Une chaîne française d’intoxication internationale

Le capitalisme français, dans sa lutte internationale pour l’obtention des marchés et le contrôle des matières premières, bénéficie des instruments de propagande de l’appareil d’Etat. La Chaîne Française d’Intoxication Internationale devrait compléter le dispositif existant(1) dès la fin de l’année 2004. Elle émettra dans un premier temps vers les trois zones prioritaires de l’impérialisme français à savoir l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient. Jacques Chirac qui souhaite voir la chaîne «rivaliser avec la BBC et CNN» a rappelé l’importance du projet : «les crises récentes ont montré le handicap que subissent un pays, une aire culturelle, qui ne disposent pas d’un poids suffisant dans la bataille de l’image et des ondes ».(2) La diffusion internationale de l’information et des idées est un enjeu essentiel, particulièrement dans le contexte actuel marqué par l’aggravation des rivalités inter-impérialistes. Aussi, la Chaîne française d’Intoxication Internationale, qui sera financée par l’Etat et détenue à 50-50 par France-Télévision et TF1, apparaît pour beaucoup comme une nécessité. Alors même qu’elle ne pourra être autre chose qu’un vecteur d’intoxication supplémentaire.

Les objectifs de la propagande internationale.

La nécessité d’une chaîne française d’intoxication internationale semble faire l’unanimité au sein de la classe dirigeante française. Si la Chaîne s’impose ainsi comme un projet consensuel, au-dessus des querelles politiciennes, c’est qu’elle doit s’acquitter de tâches fondamentales pour l’impérialisme français. Le rapport Brochand(3) la présente comme «un volet indispensable de l’influence et de la présence internationale de la France». Il estime qu’elle devrait répondre à quatre objectifs hiérarchisés.

Il s’agit tout d’abord de «diffuser à l’étranger la vision française de l’actualité internationale». La chaîne d’intoxication devra donc donner un écho maximum aux discours des dirigeants français. Soyons sûrs qu’elle saura retransmettre comme il se doit les envolées altermondialistes de Jacques Chirac. Elle fera probablement la publicité du dernier livre de Dominique de Villepin dont le titre, «Un autre monde »(4), fait rêver en présentant des visées nationalistes comme une utopie universelle. Elle se fera l’apôtre, ouvertement ou insidieusement, du monde multipolaire de Chirac et De Villepin et ne se privera pas de dénoncer les erreurs et les perfidies des régimes rivaux. La chaîne devra entretenir l’image d’un Etat français tiers-mondiste, bienfaiteur et désintéressé, la carte habilement jouée par la diplomatie française comme en témoigne ces affirmations du quotidien malien L’Essor : «Aux yeux des pays du sud, Jacques Chirac est aujourd’hui le seul homme d’Etat occidental qui incarne la contestation de l’unilatéralisme, la critique de la pure logique du marché et la dénonciation des exclusions provoquées par la mondialisation.(5) » Il est évidemment très utile de séduire les opinions publiques qui peuvent être à même d’influencer les décideurs.
Abdou Diouf, ancien président sénégalais, ami de Chirac et secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie(OIF) souligne l’importance de la chaîne devant la mission parlementaire avec un argument altermondialiste : «C’est enfin parce que l’audiovisuel et les industries culturelles sont une clé de la réussite d’une autre mondialisation que celle qui est préconisée par les tenants du libéralisme pur et dur à l’OMC et dont on voit bien à travers la réalité du marché à qui elle profite.»

En tant que secrétaire général de l’OIF, Abdou Diouf est directement concerné puisque le deuxième objectif de la chaîne, préconisé par la mission Brochand est de «consolider le lien entre l’ensemble des populations de langue française établies hors du territoire métropolitain.» Ce qui confirme que l’impérialisme français accorde toujours une attention toute particulière à ses anciennes colonies censées constituer son pré-carré.

Troisième objectif : «contribuer par l’image à la constitution d’une identité européenne». Ainsi la chaîne impérialiste aura pour mission de convaincre les opinions publiques des voisins européens de la nécessité de «l’Europe puissance» défendue par l’Etat français. C’est probablement par l’opposition aux Etats-Unis que l’identité européenne sera affirmée.

