« Nous sommes déterminés à devenir le cauchemar du pouvoir tant que nous n’aurons pas eu gain de cause. »

Ce ton menaçant, que l’on croirait tout droit sortir du marasme vindicatif d’une foule en pleine effervescence insurrectionnelle, n’est en fait que l’extrait d’un communiqué des habitants du 260 rue des Pyrénées. Nous pourrions en citer tant d’autres que cela ne changerait rien à l’affaire, la lutte autour de ce squat est quelque peu devenue emblématique de ce double langage que l’on voit fleurir de façon de plus en plus décomplexée sur les lèvres de la nouvelle gauche extra-parlementaire, sorte de recyclage début-de-siècle de feu le mouvement autonome. Une façon de s’exprimer en adéquation totale avec son époque, dans laquelle les mots se détachent toujours plus de leur signification et les idées de leurs implications pratiques concrètes. Une époque exigeante pour les révolutionnaires, qui se retrouvent à devoir départager dans les différents actes de révolte (en apparence du moins) le spectacle des mots et des images de la véritable volonté de foutre en l’air ce monde ; à devoir questionner les contenus là-même où des formes rassurantes offrent des possibilités faciles de solidarisation rapide et souvent virtuelle, mais toujours confortable. Une époque étourdissante où même les pires syndicats de cogestion du capitalisme ferment les yeux sur des saccages de préfectures et autres petites poussées de radicalité purement formelle. Des formes qui de premier abord, semblent incompatibles avec la volonté de conservation du statu quo social pour laquelle ils ont toujours combattus les révoltes qui portaient en elles les germes d’une quelconque remise en question de ce monde de domination, des luddites à nos jours.

Mais la séparation du discours et de la pratique, véritable mode-de-vie du politicien moyen (et on peut très bien faire de la politique avec des moyens violents), ne pose pas uniquement la question de notre cohérence ou de notre crédibilité (nous ne parlerons même pas de sincérité), elle achève également la perte de sens généralisée qui caractérise le petit milieux identitaire décomposé qui la véhicule depuis quelques années, à l’image du monde qui le produit. Et si nous risquons désormais de tout devoir recommencer à zéro, il serait temps de redonner un sens aux mots, parce que c’est à travers eux que nous formulons nos hypothèses révolutionnaires.

Le consortium de collectifs regroupés autour du 260, affirme : « Nous avons trouvé une porte et posé nos bagages pour nous installer, créer un lieu de vie, d’organisation et de lutte pour obtenir directement ce dont nous avons besoin et pourrir ceux qui pourrissent notre vie au quotidien. » (c’est nous qui soulignons). S’il y a des mots qui doivent encore avoir une véritable signification dans nos bouches, alors directement en fait bel et bien partie. Directement, c’est à dire sans la médiation de quiconque, par soi-même. Le contraire absolu du principe d’autorité qui voudrait tous nous voir soumis à ses règles. Qui voudrait nous forcer à passer par des politiciens pour gérer notre environnement, des patrons pour assurer notre subsistance, des syndicats et des flics ou des juges pour medier nos conflits, des chefs pour nous dire que faire et des directeurs de conscience pour penser. Seulement, le parcours de lutte du 260 n’apprend à ses participants que le contraire, il leur apprend que ce que nous désirons peut s’obtenir auprès de l’Etat, et à travers la négociation. Il leur apprend à réprimer leur désir de transformation sociale profonde au profit de petits aménagements et déménagements, de quelques miettes que l’Etat voudra bien offrir en échange de la paix sociale et de l’ordre.

