…Car s’il est exact, comme la presse étrangère l’a affirmé à cette époque, que les deux seules institutions fonctionnant encore dans l’Italie d’alors étaient les syndicats et la police, cela nous le devons à ces ministres du Travail et de l’Intérieur : Carlo Donat-Cattin avait en effet derrière lui une carrière de syndicaliste, et Franco Restivo, intime de Vicari, le préfet de police du moment, avait déjà eu, avec ce dernier, l’expérience du terrorisme politique au temps où, dans la Région sicilienne, dont il a été le Président dans l’après-guerre, sévissait le bandit Giuliano. Justement, en 1968, une quantité de petits attentats par explosifs, qui restaient sans graves conséquences, contribuaient à augmenter ce désordre que la contestation estudiantine et ouvrière continuait à créer dans les grandes villes, et même dans les petites. Il s’agissait d’actes d’une portée étroitement limitée, en regard, par exemple, des sabotages de la production dans les usines ; ce n’étaient que des signatures de groupuscules fascistes ou maoïstes apposées sur les locaux adverses, mais ces petits faits justement se trouvèrent à l’origine des grands, et, comme le dit Tacite, « non sive usu fuerit introspicere illa, primo aspectu levia, ex quis magnarum saepe rerum motus oriuntur »(25). Car en Italie, à cette époque et ultérieurement, les syndicats et la police n’étaient pas seuls à fonctionner : depuis quelques mois s’étaient mis en mouvement, sourdement, les services secrets. Et puisque dans la sphère politique l’on continuait à tergiverser en face de la crise qui s’aggravait, il fut nécessaire de mettre au point, dès avant l’été, une tactique de diversion, une tension artificielle dont le but principal était de distraire momentanément l’opinion publique des tensions réelles qui déchiraient le pays. Nous verrons plus loin quels ont été les indéniables avantages d’une pareille tactique, et quels aussi les dommages qu’elle entraîna en se transformant en stratégie ; de même que, dans le prochain chapitre, nous livrerons à la publicité les critiques que, dans une autre place et en d’autres temps, nous avons adressées à notre service secret, lequel, par une maladresse qui n’a pas de précédents dans l’histoire, se voit aujourd’hui publiquement exposé aux accusations du premier magistrat venu, et de tout le pays.

Ainsi donc, quoiqu’il y ait eu tout le background des petits attentats que nous avons évoqué ci-dessus, on peut faire coïncider le début de cette tactique de diversion avec ce qui advint à Milan le 25 avril 1969, et ailleurs dans le mois d’août suivant : les opérations auxquelles nous faisons allusion furent, dans un certain sens, comme une répétition générale en prévision des événements de l’automne. Ces événements ne se firent pas attendre, et dès septembre se produisirent les premières actions de sabotage d’une ampleur considérable, aux usines F.I.A.T. de Turin et Pirelli de Milan, et puis dans cent autres. La négociation au sommet pour le renouvellement des contrats entre employeurs et syndicats n’était plus qu’un prétexte parmi tant d’autres : quantité de faits, et d’événements, d’une période qui n’en a vraiment pas manqué, ont été éclipsés par ceux qui leur ont succédé en un crescendo toujours plus soutenu, et nous pouvons nous en désintéresser ici, parce que la signification profonde que cette guerre de classes se donnait inconsciemment à elle-même, à travers son développement intensif et extensif, était devenue plus importante que l’ensemble des épisodes particuliers, qui n’étaient que les pierres milliaires d’une route qui conduisait toujours plus manifestement à une révolution sociale.