Quatrième objectif : «promouvoir la culture et les modes de vie français». Il appartiendra notamment à la bonne bouffe de chez nous de «cultiver le désir de France, le faire naître et le nourrir» selon les propos de Jean-Jacques Aillagon devant la mission parlementaire. Le ministre de la culture et de la communication affirme également que la chaîne «contribuera au fond à ce que la France soit plus désirée, plus admirée, plus aimée».

En définitive, l’objectif fondamental du projet de chaîne d’intoxication internationale est de défendre la politique internationale de l’Etat et du capitalisme français face aux impérialismes rivaux. Le rapport Brochand note que les deux chaînes anglo-saxonnes BBC world et CNN sont «les principales concurrentes» et souligne la nécessité de «mobiliser autour du projet l’ensemble des forces intéressées à la présence française à l’étranger, l’Etat bien-sûr mais aussi les principales entreprises françaises exportatrices dans un élan national». Brochand propose la création d’un «club de fondateurs réunissant les principaux annonceurs français et bénéficiant en contrepartie d’un soutien financier, d’opérations publicitaires et de parrainage»
La promotion internationale du capitalisme français étant au cœur du projet, il est logique que des intérêts privés y participent.

Le groupe Bouygues, un des piliers de l’impérialisme français.

Il n’y a pas à s’étonner ou même à regretter de voir le groupe Bouygues, propriétaire de TF1, associé à l’Etat et à la télévision publique. La mobilisation de l’Etat, des entreprises publiques(6) et des capitaux publics(7) au service de profits privés est un trait fondamental du système capitaliste.
L’implication de Bouygues dans la chaîne internationale s’explique par ses activités dans le domaine de l’audiovisuel. Mais elle est d’autant plus logique que le groupe, lié à une large partie du capitalisme français, déploie une forte activité internationale.

Implanté dans 91 pays, le groupe Bouygues qui a réalisé, en 2002, 32% de son chiffre d’affaire à l’étranger(8) , a pour actionnaires de grands représentants du capitalisme français : outre la famille Bouygues, on retrouve le groupe Arnault, le groupe Pinault, la BNP, le Crédit Lyonnais, Indosuez…François-Henri Pinault, fils du milliardaire ami de Chirac, siège au conseil d’administration du groupe au côté d’autres personnalités de sa classe sociale comme Jean Peyrelevade, ancien président du Crédit Lyonnais. Le groupe Pinault-Printemps-Redoute détient la Compagnie française de l’Afrique Occidentale (CFAO). Implantée dans 29 pays d’Afrique, cette vieille compagnie coloniale fondée en 1887 a aujourd’hui 3 domaines d’activité : la distribution automobile, la distribution pharmaceutique et les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Autrement dit, les intérêts du groupe Bouygues sont mêlés aux intérêts d’une partie importante du capitalisme français, qu’il s’agit de promouvoir au niveau international, avec une certaine prédilection pour l’Afrique.

En 1997, le groupe Bouygues réalisait 9,1% de son chiffre d’affaire sur ce continent, un chiffre supérieur à ceux de l’Asie Pacifique(5,5%), de l’Amérique centrale et du sud (0,3%) et du Moyen-Orient (0,7%) réunis(9) . Le groupe est organisé autour de trois pôles d’activité : le pôle Télécom-Médias avec notamment Bouygues Télécom, LCI et TF1, un pôle service avec la SAUR et un pôle construction avec notamment Bouygues Construction, Bouygues Immobilier et COLAS qui se présente comme «le leader mondial de la construction et de l’entretien des routes».

Le groupe Saur (Société d’Aménagement Urbain et Rural), filiale à 100% du groupe Bouygues, est «l’un des premiers spécialistes mondiaux des services aux collectivités et aux industriels dans les métiers de l’eau(10) , de l’énergie et de la propreté.» Ses 22 filiales sont implantées dans 17 pays. En 2002, Saur a réalisé 60% de son chiffre d’affaire en Afrique c’est-à-dire dans une zone que doit couvrir en priorité la chaîne française d’intoxication internationale. Le groupe dessert 42 millions d’habitants notamment au Mali avec la filiale EDM (Energie du Mali) qui produit, transporte et distribue l’eau et l’électricité ou encore au Sénégal avec la Sénégalaise des Eaux qui gère le service des eaux de l’ensemble du pays. Pour Bouygues, le contrôle du marché de l’eau est d’autant plus intéressant qu’il permet parfois de décrocher de gros contrats de construction : «Au Sénégal, l’enjeu de la distribution de l’eau en cache de plus importants, tels les marchés des grandes infrastructures hydrauliques en cours de réalisation (barrage de Manantali, canal du Cavor) dans la vallée du fleuve Sénégal.(11) »

