Adolfo : Moi, je ne connaissais pas d’Algériens au moment où j’ai proposé de soutenir la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. Le contexte de guerre, la torture, le couvre-feu imposé à une partie de la population seulement, le racisme d’État, la véritable chasse au faciès qui a eu lieu dans les rues de Paris, le massacre non reconnu par les autorités, tout cela me rappelait ce que j’avais vécu sous Vichy. Cette fois non plus contre les Juifs, mais contre les Arabes. Il fallait que cette guerre cesse, il y avait trop de morts inutiles. Et le seul moyen, c’était qu’un accord aboutisse à l’indépendance. D’ailleurs, le 17 octobre, il y avait déjà des négociations au sommet de l’État entre les deux parties. Mais dans les rangs de la police française, sous la direction du préfet Maurice Papon, bien connu pour son implication active dans la déportation des Juifs de France sous l’Occupation, il s’agissait aussi certainement de « solder les comptes ». Papon avait déclaré à ces troupes quinze jours auparavant, lors des obsèques d’un policier tué : « pour un coup donné, nous en porterons dix »…

Comment le soutien apporté de l’extérieur, comme celui d’Adolfo, a-t-il été perçu ?

Adolfo : En France, nous qui aidions les Algériens étions considérés par une partie de la population comme les pires des traitres, les larbins de l’ennemi. Les femmes de nos réseaux étaient traitées de « putains du FLN », leurs portraits placardés dans les journaux. L’OAS était aussi une menace à prendre au sérieux, ils plastiquaient les portes de nos appartements, nos voitures…
Côté algérien, les réseaux de soutien français au FLN – Jeanson, Curiel et tous ceux qui individuellement ont apporté leur aide – ont été reconnus et honorés. Nous travaillions directement avec les responsables algériens de la Fédération de France du FLN. Ils nous ont toujours désignés comme leurs « Frères Français ».
Depuis, nous recevons régulièrement les honneurs et décorations du gouvernement algérien. En revanche, je ne pense pas que la population, surtout les plus jeunes, connaisse l’implication de Français dans la lutte qui a permis leur libération.

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