Voici ci dessous le texte servant de canevas à la chronique de jeudi 17
mars, suivie du licenciement du chroniqueur…

{{A QUOI SERVENT LES LOIS
SECURITAIRES?}}

Les textes sécuritaires votés depuis deux ans à l’initiative
du gouvernement n’ont paradoxalement pas pour objet de réduire la
délinquance, pas plus que la loi contre les discriminations n’aura pour
effet de réduire le nombre de foulards islamiques dans les écoles. Ces lois
stigmatisent au contraire des populations cibles, en les excluant
socialement, comme si l’objectif était de les dresser contre la République.
On aura ainsi obtenu la démonstration recherchée, selon laquelle il est
décidement impossible d’intégrer dans la société française les femmes
musulmanes et les jeunes des banlieues, appartenant d’ailleurs aux mêmes
réserves de ces nouveaux indiens, les « arabo-musulmans ». Tout ce passe comme
si, au contraire, ces lois d’exclusion devaient maintenir la pression de la
peur sur les électeurs, entretenir leur effroi pour les refuznik de la
République, en attendant les barbares des banlieues au journal télévisé du
soir. Le but des lois sécuritaires est d’utiliser politiquement la
délinquance de rue comme trompe-l’oeil idéologique, de masquer le
démantèlement de l’état social, tel qu’il résultait du programme de 1945 du
Conseil National de la Résistance. Mais l’actuel gouvernement risque d’être
lui-même victime de ce jeu de leurre de l’opinion publique; car il est en
train de réaliser en partie le programme du Front National (187 pages, 300
propositions), sans pour autant être certain de capter l’électorat d’extrême
droite. Séduire l’électorat d’extrême-droite Il apparaît que sur les 24 propositions du F.N. ,en matière de « justice et police », 11 d’entre elles
ont déjà été réalisées par D. Perben et N Sarkozy.

-{{ « expulser les
délinquants étrangers »}} : A cette fin, la loi immigration du 26 nov 2003 fait
passer de 12 à 32 jours le délai de rétention des sans papiers pour
augmenter le taux effectif d’expulsions.

– {{« bannir la politisation de la
magistrature » }}: Le projet du Garde des Sceaux de modifier le serment des
magistrats en étendant l’obligation de réserve y pourvoira, ainsi que les
poursuites actuelles contre des magistrats du Syndicat de la Magistrature: Hubert Dujardin (affaire Tibéri et hélicoptère dans l’Himalaya), Albert Levy (affaire des cantines du front national à Toulon) C Schouler (livre « vos papiers » sur les contrôles d’identité ) et E Alt ( déclaration contre la loi Perben 2 à l’audience).

-{{« organiser une coopération étroite entre police et
justice »}} :C’est l’idée de « chaîne pénale »qui supprime la séparation des
pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire; la circulaire du 4 février 2004 du ministère de l’intérieur enjoint même aux policiers de faire des
remontrances aux procureurs si leurs décisions ne leur conviennent pas.

« rétablir la justice de paix »

: la loi du 9 septembre 2002 crée les juges de
proximité, notables locaux sans indépendance statutaire.

– {{« réhabiliter les
peines promptes, certaines et incompressibles »}}: La loi Perben du 9 septembre
2002 permet de prononcer jusqu’à 20 ans de prison en comparution immédiate.

« réduire l’écart entre le maximum et le minimum de la peine »

: La
proposition de loi sur les peines plancher, soutenue par N. Sarkozy, prévoit que l’emprisonnement ferme sera automatique à la 3ème récidive; par exemple, on ira en prison pendant 3 ans, au 4ème vol de CD rom.

-{{« rééchelonner la
hiérarchie des peines »}}: la loi « criminalité organisée du 9 mars 2004 punit par exemple de 15 ans de prison le vol en série de pièces de monnaie dans
les horodateurs, organisé par 3 personnes, y compris des mineurs ; un
attouchement sexuel, sans violence physique, sur une adolescente, entraînera
l’inscription de l’auteur pendant 20 ans sur le fichier des délinquants
sexuels, après l’exécution de sa peine, et rendra très difficile sa
réinsertion.

