1.
On ne regardait plus les pendules, jamais. On était payés à la tâche, c’est à dire qu’on avait une certaine quantité de courrier – variable selon les jours – à distribuer, et qu’une fois ces sacs triés et distribués dans les boîtes aux lettres, on pouvait partir, rentrer chez nous ou aller au bar. Alors, on en avait passé, des heures, dans des troquets, au Télégraphe ou à La Piscine. Tous ces vélos jaunes garés sur le trottoir et tous ces uniformes qui picolaient des demis à onze heures du matin. Et les repas à trois euros à la cantine, le restaurant inter-entreprises La Poste-France Télécom. Et les collègues qui n’allaient pas à la cantine et qui restaient à picoler au Télégraphe, parce que les coups en terrasse avec les copains c’est ça qui leur permettait de tenir alors ils restaient là et on les retrouvait au même endroit une heure après. Et les pauses-cafés dans la nuit et le froid, déjà la pause alors qu’il n’était que huit heures du matin et qu’il caillait, on se mettait un peu à l’abri pour fumer une cigarette. Et la découverte des nouveaux quartiers, les rues qu’on n’avait jamais prises avant et qu’on explorait méthodiquement, boîte aux lettres par boîte aux lettres, maison par maison, immeuble par immeuble, jusqu’à les connaître par cœur. Et la cliente folle qui nous poursuivait dans les rues chaque matin pour savoir si elle avait du courrier, et on savait très bien qu’elle n’en recevait jamais. Et les après-midis perdus à dormir quatre heures quand on s’était allongé pour une sieste de quinze minutes, mais la fatigue accumulée avait pris le dessus. Cotonneux, jusqu’au soir. Et les collègues sympas qui déboulaient de nulle part pour nous aider à finir la distribution d’une tournée qu’on ne connaissait pas, qu’on croyait être là encore pour une heure et avec leur aide en quinze minutes c’était bouclé. Et les blagues les plus lourdes de la Terre racontées en boucle, tous les matins, tous les jours, par les collègues les plus lourds de la terre, qu’on finissait par en rire d’entendre les mêmes mots tous les matins. Et d’être touché par l’humanité de ces collègues, qui étaient aussi les plus humains de la terre. Et les chefs qui mettaient la pression sur les CDD la veille des jours de grève, leur disant de bien venir le lendemain sous des prétextes fantasques. Les chefs, les mêmes, un an plus tard, qui partaient en dépression ou qui se faisaient muter dans un autre bureau sans prévenir personne ni dire au revoir ; épuisés de jouer leur rôle de fusibles dans le grand jeu de la privatisation postale.