Autres filiales de Saur : ADM (Aguas de Mozambique), SATRAV(Société africaine de travaux), Sodeca (Société de distribution d’eau de centrafrique), Socothry, Hydro-Atlas, Hydro-Sahel etc. Saur est parfois associé à des groupes privés comme Vivendi (cas de la Société d’exploitation des Eaux de Guinée) ou à l’entreprise publique EDF (cas de la Société Guinéenne d’Electricité). Le partenariat public-privé associant TF1 à France Télévision est loin d’être un cas isolé. En Côte d’Ivoire, Saur contrôle la Société des Eaux de Côte d’Ivoire (SODECI) et, avec EDF, la Compagnie ivoirienne d’Electricité (CIE). Après la tentative de coup d’Etat du 19 septembre 2002, le groupe Bouygues a été fréquemment accusé par la presse pro-Gbagbo(12) de soutenir la rébellion du Mouvement Patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI). La SODECI et la CIE ont obtenu le contrôle monopolistique de l’eau et de l’électricité du pays sans appel d’offre(13) lorsque Alassane Ouattara, ami intime de Martin Bouygues, était premier ministre d’Houphouet. Selon la presse pro-Gbagbo, le tort du président ivoirien aurait été de remettre en cause ces concessions. Quoi qu’il en soit, force est de constater que Bouygues a obtenu une situation de monopole dans des secteurs stratégiques à des conditions extrêmement avantageuses.

De cet aperçu très incomplet des activités de Bouygues, on peut retenir que le groupe est un spécialiste de la gestion privée des services publics, c’est-à-dire, dans certains cas, du monopole privé. Avec l’eau, l’électricité et la construction, il se positionne sur des créneaux très porteurs puisqu’il s’agit des principaux marchés publics. Ses interlocuteurs sont d’abord les Etats, notamment les Etats africains. Dès lors, en tant que co-propriétaire de la chaîne française d’intoxication internationale, il sera à la fois juge et partie lorsque la chaîne abordera l’actualité des régimes clients. Le traitement de cette actualité ne risque t-il pas de varier au gré des différents choix dans l’attribution des marchés publics ? Il est à craindre que la question des droits de l’homme et des libertés publiques soit à géométrie variable sur la chaîne française d’intoxication internationale.
Ceci étant, ne diabolisons pas Monsieur Bouygues. Une chaîne entièrement publique serait aussi performante dans la défense de l’impérialisme français. Pour s’en convaincre il suffit d’observer le cas de Radio France Internationale.

RFI : une radio publique au service de l’impérialisme

Dans son communiqué du 12 janvier 2004, l’Observatoire français des médias se réjouit de la création d’une chaîne française d’intoxication internationale : «L’idée est séduisante de concurrencer l’information made in USA ». Pour faire bonne figure, cet observatoire qui se veut contestataire se perd dans une pseudo-critique qui a tout du faux débat. Il rejette en effet la participation de Bouygues au projet et se prononce pour «une chaîne publique associant toute les composantes de l’audiovisuel public et de l’AFP ». L’Observatoire s’indigne : «Comment peut-on laisser une filiale du groupe Bouygues, lié par contrats à de (trop) nombreux gouvernements antidémocratiques contrôler l’information internationale à la française». Cette remarque est très curieuse puisqu’elle revient à passer sous silence ce qui fait la raison d’être de la chaîne française d’intoxication à savoir la défense de l’impérialisme français. Soutenir de telles positions, c’est aussi oublier que Bouygues est lié à l’Etat et que l’Etat français lui-même est lié «par de trop nombreux contrats»(les accords de coopération) aux régimes dictatoriaux africains. Il convient donc de rafraîchir la mémoire de ces drôles d’observateurs.