Nous avons fréquenté, dans le cours de notre vie, des lettrés qui ont écrit l’histoire sans se mêler aux affaires ; et nous avons eu à agir avec des hommes politiques qui se sont constamment et uniquement employés à produire et à empêcher des événements, sans trop penser à les décrire. Nous avons toujours observé que les premiers voyaient partout des causes générales, tandis que les seconds, vivant au milieu des faits de chaque jour, nés apparemment les uns des autres, se figuraient volontiers que tous les événements qui les servaient devaient être attribués à leur mérite, comme s’il eût incombé à eux exclusivement de déterminer la marche du monde, et que tout contretemps n’était que la conséquence de tel ou tel autre événement particulier, absolument imprévisible. Il y a lieu de croire qu’aussi bien les uns que les autres sont dans l’erreur ; et si dans cette époque on doit s’attendre à tout, parce que tout est possible, il n’est pas permis alors de se laisser prendre par surprise. Et par exemple, dans cet automne de 1969, que Raffaele Mattioli définissait, avec ce détachement philosophique qui n’était qu’à lui, comme « l’expression lyrique de l’histoire en action, où personne n’a eu le courage d’être ce qu’il était », on assistait au pitoyable spectacle d’industriels qui plaçaient plus de confiance dans les syndicats qu’en eux-mêmes ; et les syndicats plaçaient leur confiance dans les concessions qu’ils pouvaient obtenir du gouvernement ; et le gouvernement dans l’efficacité de ses services spéciaux. Nous étions un petit nombre à savoir que ce que l’on prévoyait de pire était tout au contraire trop optimiste, de même qu’aujourd’hui encore peu savent que l’Italie s’est trouvée alors plus d’une fois à une heure seulement d’une insurrection générale, et que si par bonheur ceci n’est pas advenu, ce fut moins grâce aux précautions de ceux-ci ou de ceux-là, que par le jeu d’autres facteurs.

Les luttes à propos des contrats obtenaient de notables succès sur le terrain des salaires, mais c’était une pieuse illusion que de croire que les esprits s’apaiseraient une fois que les contrats auraient été reconduits : du moment que les ouvriers, comme nous l’avons déjà dit, en réalité ne combattaient pas pour obtenir simplement des augmentations de salaire, il était désormais clair que, pour consistantes que fussent ces augmentations, on ne pouvait plus espérer acheter avec elles la paix sociale, qui risquait chaque jour davantage de n’être plus qu’un heureux souvenir des temps passés. De fait, lorsque certaines catégories, comme les travailleurs municipaux et d’autres, obtinrent un nouveau contrat de travil, ils persévérèrent dans leurs grèves illégales, sous prétexte de soutenir la lutte des travailleurs de l’industrie mécanique privée, pour qui la négociation restait en suspens. Les syndicats, de leur côté, ne pouvaient s’exposer au péril de se couper des masses travailleuses, en désavouant toutes les grèves qu’ils n’avaient pas voulu entreprendre et qu’ils n’avaient pas pu empêcher : ils devaient, au contraire, accepter la donnée de fait de ces grèves ouvrières, pour ne pas s’exclure par avance de la possibilité d’être à leur tour acceptés par elles, dans un second temps, comme porte-parole autorisés des revendications. Pouyr prévenir l’émeute ouverte, les confédérations syndicales ont donc dû trouver des objectifs autres que les revendications de salaire, afin de tenter de canaliser vers eux la contestation ouvrière.

Ce fut un de ces objectifs, lesquels paraissaient artificiels aux ouvriers eux-mêmes, qui fournit l’occasion d’ébaucher une insurrection caractérisée et patente. Le 19 novembre 1969, les syndicats avaient annoncé une journée de grève générale nationale sur la question des loyers ; cette grève, qui vit la plus vaste abstention au travail que l’on ait enregistrée dans l’histoire de la République, dégénéra très vite en émeute à Milan : les leaders syndicaux, qui devaient prendre la parole au Théâtre Lyrique, furent boycottés et insultés par les travailleurs qui, abandonnant le meeting, attaquèrent durement les forces de Sûreté Publique, contraintes alors de se retirer de tout le quartier, et ils élevèrent des barricades dans le centre de la ville.

Nous avons un souvenir précis de ce spectacle, parce que justement ce 19 novembre, vers midi, nous devions traverser la via Larga pour nous rendre au domicile, sis non loin des lieux des affrontements, d’un industriel chez qui nous étions conviés à déjeuner, avec quelques hommes politiques et d’autres personnalités du monde économique. Puisqu’il était impossible de trouver un taxi, nous traversâmes à pied tout un secteur de la ville : nous trouvâmes la majeure partie des rues tranquilles et presque désertes, comme il arrive de les voir à Milan le dimanche matin de bonne heure, quand les riches dorment encore et les pauvres ne besognent pas ; çà et là, de temps à autre, un jeune homme, ayant plutôt la mine d’un salarié suburbain que d’un étudiant, apposait tranquillement quelque placard sur une façade ; il nous en fut offert plusieurs, signés par tel ou tel groupe d’« ouvriers autonomes » ou de « comités de base », et l’un de ces manifestes nous avait surpris par son titre lugubre, qui sentait son XIXe siècle, et qui était quelque chose comme : « Avis au prolétariat sur les occasions présentes de la révolution sociale ». Ayant franchi, non sans quelque difficulté, les barrages de la force publique et des manifestants, nous atteignîmes enfin l’appartement de notre hôte, qui était plus inquiet qu’à l’accoutumée. La chère était magnifique, comme à l’accoutumée, mais la table était déserte : de la demi-douzaine des invités, seul un autre se présenta, en retard, et qui n’était même pas le plus attendu. Nous nous assîmes d’un air passif parmi cette abondance inutile, et un profond silence fut provoqué, involontairement, par une simple réflexion de notre part, que nous vivions un étrange temps, dans lequel, comme disait Tocqueville en 1848, on ne pouvait jamais être sûr qu’il ne surviendrait pas une révolution entre le moment où l’on passe à table et celui où le repas est servi.

