Créé en 1991 par Jean-Pierre Le Roch, fondateur du groupe de distribution Les Mousquetaires, l’Institut de Locarn-Cultures et Stratégies Internationales œuvre pour « le développement économique et culturel de la Bretagne et la formation des entreprenants ». Ce laboratoire patronal a surtout tissé une toile remarquable où se distingue le pedigree de ses animateurs et les thèses développées, entre valorisation de l’identité de la région ou « pays historique », évangélisation et ultralibéralisme. Dans la liste du beau linge qui a participé à sa création et à son développement, on trouve des spécialistes de la défense, de l’aménagement du territoire et du renseignement économique. En premier chef, il y a le véritable théoricien de l’Institut, l’universitaire Joseph Le Bihan, spécialiste en marketing et en stratégies internationales, ancien consultant des services extérieurs français (SDEC puis DGSE). Viennent ensuite des inconditionnels de l’ultralibéralisme à l’image d’Auguste Génovèse, ancien directeur des usines Peugeot-Citroën, proche d’Alain Madelin, ex-vice-président du Conseil régional de Bretagne, deuxième président de l’Institut en 1995. Last but not least, plus discrètement, se retrouvent des catholiques ultras, à l’instar du prince héritier de l’Empire austro-hongrois Otto de Habsbourg (décédé en 2011), éminence grise de la lutte anti-communiste qui présidera jusqu’en 1962 le Centre européen de documentation et d’information (CEDI), une émanation de l’Opus Dei, pierre angulaire des plans de reconquête catholique en Europe. Citons encore Guy Plunier, catholique fervent, proche de Jean-Marie Le Pen, expert auprès d’un des lobbys les plus réactionnaires aux États-Unis, The Heritage Foundation.

Dans un premier temps, suite au traité de Maastricht et face à la réticence grandissante des États à céder une part de leur souveraineté au profit des institutions européennes, l’Institut a d’abord voulu jouer la carte d’une nouvelle donne institutionnelle qui aurait pu offrir aux régions une palette de choix politiques possibles supplantant par là même le concept d’État-nation. Une carte alléchante pour la Bretagne où le centralisme est toujours ressenti comme une domination.

Dans un second temps, le conseil stratégique, véritable poumon idéologique de l’Institut, a très vite compris que le poids des démocraties nationales ne pesait plus très lourd face au capitalisme financier et à la globalisation de l’économie. Un jeu d’influence considérable pour les tenants de l’ultralibéralisme s’ouvrait alors, devenant le moyen pour cette Bretagne patronale de se libérer du carcan règlementaire français : « Le problème de la Bretagne, c’est la France », affirmait encore récemment Alain Glon, actuel président de l’Institut et fondateur de la holding agro-alimentaire Glon-Sanders.

Dans un troisième temps, les penseurs de l’Institut de Locarn saisissent rapidement que dans cette jungle ultralibérale, où la déréglementation des marchés intérieurs devient incontrôlable, les patrons, ironie du sort, sont eux-mêmes en perte de repères et en manque de réseaux de sociabilité. L’Institut va leur offrir un statut, une reconnaissance, un cadre idéologique. Les « Dîners celtiques » et autres rendez-vous parisiens du « Club des 30 » et du « Club de Bretagne » seront favorisés et aidés par l’Institut. D’autre part, une attention particulière sera apportée à la formation professionnelle « afin d’aider les deux populations les plus durement touchées par le chômage à rebondir : les jeunes diplômés, qui ont des difficultés à s’insérer professionnellement [et] les cadres en rupture de parcours, qui ont un projet de création ou de reprise d’entreprise [3] ». Mais aussi une volonté de fédérer les Bretons expatriés via l’OBE (Organisation des Bretons expatriés) ou la DEB (Diaspora économique bretonne) dont le but est « de faciliter la mise en relation de ces acteurs économiques entre eux, et/ou vers des acteurs économiques implantés en Bretagne, dans une finalité de développement économique ». Désormais, Bretons d’ici et d’ailleurs sont appelés à travailler main dans la main…