 » sanctionner les manifestations publiques de la débauche »

:
la loi sécurité intérieure du 18 mars 2003 crée le délit de racolage passif.

« créer 13 000 nouvelles places de prison »

: loi de programmation de la
justice du 3 août 2002 le prévoit.

-{{« resocialiser les mineurs délinquants en
centres fermés et responsabiliser les parents »}}:la loi du 2 août 2002 crée
600 places en centres éducatifs fermés et le projet sur la prévention de la
délinquance imposera des stages payants aux parents « irresponsables ».

« améliorer la rémunération des policiers »

: des primes de rendement sont
créées pour les policiers et les magistrats.

Il manque encore, dans
l’application du programme du FN par le gouvernement Sarkozy, le
rétablissement de la peine de mort, la suppression de l’Ecole de la
Magistrature et l’interdiction du syndicalisme dans la magistrature

Les lois sécuritaires ont deux objectifs communs:

– identifier et contenir les
populations inutiles pour l’ordre économique, les classes non laborieuses
(chômeurs, jeunes des cités, immigrés, mendiants, prostituées, nomades)
étant devenues des classes dangereuses.

– traiter pénalement les questions
sociales en marginalisant l’autorité judiciaire, afin de passer du
traitement artisanal actuel de la délinquance par la justice, à un
traitement de masse, industriel, cogéré par les autorités administratives.