Les appels téléphoniques, qui scandaient le temps, rendaient plus énervante encore l’attente de quelque événement funeste ; les nouvelles s’accumulaient : un agent de la Sûreté Publique venait d’être tué devant le Théâtre Lyrique, et ni la police ni les syndicats n’étaient plus en état de dominer le champ de bataille, qu’ils avaient abandonné. Le téléphone fut, tout au long de cet après-midi, l’unique cordon ombilical nous reliant au monde ; les pires craintes concernaient dès lors la situation à Turin, car si l’on avait su à Milan qu’ailleurs aussi la situation nous échappait, les chances(26) que l’émeute et la grève restent limitées à cette journée se seraient complètement évanouies. De Rome, on apprit que les syndicats « tenaient » à Turin, et que l’on n’y signalait pas d’incidents graves, non plus qu’à Gênes. Quelques heures plus tard, l’information nous était confirmée directement par les leaders syndicaux qui étaient sur place ; heureusement, il n’y avait pas eu de morts parmi les manifestants, parce que c’était au fond l’aubaine que les agitateurs escomptaient. Milan, le Milan ouvrier, fut découragé d’apprendre, au soir, que partout la grève s’était déroulée sans incidents ; mais à Rome, et non certes dans la Rome populaire, les événements de Milan furent ressentis dans toute leur gravité, et ils créèrent même plus d’émotion que l’on n’en pouvait espérer d’une capitale habituellement si sournoisement insensible aux impulsions du reste du pays. On s’y avisa enfin qu’il n’y avait plus de temps à perdre, puisqu’à Milan ni les syndicats ni la police n’avaient plus été capables d’empêcher l’émeute ; et même si cette émeute, par bonheur, avait été brève, on ne savait que trop bien qu’aucune des conditions dont elle découlait n’avait été surmontée, pas plus à Milan que partout ailleurs en Italie. Il y avait donc plus d’une bonne raison de craindre qu’à quelques semaines de là, sinon même plus tôt, une nouvelle émeute ne se transformât en insurrection générale.

Au lieu de quoi, trois semaines après, le 12 décembre, éclataient les bombes de la Piazza Fontana à Milan, et de Rome ; et l’on voyait en vérité ce « fait imprévisible et de nature traumatique » dont parlait le journaliste cité plus haut, et qui allait remuer si profondément l’opinion publique en Italie et à l’étranger.

Les ouvriers, désorientés et frappés de stupeur devant tant de victimes innocentes, restèrent comme hypnotisés par l’événement inattendu, et égarés par la rumeur qui s’ensuivit, car en présence de faits de ce genre leur esprit est changeant, et, comme le dit Tacite, « vulgus mutabile subitis, et tam pronum in misericordiam, quam immodicum saevitia fuerat »(27).

Comme par magie, un mouvement de luttes si étendues et si prolongées s’oublia lui-même et s’arrêta.