Nul besoin de faire appel à un opérateur privé pour défendre des intérêts privés, une entreprise publique fait très bien l’affaire. Les objectifs assignés à RFI, une radio entièrement publique, sont les mêmes que ceux fixés à la chaîne française d’intoxication internationale. On peut donc s’attendre à ce que le contenu soit sensiblement le même. Il est d’ailleurs prévu que la chaîne utilise le réseau de correspondants de RFI(14) . La radio internationale a fait l’objet d’une thèse de science politique au titre significatif : «RFI : instrument de la présence française dans le monde(15) ». Nombre d’observations contenues dans ce travail valent sans doute pour la future chaîne d’intoxication. L’auteur, Z.R. Nouma, montre que «RFI est chargée d’assurer la présence française dans le monde d’un triple point de vue : contribuer à promouvoir la culture et la langue française dans la perspective de la francophonie ; faire valoir le savoir faire français pour promouvoir les exportations et favoriser l’implantation d’entreprise à l’étranger ; refléter la vie politique intérieure et donner une lecture française des évènements mondiaux». RFI qui a vocation à remplir une « mission de souveraineté», est «partie intégrante de l’action extérieure générale de la France». Z.R. Nouma examine l’aspect culturel, économique et politique de l’action de RFI. Il souligne que la culture exportée à l’étranger entretient l’image de marque du pays diffuseur et vise à «susciter chez les personnes qui la reçoive sinon un besoin d’ouverture vers les pays diffuseur, du moins un sentiment de sympathie à son égard.» Le culturel prépare le terrain à l’économique.

Nouma insiste sur la mission économique de RFI : «il s’agit de vanter, sur les ondes, les mérites des produits et les performances des entreprises nationales d’une part, et de l’autre, de fournir aux entreprises intéressées à l’exportation des informations nécessaires pour faciliter leur pénétration ou implantation à l’étranger»(p.65). Nul doute que la chaîne française d’intoxication internationale saura multiplier les opérations promotionnelles, les publi-reportages et les parrainages d’émissions. Elle mettra certainement en valeur les différents supermarchés français, tels que le salon du Bourget ou le salon de l’armement Eurosatory…

Z.R. Nouma n’oublie pas la dimension politique de RFI. Selon l’article 4 de son cahier des charges, la radio «expose et fait comprendre le point de vue de la France face aux évènements du monde contemporain.» Comme l’indique l’ancien directeur général Fouad Benhalla : «La règle a toujours été en permanence un travail en liaison avec le ministère des affaires étrangères »(cité p.106). Cette collaboration ne doit pas surprendre. A Radio France Internationale, la rédaction n’est probablement pas uniforme, mais nombre de journalistes savent faire un usage patriotique de la liberté d’expression. Les directives strictes et la censure existent peut être. Toutefois, elles ne sont pas indispensables à ceux qui ont intériorisé l’importance du service de l’Etat : «les journalistes sont conscients de remplir une mission de souveraineté, une mission régalienne. Ils mesurent parfaitement, nous semble t-il, le rôle qui est le leur dans l’action extérieure de la France et au-delà, dans les relations internationales[…] il importe pour tout un chacun de cultiver son esprit de responsabilité».(p.156). Là encore, nul doute que les journalistes de la future chaîne d’intoxication auront eux-aussi cette haute idée de la raison d’Etat, une certaine idée de la France comme dirait l’autre. Malheureusement, les intérêts de l’impérialisme français correspondent rarement aux intérêts des populations vivant dans les zones réceptrices…

Les apparences de l’indépendance

Pour s’imposer face à la concurrence, la chaîne devra impérativement présenter le visage de l’indépendance. Il est certain que les dirigeants de la chaîne la proclameront haut et fort, peu importe que les objectifs politiques et économiques à l’origine de sa création aient été clairement affichés. Affirmation du rôle stratégique de la chaîne et proclamation de son indépendance rédactionnelle : la contradiction flagrante devra être oubliée. Il en va de cette précieuse crédibilité sans laquelle il n’y a pas de succès possible. Le rapport Brochand souligne cette nécessité de «l’indépendance manifeste de la ligne éditoriale par rapport aux pouvoirs publics». Ce qui importe, c’est l’apparence, l’indépendance manifeste et non l’indépendance réelle : «La chaîne doit être perçue comme indépendante, et non comme un organe du gouvernement français. Il s’agit là d’une condition nécessaire pour assurer la crédibilité des informations et analyses.»