Enfin, dans un dernier temps, le « régionalisme », avant tout économique, permettra de délimiter ce cadre institutionnel revendiqué par l’Institut de Locarn. Regrouper les patrons, les forces vives économiques (et culturelles parfois) au sein de lobbies influents avec pour postulat que «  l’unification de la Grande Europe occidentale ne pourra fonctionner sur le modèle de l’état-nation et centralisateur que nous connaissons en France [4] ». Très vite l’ensemble de ces acteurs de Bretagne, liés à la finance, la grande distribution, l’agro-alimentaire apportent leur soutien à l’Institut pour travailler à une déréglementation généralisée de tous les acquis sociaux dont les États sont encore les garants : droit du travail, fiscalité, assurance chômage… La défense de la culture ou de la langue bretonne n’est jamais une priorité pour l’Institut, qui ne s’appuie sur l’identité bretonne que pour mieux en définir les règles du jeu au seul profit du patronat.

Ainsi, depuis une vingtaine d’années, l’Institut de Locarn, soutenu dès le début par les instances publiques – Jean Yves Le Drian, actuel ministre de la Défense, était un habitué des lieux lorsqu’il était président du Conseil régional de Bretagne – s’est fondu dans le paysage pour devenir le centre incontournable de convergence et de formation des différents milieux économiques et politiques, qu’ils soient de gauche ou de droite.

Or, aujourd’hui, ce fameux « modèle breton » tant vanté et théorisé à Locarn est dans l’impasse. Impasse économique, comme en témoignent les licenciements récents qui se sont multipliés dans l’industrie (Alcatel, Peugeot-Citroën, etc.), l’agro-alimentaire (Doux, Gad). Impasse humaine et sociale : les conditions de travail impitoyables imposées aux ouvriers et ouvrières de l’agro-alimentaire (froid, gestes répétitifs, horaires exponentiels) les privent souvent d’une vie sociale après le travail tout en engendrant notamment des maladies musculaires irréversibles au bout de quelques années sur la chaîne [5]. Et l’on se souvient de cette solidarité ouvrière mise à mal lorsque les salariés licenciés de Gad du site de Lampaul (Finistère), se sont heurtés à ceux de l’usine de Josselin, dans le Morbihan, le 22 octobre dernier, alors qu’ils tentaient un blocage. Impasse environnementale enfin, car depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l’agriculture intensive a ravagé les paysages par le remembrement, le déboisement et la destruction des talus, pollué l’eau, concentré les terres aux mains de quelques uns rendant difficile l’installation sur de petites structures. Si bien qu’on se demande si la Bretagne n’appartiendra pas tout simplement aux banques dans un avenir proche.

Dans ce contexte, on peut comprendre que la colère gronde sur le territoire breton, qu’un ras-le-bol général s’étende et puisse se manifester à travers les Bonnets rouges, qui comptent désormais une cinquantaine de comités locaux.

L’enjeu est le suivant : les Bonnets rouges sauront-ils donner de la consistance à cette révolte, en partie ouvrière au départ, des salariés de l’agro-industrie, que la plupart des centrales syndicales françaises n’ont pas vu venir, ou se laisseront-ils dicter leur conduite par les lobbies patronaux ultralibéraux bretons ? Sauront-ils se retrouver autour d’une sortie indispensable de ce modèle breton et donner du sens à leur slogan « Vivre, décider, travailler au pays », avant que la Bretagne ne devienne cette « région du Grand-Ouest » dotée d’un aéroport tout neuf ?

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Notes :
[1Lokern seizh lev goude an ifern » en breton.
[2] Lire à ce sujet le dossier consacré à L’Institut de Locarn, Golias Magazine n°59, mars-avril 1998.
[3http://www.institut-locarn.fr.
[4] diaspora-bretonne.com
[5] Voir à ce sujet Entrée du personnel, documentaire réalisé par Manuela Frésil, 2013.

http://cqfd-journal.org/Les-patrons-bretons-en-embuscade