Les dernières années ont vu apparaître une nouvelle génération de militants, engagés dans la lutte contre la mondialisation néo-libérale. Constitués de multiples associations, partis et syndicats, les « altermondialistes » ont leurs kermesses, leurs stars, leurs commerces de t-shirts, de produits bio, et semblent rassembler de plus en plus de monde autour de l’idée qu’un « autre monde est possible »…

Renforcer le contrôle de l’Etat sur l’économie, protéger le patronat français du géant américain, œuvrer à la construction de l’Europe forte(resse), rien d’étonnant de la part d’une association qui trouve ses soutiens dans les mairies PC, Verts et même PS ou MDC. Mais quand cette même association s’attribue le rôle de pilier du mouvement social et devient la référence de tous les partis et syndicats contestataires, il apparaît important de prendre du recul et de tenter une analyse des différentes postures de l’association en question (Attac) et plus généralement du « mouvement altermondialiste ».

Cet article se veut une approche critique de cette nouvelle forme de « contestation » qui, tout en revêtant une apparente radicalité, contribue à fermer considérablement les perspectives d’action de ses militants en diffusant un réformisme réchauffé dont il est urgent de se débarrasser.

Un autre monde de mensonges…

« Reconquérir les espaces perdus de la démocratie […] Se réapproprier l’avenir de notre monde » (1), Attac n’hésite pas à déployer la grande artillerie verbale aux accents che-guevaresques : et ça se vend. La contestation fait un tabac ! Les t-shirts anti-marchandise partent comme des petits pains, le roquefort bio fait un malheur chez les bobos branchés, et les concerts de Manu Chao remplissent les forums et les contre-sommets militants. Arrivée à ce stade d’intégration, la contestation altermondialiste n’est plus qu’une composante de la logique de consommation (en reproduisant ses mécanismes) (2) et un stimulateur de l’illusion démocratique. Car en encadrant et en convertissant au réformisme l’aile contestataire de la société, l’ordre établi se présente plus que jamais comme un horizon indépassable. La « réappropriation du monde » est bien loin des utopies du passé jugées idéalistes, et se cantonne toujours dans les limites des institutions politiques sans jamais remettre en cause la notion d’Etat ou de propriété.
En cultivant l’image d’un mouvement neuf et radical, les altermondialistes jouent un double-jeu où les propositions « raisonnables » et « réalistes » (entendez réformistes) s’accompagnent d’un vocabulaire de la révolution et de l’utopie. C’est que derrière les banderoles (rouges) de l’association, les militants aux slogans rebelles et les grands-messes contestataires du G8 ou du FMI, se cache le néoréformisme et avec lui la mort programmée de toute remise en cause du système et de ses rouages.

Un autre monde capitaliste…

Les économistes altermondialistes (3) partent de la constatation que la sphère spéculative du capital, c’est à dire l’investissement boursier, est devenue la principale source de richesses et que celle-ci échappe à tout contrôle. Le capital, à force de se couper de la réalité (la production de biens) serait devenu fou. C’est à partir de cet état « de crise » qu’ils entendent réguler, contrôler, humaniser le système économique afin qu’il retrouve tout son sens en renforçant le secteur productif. (c’est ce qui est proposé avec la fameuse Taxe Tobin)
Il est incontestable qu’on observe une financiarisation importante du capital. Plutôt que d’investir dans la production, les capitalistes s’adonnent de plus en plus à la spéculation boursière, qui permet de plus gros bénéfices.
En revanche, l’antagonisme proposé entre investissement productif, jugé utile et nécessaire, et investissement financier, inhumain et dévastateur, révèle une incompréhension profonde du fonctionnement économique. Il n’y a pas de « crise » du capital, bien au contraire. La spéculation n’est qu’une forme moderne de l’économie, et n’est en aucun cas en rupture avec un imaginaire capitalisme « social » qui aurait été au service du peuple.

