Votre esprit court en liberté depuis vingt ans, mais votre corps est enfermé. Comment trouvez-vous la force de résister ?

MC : Les évidences incontestables et la foi dans l’humain (il rit, NDLR). Mais ce qui me soutient c’est surtout ce qu’on appelle le « bien vivre » avec les autres, ou pour le dire autrement, la solidarité. Pour aller jusqu’au fond des choses, j’ai besoin du soutien de ceux qui m’aiment. Chacun suivant ses possibilités.

De votre point de vue, est-il encore possible de changer radicalement la société ou sommes-nous désormais condamnés à l’autodestruction ?

MC : Nous avons peut-être atteint le point de non-retour avec le nucléaire, les nanotechnologies, et autres découvertes « technologiques » dont on sous-évalue la désastreuse potentialité pour l’humanité. Comme ce fut le cas pour l’amiante, mais cette fois avec des risques encore plus grands. Nous avons malgré tout un devoir à l’égard de la vie, celui de ne jamais faiblir. Tant que quelqu’un résiste il y a de l’espoir.

Comment peut-on concilier l’amour pour l’humanité et la haine de l’ennemi ?

MC : La vie existe, comme existe la mort, comme existe l’amour parallèlement à la haine. Cela fait partie des choses. Mais nous devons combattre la haine. Non pour une question d’éthique mais pour conserver sa lucidité. La haine t’assèche l’esprit, te ferme les yeux et les oreilles. Elle te détourne de la réalité des problèmes. Je ne crois pas que la haine ait sa place dans la situation dans laquelle nous nous trouvons, dans les tâches qui nous incombent. Quand une personne, parfois jeune, me dit : « Les sbires sont tous des bâtards, je les hais, il faut tous les tuer », je lui réponds que je n’ai rien à voir avec lui. On ne peut vouloir un monde meilleur et pratiquer la même scélératesse, en les tuant tous. Je préfère le terme de rage. La rage contre les fonctions non contre les hommes. Prenons un type comme Bush. Quand je le regarde, je n’éprouve pas de la haine mais de la pitié. Mais si je pense aux dégâts qu’il pouvait causer grâce au pouvoir qu’il détenait, alors surgit la colère.

Sans que vous le vouliez, vous êtes devenu un symbole. Vous l’êtes pour ceux qui partagent vos convictions, mais aussi pour le pouvoir contre qui vous luttez.

MC : Pas tant que ça. Si tu vis en cohérence avec ce que tu penses, tu n’as pas à te contraindre à feindre ce que tu n’es pas. De toute façon je ne peux charger tout le poids du monde sur mes épaules. Ce serait contraire à ce que j’appelle de mes vœux, l’autodétermination. Chacun doit raisonner avec sa propre tête, agir en conséquence, et assumer ses responsabilités. En tant qu’anarchiste je réfute la figure d’avant-garde ou de leader. Il est par contre normal de développer au cours d’une vie des concepts après avoir lu et entendu les pensées des autres. Ce qui est tout à fait différent du plagiat. Cela présuppose une autonomie intellectuelle, un esprit critique, et non asservi.

Pleine liberté, semi-liberté ou liberté conditionnelle. Vous avez droit à toutes ces possibilités depuis des années, et on continue à vous les refuser. Ont-ils peur à ce point de vous ?

MC : Mon cas est particulier. Quand il a peur, le pouvoir a toujours répondu par la répression. Nous sommes aujourd’hui dans un contexte social potentiellement explosif, qui s’est détérioré ultérieurement à cause de la crise. L’article 64 du Code pénal qui permet que n’importe qui puisse être emprisonné à vie sans aucune relation avec le délit, est la conséquence de cette peur traduite en répression.

En 2002, il y a maintenant dix ans, vous avez déclaré devant le tribunal que « dans mon cas, un retour à la lutte armé ne serait ni possible, ni responsable ».

MC : Je dirais que ma déclaration était à la limite de la décence venant d’un prisonnier politique révolutionnaire. C’était alors une décision mûrie à la suite d’une analyse objective de ma condition subjective. Un certain niveau de lutte n’est plus envisageable après avoir subi tant d’années de prison. Pas tellement parce que tu es dangereux pour ton ennemi, mais parce que tu l’es surtout pour toi et pour tous ceux qui te sont proches.

Et pourtant ils ne le croient pas ou peut-être préfèrent-il ne pas le croire. Ils continuent à vous considérer dangereux pour le système. Pourquoi ?

MC : Nous qui sommes qualifiés de symbole, ils ne nous font pas sortir parce qu’ils nous craignent comme la peste, potentiellement contagieux. Mais c’est une stupidité. L’enfermement amplifie le rôle de symboles. Tant que je suis enchaîné sur un piédestal, tout ce que je peux dire se diffuse dans le monde entier. Nous recevons des manifestations de solidarité de Russie, du Chili, d’Indonésie, c’est dû à notre condition de prisonnier dans laquelle on nous maintient.

En 2018 après 28 années ininterrompues de prison, votre incarcération devrait prendre fin. Qu’est-ce qui vous manque le plus en dehors de la liberté ?