2.
La Poste, c’est là où je travaille depuis quatre ans. Pas tout le temps : trois à quatre mois par an, en CDD. Ça me va bien, j’y vais quand j’en ai besoin et le reste du temps je fais ma vie. Ces trois mois-là, je bosse en ville, à vélo, et je suis « rouleur », ça veut dire que je n’ai pas de tournée attitrée. Parfois je distribue le même quartier un mois d’affilée, d’autres fois je fais trois tournées différentes dans la semaine. Là c’est sport, surtout quand les chefs oublient de me mettre une « doublure », un facteur qui connaît la tournée pour me montrer le premier jour. Moi ça me va comme ça, je suis jeune, je n’ai pas encore (trop) mal au dos, partir à l’aventure ça me convient. D’autant que le matin, pour rattraper le temps que je perd à trier une tournée que je ne connais pas, je suis dispensé de « TG ». De quoi ?
La journée du facteur, on peut la diviser en quatre parties.
D’abord, le matin, à 7h, le TG, pour Tri Général. Un camion livre toutes les lettres qui sont destinées au bureau, qui ont toutes le même code postal, par exemple 52330 (Colombey-les-deux-églises) ou 75014 (Paris XIVème). Les lettres sont triées par les facteurs, celle-là elle est pour la tournée à Robert, celle-là pour la tournée à Martine. 8h environ, chaque facteur trie sa tournée avec les lettres du TG et celles des caissettes pré-triées par les machines. « Il trie sa tournée », ça veut dire qu’il met les lettres dans l’ordre de la tournée, 2, 4, 6 rue Machin, puis rue Truc. On enlève les lettres des gens qui ont déménagé et qui ont payé un « ordre de réexpédition » pour que leur courrier les suive (ça c’est laborieux). 9 ou 10h, on part en tournée, en vélo ou en voiture, on distribue le courrier et les recommandés. Pour finir, on rentre au bureau « rendre les comptes », ramener les recommandés non distribués et le courrier dont les destinataires ont déménagé. Dans mon bureau ça veut dire midi ou 13h selon les jours, et on peut aller manger.
Donc, moi, le boulot que je ne fais pas c’est le tri général, parce que j’en ai bien assez à trier la tournée que je ne connais pas. Je mets deux fois plus de temps qu’un facteur titulaire, surtout les premiers jours. Et parfois j’ai besoin d’aide.
Mais, vous allez me dire, comment tu peux trier ta tournée si le TG n’est pas terminé ? C’est simple : le courrier des caissettes (oranges), le courrier pré-trié par les machines. C’est du courrier qui n’a pas besoin de passer au TG, parce que l’adresse a été libellée bien proprement et qu’au centre de tri une machine à lecture optique a placée la lettre dans la caissette orange correspondant à ma tournée. Et ces caissettes-là arrivent le matin, avant le début du tri. Donc le petit CDD a de quoi s’occuper. L’innovation épatante d’il y a deux-trois ans, c’était le « TPD+ » : non seulement les caissettes oranges qu’on reçoit sont triées par tournées, mais en plus le courrier est classé dans l’ordre de la tournée. 2, 4, 6 rue Machin, puis rue Truc, etc. C’est beaucoup plus rapide à trier, et il n’est pas besoin de connaître la tournée par cœur depuis seize ans pour la rentrer correctement.

3.
La Poste, un service public qui marche bien. Le courrier arrive à temps, des fois les colis se perdent (mais pas souvent), les timbres sont à un prix raisonnable, le facteur passe tous les jours, en général il connaît les gens, on peut discuter, etc. Mais… Mais. Il y a deux ans, en Une du journal : « La Poste remplacera un départ à la retraite sur trois. Dans les prochaines années, il y aura 4000 embauches pour 12000 départs à la retraite. » L’époque est aux privatisations : couper en morceaux les entreprises publiques et vendre les parties bénéficiaires au secteur privé. Au prix, souvent, d’une dégradation de la qualité de service et de nombreux drames humains.
Octobre 2010, le gouvernement annonce le changement de statut de La Poste : de service public, elle devient une entreprise à capital majoritairement détenu par l’État. Postiers, militants de gauche, maires de petites communes, syndicalistes, tout le monde se mobilise pour organiser un référendum symbolique pour protester contre cette étape dans la privatisation. Un an avant déjà, il y a eu un mouvement de grève national. Mal préparé par les syndicats, les postiers ne l’ont guère suivi. Dans mon bureau on était dégoûtés : ça avait bien pris dans le département. Dans le bureau, même les CDD étaient en grève, au grand dam de nos chefs (« Quand même, c’est pas pour ça qu’on les a embauchés, tu comprends. »), on était prêts à continuer, mais au niveau national ça n’avait pas suivi, alors après quelques jours, même les acharnés ont repris le boulot, la tête basse, sachant que la bataille était perdue.
C’est pourtant une belle connerie que de laisser se privatiser cette belle institution (et je ne suis pas enclin à dire du bien de beaucoup d’institutions).

