Les grands projets inutiles et le travail antisocial

Les luttes du monde du travail ont-elles la faculté de le remettre en cause ?

Notre association informelle « Quelques opposants à Center parcs » (QoCP) a été invitée par le « Collectif grenoblois contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et son monde » à tenir, avec d’autres associations luttant contre les grands projets inutiles locaux, un stand à la fin de la manifestation du 1er mai. Nous sommes en effet directement concernés puisque nous n’acceptons pas qu’André Vallini, notre « grand promoteur inutile » comme le qualifie le journal Le Postillon, veuille imposer en Isère ce projet inutile par excellence. En effet, ce projet ne répond à aucun besoin réel des administrés. Si comme le souhaite la société Pierre & Vacances, un Center Parcs s’implantait à Roybon, avec l’appui du Conseil général, ce serait tout simplement, selon les décideurs, pour créer des emplois et faire tourner la machine économique. Les emplois, malgré tout fastidieux, précaires par essence, dévalorisants et néfastes pour les rapports humains, et dégradants, qui seraient, nous dit-on, massivement créés, sont fondamentalement du travail inutile et par-dessus le marché nuisible : sous couvert de développement soi-disant impératif et de lutte contre le chômage on va modifier et détruire toute une région.

Nous regrettons que les questions fondamentales sur le travail, son utilité, son but et ses conséquences sur nos vies et nos territoires, qui devraient être formulées par les travailleurs, au même titre que les conditions dans lesquelles ils l’exercent, ne soient pas portées par les organisations syndicales prétendant parler en leur nom.

Nous savons depuis longtemps que la finalité du travail est un sujet tabou, jamais débattu au sein des syndicats, qui se préoccupent de sa gestion quotidienne tentant d’en minimiser les plus graves répercussions, d’en alléger en partie les souffrances, d’en valoriser les salaires, laissant au bon vouloir de la société capitaliste la décision finale quant à l’acceptation de tel ou tel compromis qu’elle jugera tolérable pour elle. Par ce chemin, les syndicats acceptent le capitalisme qui a créé ce travail et l’aident à perdurer. Pour l’ouvrier du bâtiment ou des usines, ils exigeront des appareils de levage, pour ceux de la chimie, des masques et des gants, pour les employés à temps partiel de Center Parcs, un transport collectif et des produits miracles de nettoyage, pour les chômeurs, des minima pour ne pas mourir de faim, pour tous, des cellules d’aide psychologique et des revenus ouvrant la porte à la consommation débridée, laquelle à son tour recréera du travail.

L’utilité ou l’aberration de ce que nous produisons ne fait jamais l’objet d’aucune critique, ou a minima d’interrogations. Nous y sommes tous confrontés au quotidien : fabriquer des boîtiers aérosols qui, une fois remplis de produits chimiques, bousilleront la planète, faire des cartons enveloppant les yaourts pour que les industriels de l’agroalimentaire laissent sur le carreau les paysans du coin, gérer les déchets que nous ne cessons pas de produire pour que Veolia dépollue et facture la flotte à des prix exorbitants… Et ces critiques se retrouvent de fait remisées hors des tribunes des syndicats où les contradicteurs de la société du travail n’ont guère leur place.

Albert Joseph, dit Libertad consacrait déjà plusieurs articles parus dans le journal L’Anarchie entre 1905 et 1908 sur cette question et sur la diminution du temps de travail :

« La CGT doit donc respecter et favoriser les intérêts de certains hommes en tant qu’ouvriers de certains métiers.

Or, le problème de la diminution du travail ne peut se résoudre que par la suppression du travail inutile, et par le transport de ces efforts vers le travail utile.

Sans entrer dans une nomenclature trop longue des métiers que nous classons utiles, et de ceux que nous classons inutiles, nous pouvons dire que sont utiles tous les métiers qui aident au développement de nos sens, à la satisfaction de nos besoins. Peindre des réclames, des enseignes, fabriquer des compteurs à gaz, estamper des billets de banques, etc., nous paraît être un travail inutile.

Tous ces métiers inutiles sont d’ailleurs les conséquences directes de l’inégalité économique, c’est-à-dire de la propriété individuelle qu’ils ont pour but de sauvegarder ou de légitimer. Ils n’auraient plus de raison d’être dans une société d’hommes libérés.

Par conséquent plus d’armuriers, plus d’ouvriers de compteurs, plus d’estampeurs de billets de banques, plus de monnayeurs (vrais ou faux), plus de contrôleurs de métro.

Beaucoup de ces corporations, au travail inutile, ont place dans la CGT. Va-t-elle décider leur disparition ? Elle ne le peut. […]

Les hommes actuels, si avancés soient-ils, réclament deux choses : du travail et de l’argent.

Ils ne demandent pas, ils ne prennent pas du pain, des vêtements, des livres, ils veulent du travail, de l’argent.

Ils ne se préoccupent jamais de savoir si le travail qu’ils exécutent apportera à eux, à leurs proches, aux hommes, une amélioration des conditions de vie. Ils travaillent. Il leur plaît de travailler pour travailler. Ils ont des gestes de fous avec la même sérénité que des gestes raisonnables. Le contrôleur du métro met à percer un bout de carton l’emphase qu’il pourrait prendre en faisant le « geste auguste du semeur ». »

Cette analyse de Libertad reste cruellement d’actualité, même si le poinçonneur du métro n’existe plus et a laissé sa place au composteur ou à la machine à lire les cartes RFID. Le monde des machines ayant remplacé le travailleur n’est pas moins critiquable et générateur de besoins et de destructions inutiles. Il laisse en effet aux hommes et aux femmes d’aujourd’hui l’obligation de travailler pour consommer (quand ils ne se retrouvent pas au chômage) et par conséquent de produire encore de l’inutile, ce qui, en outre, n’est pas sans conséquences sociales et environnementales. Notre refus du projet de construction du Center Parcs dans les Chambarans s’inscrit dans la critique de la logique des besoins et des destructions inutiles ; nous n’acceptons pas que la société Pierre & Vacances transforme ces deux cents hectares de forêt, pour son seul grand bénéfice et celui de ses actionnaires, au détriment des travailleurs abusés. Il nous paraît indispensable que le bois des Avenières reste ce qu’il a toujours été : libre d’accès et sans valeur marchande.

Quelques opposants à Center Parcs, le 1er mai 2013