Béatrice Vallaeys commence en invoquant le démographe Hervé Le Bras, qu’elle vient justement, avec Catherine Calvet, d’interviewer pour le Mag du 10-11 mars.

« Pour le démographe Hervé Le Bras, pas de doute. « Le slogan féministe « un enfant si je veux quand je veux » s’est mondialisé », estimait-il dans LeMag du 11 mars. Et d’expliquer qu’en Afrique notamment, si les hommes restent des stakhanovistes de la procréation, leurs épouses ne craignent pas de dire qu’elles veulent moins d’enfants. »

En fait, si on va lire cet interview on trouve la phrase suivante :

« Dans les années 80 […] les hommes […] affirmaient souhaiter beaucoup d’enfants ».

L’expression « stakhanovistes de la procréation », est donc du cru de Béatrice Vallaeys, d’une rare distinction de pensée et d’expression. Le verbe « restent » suppose qu’en 2012, soit près de trente ans après, c’est toujours la même chose. Deux distorsions de sens qui font dire à Hervé Le Bras ce qu’il n’a pas dit. Mais il est bon d’invoquer une autorité masculine et scientifique, cela donne une caution de sérieux au papotage féminin.

L’esquisse par Béatrice Vallaeys d’un tableau ethnologique de la condition féminine dans les sociétés africaines du siècle passé est digne d’un documentaire de TV grand public :

« L’archaïsme le plus ancestral imposé aux femmes dans ces pays […] Les femmes ne quittaient pas les villages, n’allaient pas à l’école, pilaient le manioc, accouchaient d’une marmaille qu’elles élevaient à leur manière « antique » ».

C’est sûr qu’il fallait être en Afrique pour voir des choses pareilles il y a cent ans. La conclusion de cet édito ne dépare pas l’ensemble :

« Reconnaître aux femmes le droit d’accéder à la vie sociale n’implique pas que les hommes sont tous des crétins. Encore que… il semble que les chèvres broutent mieux quand les femmes s’en mêlent. »

On se demande ce que Béatrice Vallaeys entend par « vie sociale », puisqu’il n’y a pas de groupe humain sans sociabilité. Quant à l’allusion aux chèvres, comprenne qui pourra.

Cet édito n’était qu’un hors-d’œuvre. Le plat de résistance arrive avec le reportage en Éthiopie de Annette Lévy-Willard. Nous sommes dans le Mag du 7 avril : il s’agit de célébrer la journée des femmes du 8 mars. Mais on sait que l’Afrique a du retard. La première femme décrite est une réfugiée somalienne :

 » Elle se tient droite, avec ses cinq petits, dont l’aîné doit avoir 8 ou 9 ans ». « L’histoire de cette mère débarquant en pays étranger et de son mari, procréateur de huit enfants (pour l’instant) resté en Somalie ».

Les mots sont choisis. Les femmes ont des « petits » lesquels n’ont pas de père mais proviennent d’un « procréateur ». L’animalisation de l’autre est un trait banal du discours raciste. « A 36 ans et sept enfants » – deux sont restés en Somalie – Sahra n’intéresse pas Annette Lévy-Willard par ce qu’elle a pu vivre dans un pays en guerre, mais uniquement par la composition de sa famille.

La description du camp des réfugiés est idyllique. Gloire soit rendue à la communauté internationale, à l’Union Européenne, au Programme Alimentaire Mondial , lequel, ravi, a mis sur son site, le 17 avril, l’article de Libé. Au camp on sait comment traiter ces gens-là :

« On ouvre le sachet devant la mère pour qu’elle ne puisse pas le vendre (…). Pour en avoir un autre, deux jours après, la mère doit rapporter le sachet aluminium vide. »

En Éthiopie il y a aussi des femmes éthiopiennes : « Leur situation de départ est aussi préhistorique que les réfugiées somaliennes » – tiens les réfugiées étaient « préhistoriques » ? – « Excisées puis mariées à 14 ou 15 ans avec un homme plus âgé, qu’elles n’ont jamais vu. La loi éthiopienne vient d’interdire l’excision et le mariage des fillettes avant 15 ans, mais elle n’est pas appliquée. »

Peut-être que le pouvoir éthiopien est trop occupé à soutenir les interventions occidentales dans la corne de l’Afrique pour se soucier de faire appliquer ses propres lois.

« Les Éthiopiennes travaillent en moyenne deux fois plus que les hommes […] le tout enceintes et portant un jeune enfant ». Annette Lévy-Willard découvre la double journée en Afrique. Elle ne réfléchit pas que c’est l’apanage en France des caissières et autres techniciennes de surface, sœurs en oppression des pauvres Éthiopiennes. Mais il faudrait raisonner en termes d’oppression sociale, alors qu’elle est fixée uniquement sur la situation familiale, source de tous les maux : « Fretsumbirhan Tadele a 20 ans et, fait rare, seulement deux enfants. »

Là aussi une paternelle autorité européenne veille : « les hommes ne peuvent plus aller chercher l’aide alimentaire, elle est donnée directement aux femmes. « Avant, les hommes la revendaient et allaient boire de la bière avec l’argent » explique Lete Nesesse ».

Obsession maniaque de la natalité, diabolisation de l’homme africain, absence de toute profondeur politique, ignorance de l’histoire, réduite, pour parler d’un des plus anciens États du monde, aux stéréotypes les plus grossiers : préhistoire, archaïsme, fatalité – du Sarkozy-Guaino dans le texte – Annette Lévy-Willard, dans ce reportage, a bien mérité de son maître, l’homme occidental, celui qui oblige les femmes à exhiber leurs cuisses et leur décolleté, alors que lui reste prudemment couvert pour éviter probablement d’être jugé sur ses avantages extérieurs. Faire donner des leçons de féminisme aux Africains par les femmes les plus soumises aux injonctions, humiliantes pour les femmes, de la société du spectacle, c’est le comble de la réussite d’une domination essentiellement machiste du monde.

Éthiopiennes encore un effort ! Avec des pilules contraceptives et du microcrédit, vous allez entrer au paradis des femmes soumises à la consommation et à la finance. Vous serez enfin disponibles pour que votre sueur profite aux vrais maîtres.

Odile Tobner

P.-S.

Cet article est paru dans Billets d’Afrique, n° 213, mai 2012.

Textes de Odile Tobner

Titine en Éthiopie, 29 mai
Homais et Mozart, 3 mars
Une négrophobie académique ?, Décembre 2007

http://lmsi.net/Titine-en-Ethiopie