4.
« – Et alors, cette machine, elle te fait le boulot de cinquante bonshommes ! »
A la cantine avec Léa. La fatigue nous tombait sur la gueule, mais ça nous a fait du bien de manger après six heures de boulot à fond la caisse. Le type qui est venu s’asseoir à côté de nous, c’est un facteur aussi, mais on ne le connaissait pas, juste de vue : il bosse dans un autre bureau. On a un peu discuté et dans la conversation, il nous a parlé de la « TTF », une machine incroyable. C’est la « trieuse par tournée de facteur ». Elle trie cinquante tournées à la fois. Elle met les lettres dans l’ordre, elle regarde si les gens ont déménagé et elle enlève les réexpéditions. Quand le facteur arrive, il n’a plus qu’à prendre le courrier dans chaque case et l’emmener en tournée, dans l’ordre. On gagne la moitié du temps sur l’ancienne journée du facteur.
TTF, TPD+, machines de tri : on remplace du travail humain par du travail mécanique. Et alors, me direz-vous ? Ça doit pas être bien épanouissant de trier des lettres devant un casier en métal. Oui, c’est vrai. Et c’est pas vrai.
C’est vrai parce que des fois, toutes ces factures et ces publicités envoyées par des inconnus à d’autres inconnus, on n’en a rien à secouer et qu’on préférerait aller se recoucher. Parce que les collègues sont fatigants avec leurs blagues nulles. Parce qu’on fait un peu un travail de robots.
Et c’est pas vrai, parce que c’est là où on bosse, où on a des collègues, où on rencontre des gens. C’est pas vrai parce que de temps en temps on sauve une carte postale mal adressée. Parce qu’un facteur qui trie sa tournée avant de la distribuer, c’est pas la même chose qu’un intérimaire qui distribue des sacs pré-triés par une machine. Franchement, moi j’en ai distribué, des tournées préparées en partie par des collègues qui étaient venus m’aider. Et bien on est vite paumé, c’est la surprise perpétuelle, et pas toujours agréable. C’est pas vrai, finalement, parce qu’on est humains et qu’on a besoin de s’impliquer dans notre travail pour le supporter.
Elle est belle, l’utopie de déléguer tout ce qui est pénible à des machines. Mais enfin, le jour ou les machines feront le tri des lettres, distribueront le courrier les jours où il fait froid, torcheront les gosses, feront la bouffe les jours où on est fatigués ; le jour où on pourra se téléporter d’un point à un autre au lieu de voyager ; le jour où on pourra communiquer parfaitement avec les autres, 24h/24, au lieu de penser toute la nuit à ce qu’on leur dira demain ; le jour où les machines assureront le quotidien, je crois bien que la vie n’aura plus exactement la même saveur.
En sortant de la cantine, on en recause, avec Léa. Elle me dit que quand même, c’est bien pratique le TPD+, et que c’est vraiment du boulot de con de trier le courrier, vraiment sans intérêt, qu’il y a des collègues qui ont des problèmes d’articulation au coude à force de trier, et que si des machines, TTF ou autres, peuvent faire ce boulot, c’est tant mieux. Et moi je dis qu’il ne faut pas laisser les robots prendre le travail des humains, et que si on en est là c’est qu’on s’est déjà laissé imposer un travail de robots. Quand on vit dans une société déshumanisée, tôt ou tard on est remplacé par des machines.

5.
DSEM, Direction du Support Et de la Maintenance ; DSIIC, Direction du Système d’Information et de l’Informatique du Courrier ; DTC, Direction Technique du Courrier ; DTC/DPR, Direction du Pilotage et des Ressources ; DTC/DAOP, Direction de l’Assistance aux Organisations de la Production ; DTC/DSCN, Direction des Solutions Clients et de la Normalisation du courrier ; DTC/DMOE, Direction de la Maintenance et l’Optimisation des Équipements ; DTC/D2IS, Direction du Déploiement de l’Immobilier, des Infrastructures et du Support ; DTC/DMRE, Direction de Matériel Roulant et des Équipements de distribution ; DOTC, Direction Opérationnelle Territoriale Courrier ; CTC, Centre de Traitement du Courrier ; PIC, Plate-forme Industrielle du Courrier ; PPDC, Plate-Forme de Préparation et de Distribution du Courrier ; PDC, Plate-Forme de Distribution du Courrier ; AMI, Antenne de Maintenance Industrielle ; MTI, Machine de Tri Industriel ; MTP, Machine de Tri Préparatoire ; TTF, Machine Tri Tournée Facteur ; RTI, Responsable Technique et Informatique ; GZI, Gestionnaire de Zone Immobilière ; AT, Animateur Technique ; TM, Technicien de Maintenance ; AM, Agent de Maintenance ; PFT, Performance des Fonctions Transverses ; CQC, Cap Qualité Courrier ; SI, Système d’Information ; TAE, Traitement Automatisé de l’Enveloppe ; OPTIMUM, Organisation du Poste de Travail Industriel et Maîtrise de l’Utilisation des Machines ; TCD, Tri Complet Distribution ; COLOSI, COrrespondant LOcal Système d’Information ; BRASMA, Bonjour Regard Attention Sourire Merci Au revoir.

