Texte intégral (copie-collé) d’enseignants du Lycée Turgot :

Bonjour,

Suite à l’escroquerie médiatique dont a été victime le lycée Turgot, voici la réponse que nous avons voulu faire paraître dans la presse et que bien sûr aucun journal n’a publiée.

Cordialement,

Joëlle

« Quand la loi du marché s’impose à l’école »
De la ségrégation sociale
à la calomnie médiatique

Avec une exceptionnelle unanimité de sentiment, les personnels, les élèves, les parents d’élèves du lycée sont aujourd’hui choqués par la campagne médiatique qui, pendant des jours, a répandu une image apocalyptique de la vie quotidienne au lycée Turgot à Paris. Un documentaire est à l’origine de cette campagne, celui de Cyril Denvers intitulé « Quand la religion fait la loi à l’école », produit par Réservoir Prod et diffusé sur FR 3 le 27 mars. Des journalistes de la presse écrite ont rapporté dans leurs colonnes, sur la seule foi du film -et surtout du mode d’emploi fourni par la production-, une vision cauchemardesque du lycée Turgot faite de tensions et d’exclusions intercommunautaires, de propos violemment racistes, de discours religieux fanatiques (Le Monde télévision, Elle, Le Nouvel observateur, les Inrockuptibles, le Figaro, etc).

La thèse de la haine

Dans toute cette opération, le lycée Turgot subit la détestable logique de l’audimat. Les documentaristes n’ont pas montré la réalité du lycée, ils ont instrumentalisé des élèves et des adultes pour défendre une vision sensationnaliste de l’établissement. Un choix très partisan de faits anecdotiques, où l’on voudrait faire croire que le lycée est encerclé par des rabbins prosélytes et infiltré par des intégristes islamistes, est au service d’une thèse selon laquelle ce lycée serait en proie à la haine entre juifs et musulmans et hanté par le conflit israélo-palestinien. Les très nombreux élèves d’origine chinoise, par exemple, sont étrangement absents. Cette thèse de la haine est fausse mais il fallait qu’elle s’incarne à tout prix puisque tel était le « sujet » arrêté. Pour ce faire, le documentaire, grossit certains faits, fouine dans les réduits désaffectés et les lieux les plus improbables. Il focalise l’attention sur quelques cas personnels -des filles pour la plupart-, réduites à leur identité religieuse, seul trait qui les rend médiatiquement intéressantes. Il élimine la plupart des témoignages de professeurs, les nombreux récits d’élèves, les mille exemples qui auraient pu refléter authentiquement la réalité quotidienne du lycée, qui est très loin de cette « poudrière » qu’on a osé agiter.

La réalité n’est pas celle-là

Les élèves et les enseignants qui ont lu les articles et vu le film le disent tous : « Turgot, ce n’est pas ça ». Leur expérience et leur analyse sont autrement plus contrastées et complexes. Certes, les tensions et les revendications identitaires de type religieux existent. Elles sont inquiétantes et d’ailleurs combattues par l’action éducative quotidienne (et pas seulement par les sermons laïques mis en scène dans le film). Il fallait donc, pour illustrer la thèse de l’affontement judéo-musulman entre élèves, que les «problèmes» qu’étaient venus traquer les documentaristes soient montés en épingle et placés sciemment hors du contexte social et scolaire réel. L’effet obtenu est celui de l’image d’un chaos ethnique et religieux face auquel les enseignants seraient réduits à l’impuissance.

Le lycée Turgot ne ressemble en rien à cette caricature de champ de bataille entre deux communautarismes plus ou moins fanatiques. En octobre 2002, les corps d’inspection de l’Académie ont réalisé pendant plusieurs semaines un audit global du lycée qui a mis en évidence toutes les difficultés objectives rencontrées par les enseignants, notamment celles liées au recrutement social et à la faiblesse criante des moyens humains, mais ils n’ont aucunement découvert cette haine raciste généralisée complaisamment mise en scène par le réalisateur.

L’œuvre quotidienne des enseignants n’a pas intéressé les caméras. Elle est de bien trop faible valeur médiatique à côté du spectacle d’une proviseure qui, si l’on en croit les images, est, de l’aube au crépuscule, l’énergique vigie de la laïcité française. Dans une bonne fiction télé, ne faut-il pas une héroïne au fort caractère et au verbe haut ( au risque du dérapage verbal parfois)? C’est dans ce registre que ce documentaire s’inscrit, jouant du ressort du sensationnel, de l’émotionnel, voire de l’hystérisation de protagonistes qui ne participent jamais d’une histoire collective.

Les non dits du documentaire
La réalité est très loin d’être facile dans un lycée qui recrute des élèves d’origines très diverses et qui, pour beaucoup, appartiennent à des milieux défavorisés. Mais le documentaire n’en a cure. Le manque de moyens humains, l’état d’abandon des locaux, la surcharge des classes et le manque d’espace sont passés sous silence de même que le contexte de ségrégation sociale auquel sont soumis certains établissements.. On ne se pose pas la question décisive des causes réelles de cet appel aux racines ethniques et religieuses, du manque de repères, des difficultés d’expression de certains élèves. On n’évoque pas leur immersion dans le chaos de la consommation médiatique. Ces problèmes, visiblement, ne doivent pas être soulevés. Ils sont « hors sujet » et n’intéressent ni les autorités académiques ni les médias.

Quels lendemains ?

On ne peut que ressentir une impression de gâchis. Au lieu d’apporter une connaissance nouvelle sur la vie des établissements à recrutement populaire et sur la situation de certains élèves en perte de repères, au lieu de faire prendre conscience de l’effort éducatif que l’État doit faire pour éviter les possibles dérives identitaires de ces élèves, le documentaire préfère jeter le discrédit sur un établissement entier et, plus particulièrement, sur deux « communautés » soi-disant en proie à la fanatisation et prêtes à s’entredéchirer.

Quel sera le résultat sur les élèves, les parents et les personnels d’une telle stigmatisation réalisée avec l’aval de l’Éducation nationale ? Les parents n’ont-ils pas aussi des raisons de s’inquiéter? Qui voudrait mettre son enfant dans une « cocotte-minute » ( comme ose l’écrire le réalisateur) peuplée de fanatiques ? Et, plus grave, l’irresponsabilité d’une telle opération médiatique ne risque-t-elle pas de créer effectivement une réalité qui se conforme à l’image ?

De façon plus générale, attiser le feu entre « communautés » vivant en France – en inventant des « lycées poudrière » qui n’existent pas – est-ce un nouvel axe de propagande politique et/ou la nouvelle mission du service public de télévision ? Quant à l’administration de l’Éducation nationale, qui sait si bien interdire aux journalistes l’entrée dans les établissements scolaires lorsqu’un conflit social les agite, quelles intentions ont présidé à sa soudaine bénédiction ?

Une explication publique est exigible de tous ceux qui ont participé à la construction médiatique de cette image falsifiée. Que les réalisateurs du film, que les journalistes des rubriques télé qui ont fait écho, que les fonctionnaires de l’administration qui ont autorisé et alimenté le tournage aient le courage intellectuel de venir parler en direct avec ceux qui vivent au quotidien, la vie réelle d’un lycée parisien. Ils entendront alors une parole plus collective, plus sensible, plus vraie, mais certainement moins « vendeuse ».

La logique marchande à l’école n’est-elle pas une grave atteinte à la laïcité ? Voilà en tous cas un beau sujet de documentaire.

Laure CAILLE, Joëlle FANGER, Christian LAVAL, Nathalie LEJBOWICZ, professeurs au Lycée Turgot