MC : Une compagne, à sa sortie d’une longue détention, m’a dit : « Ce fut le jour le plus triste de ma vie ». Je crains qu’il en soit de même pour moi. Tu es entré pour certaines choses, tu as des prétentions et tu sais que quand tu sors tu ne seras pas libre, mais tu vivras dans la prison qui t’est imposée par la société. Ce jour-là tu pourrais donc penser : « C’est pire que lorsque je suis entré », ou bien « Regarde quelle immense défaite ». D’un autre côté pourtant, pour parler d’une manière « égoïste », ce qui me manque le plus c’est la possibilité d’être présent pour ceux envers qui j’éprouve amour ou affection. Dans les coups durs, tu peux être une épaule, une personne sur qui on peut compter n’importe quand. Voilà, quand tu es en prison, cela tu ne peux le faire.

En quoi la première condamnation de dix ans, considérée majoritairement comme draconienne, a-t-elle influencé ton parcours ?

MC : Sincèrement, tout en laissant tomber un discours de défensive, cette condamnation était dans la logique du contexte de ces années-là. Avant le procès j’avais la conviction qu’on allait m’infliger une peine « exemplaire ». Si par contre ils m’avaient infligé une peine, disons « équitable » selon les canons du droit bourgeois, en m’accordant peut-être les circonstances atténuantes pour motif honorable, et en me condamnant donc à quatre ans, je ne me serais pas évadé. Et peut-être qu’une fois sorti je me serais noyé dans la politicaillerie du milieu zurichois… (il rit, NDLR). Alors que l’évasion a été un tournant décisif de ma vie.

Comment vit-on dix ans de fuite ?

MC : C’est dur, particulièrement difficile au début. Si tu n’as pas une stabilité intérieure forte, idéologique et humaine, tu risques de sombrer. En fugitif tu vis 24 heures sur 24 avec le risque d’être pris ou tué. Ou de devoir tuer. Cela provoque un stress important et continu. En même temps ce fut l’époque où je pus jouir de la liberté la plus authentique qui se puisse expérimenter dans la société du contrôle dans laquelle nous vivons. En outre, dans la clandestinité tu dois vite développer la capacité d’évaluer les personnes. Et quand tu établis une relation, elle devient de haute qualité, solide et intense. Vivre en clandestin, par la force des choses, te rend adulte, parce que cela t’oblige à reconnaître ce qui est juste et ce qui est une faute ; tu es en mesure de prendre toi-même tes décisions, de t’autodéterminer.

En Italie, vous avez été condamné pour blessures aggravées et non tentative d’assassinat parce qu’ils avaient constaté que vous aviez tiré sur le bras du carabinier pour le désarmer et non pour le tuer. Par contre en Suisse vous avez été condamné pour homicide. Est-ce que cette condamnation vous afflige ?

MC : Il est logique qu’ils m’aient accusé d’avoir tué un garde-frontière. C’est dans l’ordre des choses. Quand tu fais le choix de la lutte armée, tu ne peux nier la possibilité d’avoir à tuer ou d’être tué. Tu dois assumer la responsabilité de cette éventualité. Et même de pouvoir être accusé de cela, que ce soit avéré ou pas. Dans le cas de Brusio pourtant ils sont allés plus loin. Ils ont effectué en plus un travail de propagande de dénigrement, infamante, à seule fin de minimiser les raisons de celui qui embrasse la révolution populaire. Ils m’ont accusé d’avoir tiré un coup à la tête d’un homme à terre, inoffensif, et qui était déjà mort. Ils m’ont dépeint comme un vulgaire boucher qui aime tuer et torturer. Quoique je ne voulais pas entrer dans le fonds de l’accusation, j’ai dû réagir. Non pour une question individuelle, mais par responsabilité à l’égard de ceux qui ont fait, font ou feront le même choix que moi il y a trente ans. Ce n’est pas moi qui l’ai tué. Si j’avais été le boucher qu’ils dépeignaient, j’aurais tiré directement sur les deux carabiniers qui voulaient contrôler mes papiers alors que j’étais en fuite, au lieu de jouer au Tex Willer en cherchant à les désarmer en tirant sur le bras qui tenait le pistolet, pour finalement être arrêté.

Vous confirmez donc que vous n’avez pas tué le garde-frontière à Brusio ?

MC : Ce n’est pas un mort qui m’appartient. En tant que prisonnier politique, ne reconnaissant pas ce tribunal, je n’aurais jamais fait devant le tribunal une déclaration concernant le fond de l’accusation. Mais je ne puis vivre en admettant tacitement d’avoir tué ce garde comme un vulgaire boucher. Ce sont des choses qui font mal. On n’est pas encore au niveau où on te refile un viol ou l’assassinat d’un enfant comme cela peut arriver, et comme cela est déjà arrivé à d’autres compagnons. Quand ils disent : Camenisch a tué un garde-frontière, on pense que c’est vrai. Et d’une façon ou d’une autre je puis m’en faire une raison. Mais te faire passer pour un vulgaire boucher, qui tire un coup à la tête d’une personne déjà morte, non. C’est un devoir de démasquer leur propagande.

Frabon (Francesco Bonsaver)

Paru dans Area (5 décembre 2013) traduit de l’italien par T.P. CIRA Marseille

Son livre Résignation est complicité