6.
« – Moi, je signerai jamais de CDI ! »
Lionel, des années dans la dèche à Paris et à Grenoble avant d’embaucher à la Poste en même temps que moi, il y a quatre ans. Un peu zonard, un peu fêtard, son parcours ne l’avait pas préparé à ça, mais il avait finalement signé un CDI, tandis que moi je refusais. Depuis, il s’est syndiqué à FO, et s’est fait élire délégué du personnel. Des choix individuels que je n’ai pas faits, restant en CDD, m’estimant incapable de travailler à temps plein et de penser à mon boulot dans mon temps libre. « Tu as choisi la liberté », m’avait dit un jour le chef du bureau.
Lionel, je le croise à la gare. Il travaille seulement l’après-midi en ce moment, et moi, aujourd’hui je ne travaille pas. On décide d’aller manger à la cantine. Le problème, me dit-il, c’est que les gains de productivité permis par les machines ne vont pas au bon endroit. Les machines, ce serait pas mal si c’était pas pour casser l’emploi. Mais alors là, je ne comprends plus. À quoi peuvent bien servir les machines si ce n’est à casser l’emploi ? Il y a des gens qui sont payés pour les concevoir et les fabriquer, à la Direction Nationale de la Recherche Technologique. C’est que La Poste espère augmenter la productivité et se rattraper sur la masse salariale, non ? C’est parfois pour améliorer les conditions de travail, mais en général c’est pour remplacer du travail humain par du travail mécanique. En priorité les tâches simples. Ça s’appelle « déqualifier le travail ». Quand un métier auparavant complexe est décomposé par les services techniques de l’entreprise, qui analysent chaque détail de chaque geste, et qu’à la fin on créée de nouvelles positions de travail qui rationalisent l’ancien métier. Tout le savoir ouvrier autonome a été digéré par l’organisation du travail, et c’est le technicien qui apprend à l’ouvrier à faire son boulot. Bien souvent ça passe, parce qu’on a mis un nouveau salarié à la place de l’ancien, qui n’a pas connu « avant ».
Alors Lionel, voilà ce que je te réponds : oui, il y a un problème avec la répartition des « gains de productivité ». Mais il y a aussi un problème avec comment la machine transforme le métier. Quand ton métier c’est de distribuer du courrier trié par une machine, ce n’est pas le même métier que de distribuer le courrier que tu as toi-même trié. Ça ressemble. Surtout au début, ça ressemble, et puis il ne faut pas se mentir, quand le TDP+ est arrivé c’était vraiment classe. Ça fait moins de taf, tout bénef’ ! Ensuite ça ressemble de moins en moins, et à un moment on se rend compte qu’on est devenu un assistant des machines, qui reste là pour faire les tâches trop compliquées, pour réparer les machines, et pour répondre aux questions des clients.