IV.
Qu’il n’est jamais bon de seulement se défendre,
parce que la victoire n’appartient qu’à l’offensive

« … Cette façon de voir, avant les guerres de la Révolution française, était plutôt dominante dans la sphère de la théorie. Mais lorsque ces guerres, d’un seul coup, ouvrirent un monde entièrement nouveau de phénomènes guerriers… on laissa de côté les vieux modèles, et l’on conclut que tout était la conséquence de nouvelles découvertes, d’idées grandioses, etc., mais aussi des conditions sociales transformées. On estima ainsi que l’on n’avait plus du tout besoin de ce qui appartenait aux méthodes d’un temps…
Mais parce que, dans de tels retournements des opinions, il surgit toujours deux partis en opposition, jusque dans cette circonstance les conceptions anciennes ont trouvé leurs chevaliers et défenseurs, qui considéraient les récents phénomènes comme des chocs de la force brutale, entraînant une décadence générale de l’art, et qui soutenaient que précisément le jeu de la guerre d’équilibre – dépourvu de résultats, vide – devait être le but… Cette dernière façon de voir manque tellement de bases logique et philosophique, que l’on ne peut la définir autrement que comme une désolante confusion conceptuelle. Mais également l’opinion opposée, selon laquelle tout ce qui advenait autrefois ne se reproduira plus, n’est aucunement pondérée. Des nouveaux phénomènes dans le champ de l’art de la guerre, une proportion minime doit être attribuée à de nouvelles découvertes ou à de nouveaux concepts ; la plus grande part au contraire aux nouvelles circonstances et conditions sociales… Commencer par la défensive et finir par l’offensive correspond pleinement à la démarche naturelle de la guerre. »

KARL VON CLAUSEWITZ. De la guerre.

ON SAIT QUE la vérité est d’autant plus dure à entendre qu’elle a été plus longuement tue. D’autre part, nous avons trop l’expérience du jeu des forces réelles dans le sein des sociétés humaines, présentes et passées, pour être comptés parmi ceux qui prétendent, soit par ingénuité soit par hypocrisie, que l’on pourrait gouverner un État sans secrets et sans tromperie. Si donc nous rejetons cette utopie, nous n’en rejetons pas moins, et tout aussi résolument, la prétention de gouverner un pays démocratique moderne en se fondant uniquement sur le mensonge et le bluff systématique, comme a cru pouvoir le faire impunément l’ex-président Nixon, qui à la fin s’en est repenti. Bien au contraire, nous avons toujours fermement cru que les peuples, quand ils disent vouloir la vérité, à laquelle les constitutions démocratiques leur donnent droit, ne veulent réellement rien de plus que des explications : et alors, pourquoi ne pas leur en donner ? Pourquoi s’égarer dans l’impasse des plus maladroits mensonges, comme on a fait, par exemple, à propos de la bombe de la Piazza Fontana ? Nos gouvernants, notre magistrature, les responsables des forces de l’ordre, oublient trop aisément qu’il n’existe rien au monde de plus nocif pour le pouvoir qu’ils détiennent que faire naître dans l’esprit du citoyen démocratique le sentiment qu’il est continuellement pris pour un imbécile : parce que cela, au fond, est le ressort qui met inévitablement en action ce subtil engrenage des passions et des ressentiments humains, en vertu duquel même le plus timoré des petits-bourgeois peut en venir à se rebeller, à admettre et nourrir des idées radicales. C’est alors que le citoyen se sent en droit de réclamer la « justice », moins par amour de la justice que par crainte de devoir subir à son tour une injustice.

Notre classe politique aujourd’hui est en train de s’apercevoir combien commencent à lui coûter toutes les sottes justifications embarrassées qui ont été accumulées, et toujours à contretemps, sur la question cruciale des bombes de 1969. S’il n’a jamais existé une bonne politique qui fût fondée principalement sur la vérité, ce sera toujours la pire des politiques, celle qui se fonde exclusivement sur l’invraisemblable : et cela parce qu’une telle politique incite le citoyen à douter de tout, à bâtir des conjectures, à vouloir pénétrer dans tous les secrets de l’État avec une grande prodigalité de suppositions désinvoltes et de fantaisies chimériques. N’importe quel imposteur a dès lors droit de cité et peut opérer avec une entière liberté ; et du moment que tout a pris la figure de l’artifice effronté, l’électeur, qui habituellement se contente du vraisemblable, émet à grands cris la prétention de connaître toute la vérité sur toutes choses, intimant ainsi au pouvoir politique un menaçant hic Rhodus, hic salta(28). Tous à ce point se trouvent hardis et pleins de courage en face de la lâcheté qu’ils reprochent à l’État, et celui-ci est bloqué dans un cercle vicieux, où il doit démentir successivement toutes les précédentes versions officielles des faits. Et c’est ainsi qu’un État s’use fatalement jusqu’à perdre la force, nous ne voulons pas dire de corriger ses erreurs, mais seulement même de les admettre. Il faut donc, pour retrouver cette force, s’exposer au risque de dire enfin la vérité, parce que le pouvoir en Italie s’est placé dans une de ces situations, toujours périlleuses pour tout État, où il n’est plus possible de rien dire d’autre.