Les prescriptions de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (droits
de la défense, présomption d’innocence) ralentissent en effet la production
de sanctions par la justice. Le projet « prévention de la délinquance »de N.
Sarkozy permet à des autorités administratives de coproduire des sanctions
pour les familles « à problèmes ». En amont de la justice, les maires pourront
imposer des stages parentaux payants, des tutelles aux prestations sociales,
des expulsions pour troubles de voisinage; en aval de la justice,
l’administration pénitentiaire devient juge de l’application des peines afin
d’accélérer la gestion des flux carcéraux , en accordant elle-même des
réductions de peine (loi criminalité organisée). Ce traitement pénal de
masse de la délinquance a en outre l’avantage de créer des emplois dans
l’industrie de la punition (surveillants pénitentiaires, vigiles…,). Le
leurre sécuritaire: Ces lois sécuritaires ont une fonction de captation de
l’opinion publique, d’occultation idéologique de la politique actuelle de
liquidation de l’état social. L’objet réel de la loi contre le foulard à
l’école et des lois sécuritaires n’est pas de traiter les problèmes qu’elles
dénoncent (intégrisme, délinquance, criminalité organisée…). Il faut au
contraire que ces phénomènes perdurent. Il est même souhaitable que les
chiffres de la délinquance contre les personnes augmentent ou soient gonflés
pour tenir en haleine les électeurs apeurés; il est nécessaire de
stigmatiser les filles voilées et le danger musulman pour détourner
l’attention des chiffres du chômage, des délocalisations d’entreprises, des
enfants vivant en France en dessous du seuil de la pauvreté (1million 1/2),
de l’augmentation des expulsions locatives et du nombre de S.D.F. Pendant
qu’on agite le chiffon rouge contre de jeunes lycéennes voilées et contre
l’insécurité de nos villes (pourtant les délits de voie publique ont diminué
de 21% en 2 ans à Paris), les affaires du MEDEF peuvent continuer.
L’attention des électeurs est détournée, et c’est bien là l’essentiel, de la
détresse des chômeurs, de la précarisation des salariés et de la remise en
cause du système des retraites et de l’assurance maladie. Le résultat
certain de la loi « contre les discriminations » est qu’on exclura de plus en
plus de jeunes filles des lycées, car le durcissement de convictions déjà
rigides est le réflexe de tout groupe victimisé. Le résultat annoncé des
lois sécuritaires est qu’on entassera encore plus de détenus dans les
prisons, dont chacun sait qu’elles sont des machines à produire de la
récidive. Ainsi, selon les statistiques du ministère de la justice, 65% des
personnes condamnées à de l’emprisonnement ferme retourneront en prison,
tandis que seulement 11% de ceux qui ont bénéficié d’une peine de sursis
simple ou d’une libération conditionnelle récidiveront (infostats justice
juillet 2003). L’emprisonnement n’a donc pas pour effet de réduire la
délinquance! Un ordre mobile Malgré l’inefficacité réelle de
l’emprisonnement sur la délinquance, la machine pénitentiaire tourne à plein
régime : Déjà presque 61 000 détenus, (c’est à dire 7% de hausse en un an!)
en février 2004, et l’inflation s’amplifiera par la création de nouvelles
infractions (loi Sarkozy), tandis que le nouveau jugement sur négociation de
la peine avec le procureur va la faire exploser. Au lendemain des élections
présidentielles d’avril 2002, une député UMP (N.. Kosciusko-Morizet, le
Monde du 14 nov 2002) avait plaidé pour l’avènement d’un « ordre mobile »: « Il
importe avant tout que le curseur de l’action se place là où l’adhésion
accompagne le signe de l’ordre ». Ordre mobile, justice en temps réel, ce
sont des valeurs « modernes », empruntées à la mondialisation du marché, qui
entrent dans l’univers judiciaire. Comme la circulation des marchandises,
les lois doivent être fluides et flexibles, et la justice doit être
immédiate. Effrayant aveu d’un projet de société pénalisant la simple
contestation de l’ordre, N Sarkozy met en place cet « ordre mobile »: Les
infractions crées par la loi « sécurité intérieure » du 18 mars 2003 ne
résultent plus d’un préjudice matériel et concret causé à quelqu’un; elles
se déduisent d’un comportement, mendier, se prostituer, bavarder en groupe
devant un immeuble…L’ordre social seul est en cause dans ces nouvelles
infractions qui n’occasionnent aucun préjudice à une victime particulière.
La loi « criminalité organisée » du 9 mars 2004 complète le dispositif en
orientant ces procédures vers « la négociation de la peine » avec le parquet.
Une misérable justice, sans juges et sans audiences, pour des affaires de
misère. Aux Etats-Unis, ce système de plea-bargening a été déterminant dans
l’émergence des villes-prisons (taux d’incarcération 7 fois supérieur à
celui de la France), accompagnée par l’automaticité des peines fermes en cas
de récidive. Séparer les populations utiles des populations inutiles Les
récents textes sécuritaires s’articulent donc par une vision cohérente de