Ils dénoncent le capital immatériel et détaché de la sphère humaine : mais n’est-ce pas sa définition même ? Leur erreur est de croire qu’il existe une relation entre besoin humain et production. Car en réalité une entreprise ne produit pas pour fournir des biens, mais pour en tirer un bénéfice. L’accumulation de capital est une logique qui, en étant indifférente à l’usage des choses produites, ignore le besoin comme elle ignore l’environnement par exemple. Une logique qui ne cherche que sa propre reproduction, et opère donc dans une sphère isolée de toute préoccupation non-marchande.
En opposant virtuellement un bon et un mauvais fonctionnement de l’économie, on nous ressert la vieille promesse d’un capitalisme à visage humain. La réforme comme moyen de faire avaler la pilule apparaît une fois de plus comme une aberration face à un système qui organise quotidiennement l’exploitation des êtres humains au profit d’une minorité.

Un autre monde protégé par l’Etat…

Pour « sauver » le capital de ses penchants pervers, les altermondialistes prônent un interventionnisme d’Etat à la sauce keynésienne qui rétablirait la balance des injustices sociales. C’est pourquoi ils s’adressent à l’Etat en tant que médiateur et arbitre. Il s’agit d’organiser des lobbys citoyens forts pour devenir les interlocuteurs privilégiés de l’Etat, et obtenir ses faveurs. Il est d’ailleurs intéressant d’observer la radicalité très contrôlée de ces mouvements lors des manifestations (4) : en effet il ne s’agit plus de créer un rapport de force ou un affrontement, mais de légitimer son mouvement, en vantant son caractère responsable (entendez inoffensif), afin de se poser en interlocuteur de l’Etat (qui lui en profite pour cultiver son image de démocratie « à l’écoute »)…
C’est que les altermondialistes croient en l’existence d’un gouvernement indépendant, au dessus des divisions de classes. L’Etat serait aujourd’hui dépassé par une mondialisation qui le rend fou (lui aussi), et c’est pourquoi il faudrait le réformer au plus vite afin qu’il retrouve son « vrai rôle » de démocratie dévouée à l’intérêt général. Cette vision de l’étatisme entretient l’idée selon laquelle il existerait une bonne politique de l’Etat (sociale et humaniste) et une mauvaise (libérale et capitaliste). En réalité il n’existe qu’une politique globale de valorisation du capital qui, dans toutes les tendances de l’échiquier politique, ne remet jamais en cause l’essentiel du système : la propriété, l’argent, le salariat, la division du travail.

L’Etat est un pilier essentiel de l’ordre économique, et c’est pourquoi la croyance en la « démocratie » moderne pour attaquer un système dont il fait partie intégrante et dont il assure, par nature, la pérennité, est purement illusoire.

Un autre monde de citoyens dociles…

Et pourtant c’est bien autour de cet Etat que se crée l’identité des associations altermondialistes. Le citoyennisme, à la base de leur idéologie, a pour but de substituer à l’identité de classe du défunt mouvement ouvrier, une appartenance à l’Etat et à la Nation. La lutte des classes est donc remplacée par la participation politique de citoyens dont le rôle est de mieux orienter les choix de l’Etat. La crise est ainsi évitée, les inégalités masquées, l’exploitation renforcée.

Pas étonnant que les nouveaux lobbys citoyennistes qui envahissent peu à peu tout le champ de la contestation sociale, ne s’attaquent jamais aux fondements même du système : c’est qu’ils sont, en raison même de leur identité de citoyen au service de l’Etat, les serviteurs des intérêts capitalistes.