Et la vérité, quand elle arrive enfin, après que tous les mensonges se soient démentis au contact l’un de l’autre, cette même vérité disons-nous, quoiqu’elle puisse aussi paraître invraisemblable, est assez forte pour affronter toutes sortes de soupçons, et pour prévaloir contre la méfiance générale :

« Sempre a quel ver c’ha faccia di menzogna
de’ l’uom chiuder le labbra fin ch’el pote,
però che sanza colpa fa vergogna ;

ma qui tacer nol posso ; e per le note
di questa comedia, lettor, ti giuro… »
Etc.(29)

Gœthe était convaincu qu’« écrire l’histoire est une façon de nous débarrasser du passé », et nous, nous ajoutons qu’il faut à présent d’abord se débarrasser définitivement du fantasme de la Piazza Fontana, coûte que coûte, parce que le moment est venu où il est infiniment plus coûteux de le maintenir artificiellement en vie. Du reste, nous avons voulu véridique, dès son titre, le présent Rapport, et nous souhaitons que les forces saines de l’Italie sachent tirer profit de cette amère leçon que nous devons nous infliger à nous-mêmes.

On a vu, précédemment, ce qu’était la situation sociale vers la fin de 1969 : les ouvriers, sans chefs à qui obéir, agissaient désormais librement en dehors de la légalité démocratique, et contre cette légalité ; ils refusaient le travail et leurs propres représentants syndicaux, ils ne voulaient pas, en un mot, renouveler ce tacite contrat social sur lequel se fonde tout État de droit, et notamment notre République qui se déclare « fondée sur le travail » dès le premier article de sa Constitution. Tous les jours, en tous lieux, les ouvriers violaient de fait et de cent manières cette Constitution. Quelle était, alors, la dramatique alternative devant laquelle se trouvait notre République ? L’alternative n’était rien de plus et rien de moins que ceci : remettre en vigueur la légalité constitutionnelle et l’ordre civil ; ou bien disparaître.

Sur qui l’État pouvait-il compter, pour imposer le retour à l’ordre, du moment que les forces de Sûreté Publique et les syndicats étaient comme impuissants, et que former un gouvernement à participation communiste était une hypothèse rejetée comme un blasphème par tous les autres partis ? L’État, après l’émeute du 19 novembre, ne pouvait plus compter sur rien d’autre que ses services secrets de sécurité, et sur l’effet que pouvaient susciter dans l’opinion publique ses moyens d’information et de propagande, une fois que celle-ci aurait été suffisamment secouée par ce « fait imprévisible et de nature traumatique » que furent justement les bombes du 12 décembre.

Le recours à ces bombes fut-il une erreur, ou bien le salut ? Ce fut à la fois l’un et l’autre, ou pour le mieux dire, le salut provisoire des institutions en même temps qu’une source perpétuelle d’erreurs successives. C’est pour cela que nous sommes persuadés que l’on ne critiquera jamais assez l’opération du 12 décembre 1969, parce que la bombe de la Piazza Fontana, en même temps qu’elle se voulait le dernier coup de semonce devant la menace de subversion prolétarienne, était déjà en fait le premier coup de canon de la guerre civile : et à la manière dont a été tiré ce coup l’on peut mesurer l’incapacité de nos forces dans une telle guerre civile. Tout le burlesque des successifs putschs manqués de notre extrême-droite était déjà contenu dans cette manifestation d’incompétence grandiose.

Nous ne songeons pas à nier l’utilité, dans n’importe lequel des pays modernes, de semblables initiatives d’urgence, que la nécessité d’un moment critique particulier peut imposer, comme aussi bien nous ne nions pas que la bombe de la Piazza Fontana ait eu, à sa façon, un effet salutaire évident, en désorientant complètement les travailleurs et le pays, et en permettant au parti communiste de ramener les ouvriers derrière lui dans la « vigilance » démocratique contre un fantomatique péril fasciste, tandis que les syndicats pouvaient finalement conclure vite et bien les dernières et les plus laborieuses des négociations contractuelles. Ce que par contre nous nions résolument, c’est que cet effet positif ait été assuré, ou seulement prévisible, avec une marge de sécurité convenable ; c’est-à-dire, que l’on n’ait pas recouru à un remède pire et plus dangereux que le mal, en usant d’une pareille action parallèle d’une manière aussi approximative. Et ceci à un double point de vue. Avant tout, trop de gens étaient au courant d’une opération de ce genre avant même le 12 décembre. À ce propos nous nous bornons à avancer une seule considération : si un seul des représentants de la gauche, parmi ceux qui savaient, avait dit publiquement, ne serait-ce qu’à titre personnel, la vérité qui aujourd’hui est sur les lèvres de tous, immédiatement après l’explosion des bombes, eh bien alors, la télévision aurait pu dire ce qu’elle voulait, mais la guerre civile aurait éclaté à l’instant même, et rien n’aurait pu l’empêcher. Cela fut, on peut bien le dire, un vrai coup de chance, qu’à ce moment la classe politique se soit enfermée dans une réserve parcourue de murmures, mais rigoureusement observée. De plus, nous relevons que, tant le plus mauvais choix possible des coupables – en aucun cas un Valpreda n’était vraisemblable en tant qu’auteur de l’attentat, même si cent chauffeurs de taxi avaient dû laisser, avant de mourir, autant de témoignages pour valoir ultérieurement -, tant la façon dont police et magistrature se sont comportées dans cette affaire, en ont fait cette grotesque farce de quiproquos mêlée de lugubre, plus digne d’être montée dans une dictature sud-américaine que dans une démocratie européenne.