Soyons clairs, si le discours des habitants du 260 est en apparence tout ce qu’il y a de plus radical et menaçant, les pratiques, elles, sont celles du DAL et de toutes les organisations politiques citoyennistes : Sollicitation d’élus de gauche, lobbying, fronts unis avec toutes les crapules possibles du coté gauche de l’hémicycle, recherche de solutions humanitaires, incapacité à relier les questions spécifiques à une perspective subversive, fonctionnement interne autoritaire, nomination de délégués et de porte-paroles, légalisme, tentatives de rapport de force avec l’ennemi à travers ses outils intimes comme les médias, etc. Il ne reste plus grand chose alors pour séparer ces ex-autonomes des partis, organisations et des syndicats qu’ils combattaient auparavant, puisqu’ils en reproduisent exactement toutes les méthodes ou presque. Errance à laquelle on peut ajouter l’inconscience de penser que l’on peut battre les politiciens en étant plus politiciens qu’eux. Pardonnez-nous donc l’emphase, mais l’heure nous semble grave.

Qu’une poignée non-négligeable de bureaucrates habitués de ce genre de manœuvres soient à l’origine de ces initiatives et au cœur du pouvoir à l’intérieur de cette lutte, ne nous amène pas cependant, en tout cas pas automatiquement, à remettre en cause la sincérité de tous les camarades qui font le choix de cautionner ces méthodes en participant à la gestion comme à l’agitation pacificatrice dans et autour de ce lieu. Probablement que les nouveaux standards de l’époque doivent pousser chacun à réviser son seuil de patience et de tolérance à l’égard de la recherche de soi-même, malgré le mépris affiché pour tous les bilans de plus d’une centaine d’années de gauchisme. Des bilans, des réflexions et une histoire jetés dans la boue.

Le CREA, initiative équivalente à Toulouse qui ne ce cesse d’ailleurs de renvoyer les clins deuils mutuels du 260, n’échappe absolument pas à cette confusion marécageuse et à la perte générale de sens. Le discours est tout aussi radical dans ses formes, mais tout aussi conservateur et réformiste dans ses contenus. Et toutes les formes de gauchisme les plus autoritaires et politiciennes y sont reproduites de façon anachronique. Du maoïsme sans Mao à une resucée du Black Panther Party (la radicalité des pratiques en moins et la collaboration avec l’Etat en plus). Anecdotiquement, mais pour souligner la perte de sens dont nous parlions plus tôt, on revoit fleurir des slogans effarants comme « pouvoir aux peuples », et qui plus est, pas même un « peuple » uni et indivisible sous la bannière de la lutte des classes comme le prolétariat des marxistes, mais des peuples au pluriel dans une région où les nationalistes occitans de l’extrême-gauche à l’extrême-droite répandent leur nausée identitaire. Nous savions bien qu’avec la progression de nouvelles forme de misère et de pauvreté viendrait la progression du populisme, sous les apparats du fascisme ou du gauchisme (avec par exemple Melanchon et sa fascination pour les dictatures sud-américaines), mais imaginer que la mouvance radicale produirait elle-même son propre avatar du populisme ne manque pas de nous surprendre, et surtout de nous inquiéter.

Et, si au fur et à mesure que se décompose le mouvement radical, les solutions tactiques rapides sont préférées au nom de l’efficacité et en dépit de toute la critique séculaire du réformisme et du gradualisme social-démocrate, mais aussi du militantisme des partis et des syndicats, nous osons espérer que cette évolution n’est pas achevée. Qu’il s’agit là des tentatives désespérées de politiciens aguerris du mouvement que nous ne connaissons que trop bien, et non pas de la nouvelle méthodologie dudit mouvement. Car si c’était bien le cas, nous devrions alors affirmer notre rupture avec ce mouvement, exactement comme nous avions affirmé (tous ensembles cette fois) notre rupture avec la gauche du pouvoir, ses partis et ses syndicats. Car si même les marxistes les plus idéologiques du mouvement se mettent à violer les principes fondateurs de la lutte des classes en collaborant ouvertement avec l’ennemi de classe, alors il ne restera plus rien à sauver de tout ça, ce basculement étant intolérable pour tout révolutionnaire qui se respecte un minimum. Dont acte.

Paris, le 12 septembre,

Quelques compagnons antipolitiques

*** source : la base de données anarchistes