Comment la chaîne pourra t-elle paraître indépendante ? Brochand propose de mettre en place une «charte de déontologie» mais aussi que «le mode de nomination des dirigeants – président et rédacteur en chef – ne relève pas du gouvernement mais des opérateurs». Des opérateurs eux-mêmes étroitement liés à l’Etat…

La chaîne devra peut être trouver un ton impertinent et, très probablement, égratigner le gouvernement français de temps en temps. Des critiques ponctuelles joueront le rôle de l’alibi, sans modifier fondamentalement la nature d’une propagande favorable à l’impérialisme tricolore, qui s’en trouvera au contraire renforcé.

Paradoxalement, l’indépendance, la critique ponctuelle et la qualité optimisent la propagande. Il est évident que la propagande d’un média trop visiblement aux ordres perdrait de son efficacité. Aussi, l’élite journalistique au service de la raison d’Etat doit adapter son discours au niveau de connaissance du public-cible, à ses attentes et aux idées qui l’imprègnent. Elle doit aussi tenir compte des informations qui paraissent dans les médias étrangers. Il s’agit de ne pas être pris en flagrant délit de mensonge ou de déformation des faits. Au mensonge, le propagandiste avisé préfère la sélection, l’omission ou encore la dilution de l’essentiel dans l’accessoire. L’exercice est délicat, comme l’admet Alain Rodier, ancien directeur de l’information à RFI : «Ce qui compte avant tout pour nous, c’est la crédibilité. Si vous torturez les faits, un jour ou l’autre vous serez pris à votre propre piège…vous perdrez votre crédibilité.(16) » Malgré ces déclarations vertueuses, la crédibilité de RFI laisse à désirer dans bien des pays, où cette radio est trop nettement identifiée à la politique extérieure de la France…

La chaîne d’intoxication se doit donc de paraître indépendante, pour assurer sa crédibilité d’une part, mais aussi pour protéger l’Etat français, afin qu’il n’ait pas à assumer les propos tenus sur la chaîne. C’est ce qu’indique Antoine Basbous, directeur de l’observatoire des pays arabes lors de son audition devant la mission d’information parlementaire (16) : « Il convient de couper le cordon ombilical – tout au moins apparent – avec une quelconque autorité française. Prenons le dernier événement : les attentats de Casablanca. Pour que l’ambassadeur de France ne reçoive pas dix coups de téléphone de protestation concernant ce qu’auraient dit certains journalistes de la chaîne – parce qu’elle serait prise comme la voix de la France ou comme une chaîne d’Etat – et qu’il puisse dire qu’il n’a aucune influence sur cette chaîne, qu’il ne peut pas appeler et mettre aux arrêts de rigueur le rédacteur en chef, cette chaîne doit être indépendante ».
La chaîne d’intoxication, dont l’indépendance sera proclamée par le pouvoir, ménagera les dictateurs francophiles, sans ignorer totalement leurs opposants. Mais elle invitera surtout les dissidents des impérialismes concurrents et des vassaux indociles. Elle pourra donner un large écho à leurs prises de position. Les commentaires et les analyses pourront être virulents. L’Etat français ne sera pas tenu pour responsable et évitera ainsi protestations officielles et incidents diplomatiques. La «vision française de l’actualité internationale» est ainsi faite de sympathies et d’indignations soigneusement sélectionnées, en toute indépendance bien-sûr.