l’organisation sociale, dont l’objet est de séparer les populations utiles
(électeurs, salariés), des populations inutiles (chômeurs , délinquants,
immigrés). Qu’il s’agisse de la loi Perben du 9 septembre 2002 sur les
« orientations de la justice », de la loi Sarkozy du 18 mars 2003 sur la
« sécurité intérieure », de la loi sur l’immigration du 26 nov 2003, ou de la
loi « criminalité organisée »du 9 mars 2004, toutes les lois récentes
illustrent le traitement pénal des questions sociales. Car la disparition
des emplois industriels, le déséquilibre des relations salariés /employeurs,
laissent sans activité et sans espoir, d’immenses réservoirs de main
d’oeuvre, jusqu’ici utilisés dans l’essor économique. Un traitement social
de ces populations en déréliction nécessiterait une autre politique de
services publics, une autre distribution des richesses, que le MEDEF ne peut
accepter. La seule alternative qui s’offre à l’actuel gouvernement est
d’appliquer un traitement pénal de masse à ces populations désormais au
chômage pour lesquelles il n’est plus possible de monter dans l’ascenseur
social, et qui ne peuvent même plus prétendre à la condition ouvrière de
leurs parents. La crise du libéralisme détermine cette régression
conservatrice, et ces lois sécuritaires. Celles ci permettent à la fois
d’alimenter la peur, l’individualisme, donc d’empêcher les mobilisations
sociales, mais aussi de créer des emplois dans « l’industrie de la punition »
et de la surveillance, selon l’analyse de Niels Christie. L’industrie de la
punition L’ensemble du secteur de la sécurité publique et privée (policiers,
vigiles ,surveillants, gendarmes…) représente presque 400 000 emplois en
France; il est en croissance constante, puisque 14 000 policiers et
gendarmes vont encore être recrutés d’ici 2007. La 13ème édition de « MILIPOL
Paris 2003″, salon entièrement dédié aux technologies de la » sécurité
intérieure des états et de la lutte anticriminelle », témoigne de la
prospérité de ce secteur économique qui génère de nouveaux métiers et crée
des emplois autour de la biométrie (identification humaine), des caméras
intelligentes, des entreprises d’intelligence économique (stratégie du
risque)… Bourdieu remarquait déjà en 1993, dans « la misère du monde », que
le chiffre d’affaires de la sécurité privée représentait le tiers du budget
de la police nationale (article de Rémi Lenoir, « désordre chez les agents de
l’ordre ») . C’est ainsi que dans une période où 10% de la population est au
chômage, la prison a une fonction asilaire, mais aussi un rôle économique.
L’ouverture des champs pénitentiaire et judiciaire aux entreprises privées
se manifestent par des modifications importantes des règles concernant les
marchés publics: Les lois de programmation pour la sécurité intérieure et
pour la justice prévoient des dérogations aux procédures d’appels d’offres,
pour la construction des 13 000 nouvelles places de prison et des 600 places
de centres fermés pour mineurs. Le montant des sommes engagées s’élevant à
1,3 milliards d’euros pour les seules prisons, tout le secteur des travaux
publics va bénéficier de la politique du tout carcéral, sans compter la
construction de commissariats et de la création d’une centaine d’unités de
gendarmerie, d’ici 2007 (toujours selon des procédures dérogatoires au code
des marchés publics). Si on se fie aux pratiques actuelles des entreprises
du bâtiment, on verra bientôt le Ministère de la justice lui-même mis en
examen dans des affaires de corruption…. Pour de nombreux groupes (Valeo,
Vahiné, Assistance Publique des Hôpitaux de Paris…), le travail des
prisonniers, payé bien en dessous du SMIC, représente un main d’oeuvre
flexible à souhait, sans syndicat ni risque de grève, sans que le droit du
travail ne s’applique. Les cantines des prisons assurent depuis longtemps de
confortables bénéfices à la multinationale Sodexho. Les prisonniers sont
rémunérés à la tâche pour assembler des matériels de perfusions ou des
équipements de voitures, tandis que des entreprises se partagent les profits
du renouvellement des armes des policiers (300 000 armes de poing pour 90
millions d’euros ), des bracelets électroniques (Elmotech), des flash
balls…. La vidéo surveillance des rues ou des parkings concerne 388
communes en France, avec un budget d’environ 100 000 euros par commune; ce
marché va se développer considérablement car le projet de loi Sarkozy sur la
« prévention de la délinquance » accorde des réductions d’impots en cas
d’installation de caméras dans les immeubles collectifs! Tandis que certains
font des affaires grâce à l’expansion du marché du sécuritaire en profitant
de l’idéologie de la tolérance zéro, des pans entiers de la populations sont
reléguées, soit dans une infra-société, sans services publics et sans
égalité des droits, survivants du RMI et du travail précaire, soit dans les
prisons, qui sont plus que jamais, comme l’a démontré Loïc Wacquant, celles
de la misère.

Paris, mars 2004
E. Sire-Marin, Magistrat, membre du syndicat de la magistrature