En quoi l’opération du 12 décembre peut-elle être, en dépit de tout cela, considérée comme réussie ? Ces bombes réussirent à imposer l’effet voulu, dans la mesure où tous les moyens d’information mirent en avant, à la place de leur seule vraie signification, leurs multiples étiquettes – les tenants et les aboutissants anarchistes ou fascistes – ; et ces moyens d’information furent crus dans un premier temps, en dépit des versions contradictoires, ou même peut-être précisément grâce à elles. D’autre part le coup réussit également parce que l’on n’avait jamais vu, comme dans cette circonstance, un tel soutien réciproque de toutes les forces institutionnelles, une si grande solidarité entre les partis politiques et le gouvernement, entre le gouvernement et les forces de l’ordre, entre les forces de l’ordre et les syndicats. Ainsi, ce qui apparaissait alors à l’opinion publique comme le parlement « contre » le gouvernement, le gouvernement « contre » les bombes, et les bombes « contre » la République, n’était évidemment pas un conflit entre un pouvoir constitutionnel et un autre, tel celui des pouvoirs législatif et exécutif, mais c’était bel et bien l’État même qui, en un si extrême péril, s’était trouvé amené à manœuvrer, du mieux qu’il pouvait, contre lui-même, certains instruments extrêmes de son propre maintien : pour faire voir à tous que tous, avec l’État, étaient en péril.

Quelques années nous séparent à présent de ces événements dangereux pour tous, et tristes pour quelques-uns, que maintenant nous critiquons même publiquement. On ne doit pas sous-estimer, cependant, ce qu’il y a d’admirable dans cette « expression lyrique de l’histoire en action », comme l’appelait Don Raffaele, où l’État, réduit au rôle de deus ex machina a su mettre en scène sa propre négation terroriste pour réaffirmer son pouvoir…

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Notes de l’auteur :

25. « Il n’a jamais été inutile de démêler ces choses, à première vue petites, desquelles souvent procède l’enchaînement des grandes. »

26. En français dans le texte.

27. « Le vulgaire varie selon les événements imprévus, et se trouve d’autant plus enclin à la miséricorde qu’il l’avait été immodérément à la cruauté. »

28. C’est ici le pied du mur, c’est ici qu’on voit le maçon.

29. « Toujours, à ce vrai qui a l’apparence du mensonge,
l’homme doit fermer ses lèvres autant qu’il le peut,
puisque sans faute il engendre la honte ;

mais ici je ne peux le taire, et pour les notes
de cette comédie, lecteur, je te jure… » (Dante)

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Remarque de do :

Pour lire ce texte en entier, veuillez cliquer ici :

Après que son coup eut réussi à merveille, Giangranco Sanguinetti republia ce livre, mais à un grand nombre d’exemplaires destinés à TOUT LE MONDE, muni de l’explication suivante (décembre 1975) :

Preuves de l’inexistence de Censor, par son auteur. :

Il faut remarquer que c’est grâce à Sanguinetti qu’une fraction de l’État italien nommée « Loge PII » (qui réunissait des membres du pouvoir allant de l’extrême droite à la gauche PS en passant par le Vatican et les Services Secrets italiens) fut condamnée par les tribunaux italiens pour l’attentat de la gare de Bologne ! C’était donc bien l’État italien qui avait commandité en cachette cet attentat !
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Merci pour votre attention,
Meilleures salutations,
do

UNE SEULE SANCTION : LA GRÈVE !