Le projet de Chaîne française d’intoxication internationale vise à créer un outil au service de l ‘expansion de l’Etat et du capitalisme français. Sa concrétisation à travers le partenariat TF1 – France Télévision n’est pas une anomalie mais un témoignage supplémentaire des liens qui unissent l’Etat et le capitalisme. Aussi, ce n’est pas cette association qu’il convient de mettre en question mais la légitimité même d’une entreprise dominatrice et illusoire. On objectera que les Etats concurrents, et particulièrement l’adversaire américain, ne se privent pas d’intoxiquer la planète. Leur poison est effectivement à la mesure de leurs moyens financiers puisque les Etats-Unis viennent de lancer une radio (radio Sawa) et une télévision (Middle East Télévision Network) en direction du Moyen-Orient. Ils projettent aussi de mettre en place une version française de CNN. Il s’agit bien-sûr d’entreprises hautement toxiques. Mais faut-il pour autant se réjouir de voir l’Etat français augmenter la dose de nuisance médiatique ? La course à la propagande accompagne l’intensification des rivalités inter-impérialistes. Face à l’argumentation chauvine justifiant la chaîne française d’intoxication, il importe d’ avoir à l’esprit que l’on ne combat pas l’aliénation par l’aliénation. Jacques Ellul le rappelle utilement (18) : «On dit parfois que dans ce cas [lorsque l’individu est soumis à deux propagandes adverses] les deux propagandes s’annulent. Toutefois, si on envisage la propagande non pas comme un débat d’idées ou une diffusion de doctrine, mais comme une manipulation psychologique en vue de l’adhésion à l’action, on réalise que ces propagandes, loin de s’annuler parce qu’elles se contredisent, ont au contraire pour effet de se cumuler. Un boxeur groggy par un coup de poing reçu à gauche ne redevient pas normal lorsqu’il reçoit un coup de poing à droite : il est un peu plus groggy. Or, il est du vocabulaire courant du propagandiste de parler de l’effet de choc. C’est en effet exactement un choc psychologique que subit l’individu soumis à cette influence. Mais un second choc contradictoire ne le rétablit nullement .»

1/ TV5, RFI, l’AFP, Euronews, RMC Moyen-Orient… La liste est loin d’être exhaustive. Il faudrait notamment ajouter les journaux financés par différends ministères, à l’image de Planète Jeunes, «le magazine panafricain des 15-25 ans» largement financé par le Quai d’Orsay.

2/ Allocution de Jacques Chirac lors de la réception en l’honneur du Haut Conseil de la francophonie, Paris, 12 février 2002, www.ddm.gouv.fr

3/ rapport remis par le député Bernard Brochand au premier ministre, 24 septembre 2003, dossier de presse sur le site www.ddm.gouv.fr

4/ Dominique de Villepin, Un autre monde, préface de Stanley Hoffmann, L’Herne, coll. «Théories et stratégies», 2003.

5/ Cité par Jeune-Afrique/L’intelligent, «Chirac parmi les siens», n°2234, du 2 au 8 novembre 2003.

6/ Par exemple de la SNCF au côté de Bolloré.

7/ Notamment à travers l’aide au développement qui est avant tout une aide à l’exportation pour les groupes français.

8/ www.bouygues.fr

9/ Dafsapro 1997.

10/Les capitalistes français dominent le marché mondial de l’eau. Saur se place en troisième position derrière le n°1 mondial Vivendi Water et la filiale de Suez Ondéo. Aujourd’hui le secteur privé ne gère que 5% de la distribution de l’eau mondiale. Un vaste marché en perspective…

11/ Agir ici et Survie, France-Sénégal. Une vitrine craquelée, Les dossiers noirs de la politique africaine de la France, L’Harmattan, 1997, p.51.

12/ Lire par exemple l’article d’Adolphe Blé Kessé, «Côte d’Ivoire : une guerre sale et injuste aux intérêts capitalistes», Notre Voie, 30 octobre 2002.Les relations entre Paris et Abidjan peuvent évoluer rapidement. Toutefois, pour donner une idée de la gravité du conflit qui oppose, ou qui a opposé, l’Etat français au régime de Gbagbo, signalons que le président de l’assemblée nationale, Mamadou Koulibaly, a co-écrit un livre intitulé «La guerre de la France contre la Côte d’Ivoire». Le groupe Bouygues est mis en cause au côté du chocolatier Barry-Callebaut, de Bolloré et de France Télécom.

13/ Selon Stephen Smith et Antoine Glaser dans «Ces Messieurs Afrique», p.55.

14/ Remarquons que c’est aussi ce que fait Le Monde diplomatique en accueillant fréquemment les articles de Philippe Leymarie, journaliste à RFI.

15/ Nouma Z.R. «RFI : instrument de la présence française dans le monde», Lille II, 1990. Lire également Théophile E. Vittin, «Les radios internationales, acteurs de la vie politique en Afrique noire», dans Les médias, acteurs de la vie internationale, Sous la direction d’André-Jean Tudesq, Apogée, 1997, pp.141-178 .

16/ Cité par Z.R. Nouma, op. cit.p.157.

17/ Audition d’Antoine Basbous devant la mission d’information commune, Rapport d’information sur la création d’une télévision française à vocation internationale, 21 mai 2003.

18/ Jacques Ellul, Propagandes, Economica, p.203.