7.
Claire avait un si beau sourire et une santé en acier. Lise était une cheffe compétente et détestée. « Gros Tas » était un chef incompétent et détesté. Paul chantait les chansons de Johnny sans connaître les paroles. Fred nous encourageait à mal faire le boulot parce qu’ « on s’en fout, c’est que de la pub ». Michelle était gentille par devant et langue de vipère par derrière. Jean, délégué syndical, avait disparu en devenant permanent syndical. Édouard proposait toujours de remplacer les collègues grévistes. Astrid faisait les collectes en CDD et voulait devenir infirmière. Marlène ne voulait jamais qu’on dise de gros mots parce que ça plaisait pas au Bon Dieu. Thomas avait toujours bien fait son travail jusqu’à ce qu’on lui rallonge sa tournée d’une heure et demi et, depuis, déprimait sévèrement. Joëlle était très pro et bossait à mi-temps. Alexandra faisait des remplacements et riait tout le temps. Rémi avait été promu conseiller financier. Camille parlait tout le temps d’écologie et n’arrivait pas à boucler les fin de mois avec ses deux gamins. Jo ne savait plus s’il était un ouvrier avec des goûts culturels d’intellectuel ou un intellectuel en immersion en milieu ouvrier. Noéline s’était battue jusqu’à en pleurer pour être embauchée en CDI. Tony attendait la retraite en fumant des Gauloises. Max concevait des logiciels pour améliorer son taf pendant ses jours de repos. Léa était perpétuellement charriée par ses collègues à propos de son copain, parce que tous rêvaient de la séduire. William, très sympa mais complètement blasé. Georges, imbuvable. Pierre, trente ans de boîte et toujours aussi lent.

8.
Aux temps jadis, les ouvriers livrèrent une belle et grande bataille, la bataille d’un siècle.
La révolte luddite a duré de 1770 à 1870 environ. Les tisserands viennois qui jetaient les métiers à tisser mécaniques dans le Rhône en 1820, les typographes qui opposaient une résistance farouche à la volonté des patrons de comprendre comment ils bossaient. Dans toute l’Europe, pendant un siècle, ouvriers et artisans luttent par milliers pour préserver leur autonomie contre le pouvoir des techniciens : le capitalisme industriel naissant voulait transformer les paysans en ouvriers, puis enfermer les ouvriers qui travaillaient à façon dans les fabriques et les usines. Le travail, qui constituait la vie des paysans et des artisans, était jusqu’alors enchâssé dans une vie sociale plus large ; avec l’usine, le travail se sépare des autres activités : le prolétariat va bosser à l’usine, et la rétribution qu’il en retire est pécuniaire. Le travail s’autonomise des autres activités, mais les êtres humains y perdent en autonomie. C’est contre cette perte que les luddites se battaient.
Perdue, la bataille. Refoulée des mémoires. Oubliée. Escamotée. Enterrée. Tabou. Secret ! Verboten ! On n’y touche pas sinon tout saute. On prétend même ne pas l’avoir perdue, qu’il n’y a pas eu de bataille et que les ouvriers ont toujours rêvé d’iphones, de téléphones portables, de TTF, de TPD+, de DOTC, et que le Progrès c’est le sens de l’Histoire. On se fait croire beaucoup de choses pour oublier une défaite.
Depuis, le mouvement ouvrier se bat sur le terrain syndical : temps de travail, rémunération, avantages sociaux, FO (le syndicat qu’il vous faut). Depuis, il prétend que peu importent les moyens de production, l’important c’est à qui ils appartiennent. On gagnerait pourtant à étudier le passé. Au nom de l’imagination, de l’utopie, de la mémoire ; au nom de la dignité, du réalisme ; au nom des victoires, des avancées, des chemins tortueux, de Grands Soirs en petits matins ; au nom des luddites et des révoltés grévistes ; si on tirait leçon de l’Histoire et qu’on se remettait à rêver collectivement ? Il faudrait tisser ensemble la critique de la propriété des moyens de production et la critique des moyens de production en eux-mêmes. La lutte pour la répartition des richesses et la lutte pour la qualité des richesses produites. Parce que si, comme les syndicats, on se bagarre juste sur la répartition des gains de productivité de l’automation, on se condamne à rester des prolétaires. Si on lutte seulement contre la privatisation de La Poste sans parler de robotisation, d’automation, d’informatisation, on se condamne à devenir les assistants des machines. On reproduit les erreurs du mouvement ouvrier, qui a choisi l’intégration au capitalisme.