Un autre monde qui pue le roquefort…

Les altermondialistes se font également les alliés des petites entreprises qui, écrasées par l’hégémonie commerciale des Etats-Unis, subiraient une intolérable « injustice économique » les menant droits à la faillite. C’est pourquoi la critique proposée de cette mondialisation sans règles (prononcer « néo-libérale » pour faire tendance) se caractérise bien souvent par un anti-américanisme primaire et par une forme de préférence nationale qui revêt parfois les aspects les plus odieux du chauvinisme. (José Bové en est un exemple éloquent). (5)
Ils se font les alliés des capitaux nationaux, comme ils se font les alliés de leur système politique qu’est l’Etat-nation, en prétextant les difficultés économiques nationales, mais sans remettre en cause à aucun moment les fondements mêmes du système capitaliste et sans se soucier des raisons pour lesquelles les entreprises, françaises ou américaines, se battent : la course au profit financier.
Car si l’une a atteint une taille suffisamment importante pour dominer un marché commercial, et que l’autre ne dépasse pas encore le stade national ou régional, ces entreprises obéissent toutes à la même logique marchande.
Essaierait-on de nous faire croire, en défendant les entreprises françaises face aux grandes multinationales, que l’exploitation est plus tolérable chez roquefort-société que chez coca-cola ? (6) Est-ce à dire qu’il existe une hiérarchie entre les intérêts des petits capitaux français et les autres ? Il est en tout cas frappant de lire certaines déclarations d’Attac (7) qui, dans une optique de renforcement de l’Europe, encourage les capitaux étrangers à se détourner tout bonnement de notre territoire. L’horreur de la spéculation financière semble bien plus supportable quand elle sévit chez les autres…

En réalité, la mondialisation n’est qu’un stade avancé du capitalisme.
Compenser l’injustice économique par l’établissement d’un prétendu « commerce équitable » dévoile les motivations réelles d’Attac : toucher sa part du gâteau en dénonçant l’argent des riches, mais sans s’attaquer au système même qui produit ces injustices.
Il est urgent de réagir. Car plus les mouvements néoréformistes arriveront à réduire toute forme de contestation à cette logique d’aménagement « responsable » de l’exploitation, plus le cannibalisme économique comptera de beaux jours devant lui et atteindra un degré toujours plus grand d’intégration et d’illusion démocratique.

Pour conclure…

Loin de jeter l’anathème sur un mouvement qui voit parfois naître en son sein des dynamiques intéressantes de contestation, il s’agit simplement ici d’apporter des pistes de réflexion afin de mieux appréhender le mouvement altermondialiste et citoyenniste qui, perdu entre sa quête de respectabilité et son image de contestataire, paralyse le mouvement social tout entier.
Mais cette critique n’est rien sans la prise de conscience que l’adhésion croissante aux idéaux néo-réformistes est le symptôme d’une profonde dévalorisation du projet révolutionnaire. A la rengaine du « c’est toujours mieux que rien », il nous appartient d’opposer nos projets de sociétés nouvelles. Car c’est précisément face aux nouvelles formes que revêt la barbarie économique qu’il serait fatal de faire passer au second plan la critique anticapitaliste radicale, en se limitant à l’instauration d’une économie de survie précaire sur les ruines de la société d’exploitation.
Débarrassés de l’éternelle passivité d’observateurs critiques tout comme des sirènes du réformisme citoyen, construisons aujourd’hui l’alternative dans les expériences autonomes et les projets de communautés, de médias libres, d’écoles autogérées ou encore de squats libertaires, qui constituent les meilleurs pôles de contre-pouvoir pour la révolution en marche.
Ici, maintenant : nous n’aurons que ce que nous prendrons.

Romain
romain12@netcourrier.com

(1) Plate-forme Attac, juin 1998

(2) Par la marchandisation du militantisme autant que par le fonctionnement antidémocratique des associations.

(3) La plupart de ces économistes sévissent dans les colonnes du Monde Diplomatique.

(4) Ainsi que le refus de toute contestation qui déborderait des limites fixées par ces néoréformistes (souvenons-nous des militants anarchistes dénoncés par les pacifistes d’Attac et consort)

(5) Voir également la participation active de certains militants issus du courant national-républicain de JP Chevenement.

(6) Notons de manière anecdotique que le grand rendez-vous altermondialiste de Millau était sponsorisé par le Roquefort Société…

(7) « A l’heure où l’épargne est sans doute excédentaire, il n’est pas malvenu que la part de l’épargne extra-communautaire qui n’entend pas demeurer en Europe à moyen ou long terme pour soutenir des projets d’investissement, se détourne de notre territoire. » Contre la dictature des marchés, Attac.