Ce texte propose une très bonne analyse, il renvoie chacun à la réalité qu’il veut bâtir. Toutefois est-ce dans les instances démocratiques actuelles que pourront se développer une telle conscience sociale?

Le modèle de développement occidental, appuyé notamment sur l’extensivité du capitalisme et le refus de toute limite (la mégalopole en est un exemple), crée des structures inadaptées aux défis de demain. En effet le problème énergétique passe par un changement profond des habitudes de consommation et de confort en Occident.

Tiré de: Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur

par M. Edgar Morin, sociologue, membre du Comité des Sages

« Si nous constatons la dépendance énergétique de la France à plus de 40% à l’égard de ressources lointaines et aléatoires, si nous considérons le sous-développement des énergies renouvelables et si nous constatons le problème que pose l’énergie nucléaire, tandis que disparaissent peu à peu les énergies fossiles, alors nous prenons conscience que les questions énergétiques nous imposent de repenser l’habitat, l’urbanisme, et de nombreux domaines de la vie… Ce qui caractérise notre civilisation est un développement ininterrompu d’ordre technique, économique, industrie, avec dans le même temps des besoins énergétiques croissants. Mais notre civilisation est également marquée par des comportements individualistes qui guident fortement nos besoins.

LE CONTEXTE EUROPÉEN ET MONDIAL

Sur le plan européen, le contexte du problème est marqué par l’existence de directives européennes, mais aussi par l’existence d’expérimentations diverses de ré-appropriation de la ville par ses habitants, par exemple. Au plan international, si les grandes conférences consacrées à l’environnement rappellent la croissance de la menace, les mesures n’y sont pas encore prises pour autant. L’ensemble de la planète se trouve pourtant de façon évidente en manque de régulation. En dépit de vastes zones de sous-consommation et de misère, nous sommes emportés dans un vaste mouvement de consommation sans frein. La France en subit à la fois les avantages et les maux.
Nous sommes également dans un temps particulier, devant un avenir écologique et énergétique incertain, marqué par des défis nombreux et divers. Aussi la prospective énergétique pour les années à venir doit être accompagnée d’une prospective à plus longue échéance, envisageant les défis et les opportunités : il s’agit ainsi de combiner prudence dans la méthode et d’audace dans les réformes. Nous commençons seulement à prendre conscience que notre consommation énergétique entraîne des dilapidations et appelle des réformes dans tous les domaines.
Voyons tout d’abord la question des transports. C’est dans ce domaine que la dépendance énergétique et la pollution matérielle sont les plus grandes, ce qui nécessite de diminuer les transports polluants, par exemple par le ferroutage ou par le recours plus important aux canaux, voire encore par la nécessité de limiter la circulation urbaine. Cela pose aussi le problème de la voiture individuelle, qui répond à des aspirations d’autonomie et de mobilité, en combinant également puissance et confort : elle est en ce sens inséparable de la qualité de la vie.

Mais dans le même temps, l’abus de son utilisation détruit la qualité de la vie. Cette intoxication doit être traitée comme les autres formes d’intoxication : par la cure et la pénalisation. La recherche sur les moteurs non polluants doit bien sûr être encouragée, même si ce débat se heurtera sans aucun doute à des résistances.

La problématique de l’habitat nous invite à envisager ensemble et non de façon séparée les énergies renouvelables, afin d’assurer par ces voies, chauffage et éclairage de l’habitat. Dans ce cadre, nous pouvons utilement prendre connaissance des exemples étrangers et préconiser des mesures de bon sens sur le plan énergétique, comme l’imposition des doubles vitrages.

La problématique de la consommation doit également être posée. Notre civilisation, notamment sous l’effet des incitations publicitaires, pousse au consumérisme, marqué par l’obsolescence des produits et l’incitation permanente au nouveau, accompagnée par les frustrations psychologiques et morales, qui trouvent une consolation passagère dans l’achat effréné. La promotion de la finalité qualitative pourrait sans doute constituer une voie pour tenter de sortir de ces contradictions. Il faut encourager la prise de conscience que la recherche de consommations matérielles provient souvent de profondes insatisfactions psychologiques et morales.

Voyons maintenant le problème de la communication. Notre civilisation favorise le développement de communications de toutes sortes : voyages, communications personnes par tous moyens… Là aussi s’est développée une frénésie compulsive, alors que parallèlement les re-centrismes individualistes se manifestent par la recherche de rencontres multiples, même si une insuffisance de véritable communication humaine demeure sans conteste. Ici aussi, le qualitatif doit être recherché, en explorant d’abord les communications locales et concrètes, qui commencent au bistro. Bien des voyages d’affaires pourraient être remplacés par des visioconférences. Cela n’exclut cependant pas les autres types de voyages et de rencontre, mais de préférence à pied ou à vélo.

Il faudra également affronter la question de la mégalopole, en envisageant la dé-mégalopolisation au profit des villes moyennes et en favorisant le re-développement des villages et bourgs. Ici se pose le double problème de l’humanisation des villes et de la revitalisation des campagnes.
La question de la recherche se pose également. Dans ce domaine, l’investissement public doit être massif, en particulier là où elle est négligée par le secteur privé. Elle doit envisager les éoliennes, le solaire, l’utilisation de l’énergie des vagues et marées, les techniques de captage du CO2 et même la re-forestation de terres en friche, comme le fait déjà l’association Pro Natura au Brésil. Ainsi, à partir des impératifs de sécurité, d’autonomie, de sauvegarde de notre environnement et de façon inséparable de la promotion de la qualité de vie, l’on pourrait définir une politique réformatrice, qui dépasse les simples aménagements et comporte réorientations et réorganisations, concernant tous les secteurs de la vie sociale et personnelle.

Cette politique nécessiterait certes des dépenses considérables, mais celles-ci seraient capables de relancer une activité économique en phase de stagnation. En outre, elle engendreraient d’énormes économies en dépenses de santé, ne serait-ce que par la réduction des maux urbains tels que l’asthme, problèmes d’allergie et autres drogues, somnifères, liés en large part à un mal-être psychologique. Enfin, donner un sens politique à la qualité de la vie ouvrirait une espérance à une société aujourd’hui privée d’avenir. Une nouvelle politique nécessiterait donc l’action de l’Etat, des collectivités locales, des associations et des citoyens, dans une  » gouvernance de concertation « . Elle devrait affronter non seulement des lobbies et des corporatismes, mais aussi l’apathie et l’indifférence. Une politique pourrait et devrait mettre en œuvre des moyens immédiats. Mais il s’agit en fait d’une politique de longue haleine : au-delà des horizons immédiats, il nous faut indiquer la voie, avec prudence et audace tout à la fois ; épanouir les bienfaits de notre civilisation tout en en réduisant les maux.

La tâche est complexe. Elle suppose que nous épanouissions l’individualité, en la complétant par les solidarités et par les régulations. La voie suivie jusqu’à présent nous conduisant à l’impasse ou à des contradictions, il s’agit en fait de changer de modèle. Dès lors, le mot de développement, même adouci par le qualificatif  » durable  » ne convient plus. Je prône plutôt l’épanouissement. »