9.
La situation des facteurs me rappelle celle des ouvriers à domicile qu’on transformait en ouvriers d’usine. Est-ce la même chose d’être facteur que d’être un opérateur de l’Usine La Poste, distribuant le courrier préparé par des machines dans un lointain centre de tri (PIC) ? Être « contre la casse du métier de facteur », est-ce que ça ne signifie pas défendre ce métier, à commencer par son autonomie ? Le facteur, c’est quelqu’un qui connaît les gens par leur nom, qui rend des services. C’est important d’être en contact avec les collègues, et avec les clients. On ne veut pas être de simples distributeurs de courrier mais connaître les tournées et les clients ; si on veut bien que les machines nous simplifient la vie, on ne veut pas devenir leurs esclaves (et là, je ne sais pas si cette posture est illusoire, parce que le piège des machines est assez tordu, et qu’il est facile d’y tomber).
La robotisation, c’est considérer les activités productives comme une corvée, vouloir s’en débarrasser, vouloir réduire la quantité de travail nécessaire. Or, ne serait-il pas plus logique d’admettre que certains métiers sont nécessaires (oui, on veut recevoir notre courrier tous les jours) et que pour les exercer on veut les inscrire dans d’autres choses pour qu’ils ne soient pas vécus comme des corvées ? Quand on voit le sens de son travail, qu’on trouve le moyen de s’y impliquer, d’y mettre de soi, c’est ça qui le rend supportable. Et je dis que le métier de facteur fait partie de ces activités qu’il faut conserver, donc qu’il faut rendre supportables. Qu’il faut enchâsser dans le social.

10.
Le métier de facteur, c’est celui que j’exerce. Mais je crois que ces questions se retrouvent dans pas mal de métiers, qui sont de moins en moins des « métiers », et de plus en plus des « tafs », des « jobs », des activités dont on sent bien qu’elles nous sont extérieures et dans lesquelles il est compliqué (voire peu souhaitable) d’y mettre du sien. Et moi-même je mets cette distance en refusant de rentrer dans cette boîte, et d’y signer un CDI. Au point que ne suis même pas sûr d’avoir vraiment un métier, tiraillé que je suis entre mille passions.
Préserver une société du travail humain me semble primordial, parce que ce n’est pas la même chose qu’une société du travail mécanique. Mais ça ne suffit pas. On a laissé le travail prendre une drôle de place dans nos vies, une place centrale qui écrase toutes les autres activités. Au final, je crois que, même s’il restait humain, même s’il s’émancipait du capitalisme, le travail ne satisferait jamais pleinement nos existences. Qu’il restera toujours cette contrainte qui fatigue les corps et pèse sur les esprits, et nous empêche d’inventer d’autres mondes.

La vie au travail, sa routine, ses contradictions, ses beaux moments et sa fatigue.

Un homme de lettres anonyme,
juillet 2012.

Bibliographie indicative :

– Sur la Révolution industrielle et le mouvement luddite :
E.P. Thompson, La formation de la classe ouvrière en Angleterre, [Gallimard-Le Seuil, 1988], Points, 2012.
Collectif, Les luddites en France (résistance à l’industrialisation et à l’informatisation), L’échappée, 2010.
François Jarrige, Au temps des « tueuses de bras ». Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle (1780-1860), Presses Universitaires de Rennes, 2009.

– Sur le travail à la Poste :
Larabie, Front, Les Requins Marteaux, 2012.

– Sur le travail et sa place dans le système technicien :
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961.
Jacques Ellul, Le système technicien, [Calmann-Lévy, 1977], Le Cherche-Midi, 2012.
Jean-Marc Mandosio, Dans le chaudron du négatif, éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2003.
Matthieu Amiech et Julien Mattern, Le cauchemar de Don Quichotte, Climats, 2004.
Notes & morceaux choisis n°8, « Le travail mort-vivant », La Lenteur, 2008.
Offensive libertaire et sociale n°25, « Travail : quel sens ? », 2010.
Les amis de Ludd, bulletin d’information anti-industriel, tome I, Petite Capitale, 2005.
Les amis de Ludd, bulletin d’information anti-industriel, tome II, La Lenteur, 2009.

Reproduction libre et encouragée.