À l’occasion de l’inauguration en grande pompes du mémorial de l’abolition de l’esclavage à Nantes, un groupe de trouble-fêtes a distribué le tract critique que voici.

Une mémoire d’éléphant…
                                              qui trompe énormément !

« Il faut que tout bouge pour que rien ne change »
(proverbe capitaliste)

Comment ne pas adhérer, de prime abord, à la volonté d’édifier à Nantes, haut lieu du commerce négrier pendant deux siècles, un mémorial « en hommage aux millions de victimes de la traite négrière et de l’esclavage à travers le monde » ? Comment ne pas admirer le courage de nos élites à se remémorer ce passé peu glorieux de la ville pour l’assumer dans un geste politique qui vient réaffirmer leur attachement aux droits de l’Homme ? Ici, tout est fait pour que nous soyons saisi-e-s d’émotion et de compassion au souvenir, évoqué par ce mémorial, de la servitude abjecte dans laquelle des armateurs nantais ont tenu des centaines de milliers d’individus, dans le seul but de s’enrichir. Mais émotion et compassion visent d’abord à nous empêcher d’analyser la réalité du commerce esclavagiste.

À en croire Jean-Marc Ayrault, indéboulonnable maire de Nantes, le passé négrier et esclavagiste de Nantes aurait été « exhumé, exploré, analysé, compris, assumé. » tout en ayant le bon goût de nous épargner toute forme de vaine culpabilité. Le « mémorial de l’abolition de l’esclavage » serait né de cette volonté de faire un long et audacieux travail de mémoire.

Mais de quelle mémoire s’agit-il ici ?

Et dans quel but est-elle si courageusement affirmée?

Circonscrire la mémoire…

Une histoire dont les abolitionnistes sont les héros

Ce qu’assume la ville à travers ce mémorial, c’est d’abord l’abolition de l’esclavage. On y verra surtout célébré le combat des abolitionnistes européens, plutôt que celui des esclaves eux-mêmes qui n’y sont pas présents en tant que sujets, en tant que personnes en lutte frontale avec leurs exploiteurs mais en tant que victimes dont l’évocation nous saisit d’effroi et de commisération.

Le mémorial célèbre donc ceux qui, au nom de la liberté, ont combattu pour les arracher à cette condition de victimes. Mais la proclamation de la liberté comme valeur morale reste abstraite, décalée de la réalité de la traite. En instituant l’esclavage en « crime contre l’humanité », notion vide et inconsistante, on en fait un crime sans coupables, sans sanction et sans actualité. Comme le souligne Françoise Vergès, « la définition de l’esclavage comme crime contre l’humanité pourrait constituer une avancée si la relation entre la modernité et l’esclavage était explicitée et si l’esclavage était analysé comme le premier système social organisé fondé sur l’exil et le meurtre. L’étude de la période post abolitionniste révèle que l’abolition, qui établissait une opposition tranchée entre asservissement et liberté fut en grande partie une figure de rhétorique. ». Le discours des promoteurs du mémorial relève de la même veine creuse et symbolique, on rappelle les noms des bateaux, des comptoirs de traite, des abolitionnistes occidentaux, mais pas ceux des armateurs, des industriels et autres profiteurs.

Un don qui coûte cher

Historiquement, l’abolition a été présentée comme un don de la classe dirigeante européenne aux esclaves, créant ainsi une dette qu’ils devaient payer en devenant de bons ouvriers, de bons chrétiens, d’obéissants colonisés. Célébrer l’abolition c’est davantage rappeler cette dette qu’assumer la mémoire de la traite négrière.

Dans cette opération de filtrage mémoriel reposant sur la proclamation creuse d’un attachement à la liberté, une chose est fondamentalement passée sous silence ; c’est la réalité des rapports économiques qui présidaient à la traite et la continuité de ces rapports d’exploitation au fil des siècles, jusqu’à aujourd’hui.

« Le commerce triangulaire a accouché du capitalisme.

Phase d’accumulation du capital durant trois siècles […], l’esclavage est le rapport social fondateur de la domination contemporaine, de ses États et de son économie» (M. Rigouste).

A Nantes, la traite a donné une première impulsion économique sur laquelle s’est appuyé le développement industriel au XIXe siècle (industrie du sucre, biscuiteries, conserveries…), restructuré ensuite au sein du capitalisme financier. Cette réalité est occultée, la logique économique de classes et d’exploitation n’est pas analysée. Tout au plus est-il rapidement concédé qu’« une partie de la richesse de Nantes a été fondée sur le commerce triangulaire ». Mais on met ça sur le compte d’une barbarie qui appartiendrait à un lointain passé, coupé de tout présent, éloignée par le progrès social et idéologique. Tout est fait pour que seules soient visibles les traces de cette richesse accumulée pendant des siècles, mais pas celles de la structure d’exploitation qui la sous-tendait et qui perdure.

La continuité du profit…

Ce déni est matérialisé dans le mémorial par d’« immenses lames de verre de 8m de haut symbolisant la coupure historique que fut l’abolition ». Cette prétendue rupture n’est en fait qu’une mutation de l’exploitation pour assurer sa continuité : servage, esclavage, colonialisme, industrialisation, capitalisme libéral, capitalisme vert… Chaque nouvelle forme doit se substituer à l’ancienne, alors en perte d’efficacité économique. Chaque nouveau modèle fait apparaître de nouveaux champs d’exploitation et cherche à se légitimer sur une fausse critique idéologique du modèle précédent.

…par le travail forcé…

Ainsi, à la Réunion, avant l’entrée en vigueur du décret proclamant l’abolition, « de nouvelles stratégies de discipline et de police sont élaborées ». Le gouvernement français impose aux esclaves bientôt « libres » l’idée que la liberté n’est pas un dû mais un devoir lié à l’obligation du travail. Il est décrété que « toutes les personnes non-libres sont tenues de contracter un engagement de travail avant l’abolition. Toute personne ne pouvant produire de livret de travail sera poursuivie et condamnée à travailler plus de dix heures par jour dans un atelier de discipline et à recevoir une instruction religieuse » (F. Vergès). On ne va plus pouvoir pratiquer l’esclavage, qu’à cela ne tienne, on l’appellera « contrat d’engagement » et tout continuera presque comme avant, en un peu plus « moral » ! Tout est bon pour asseoir la domination et perpétuer le profit…

…et par l’exploitation de l’immigration.

La proclamation d’une rupture vise à nier la continuité de ces logiques d’exploitation. La Mairie proclame : « En 2011, l’édification du mémorial en hommage à tous ceux qui ont lutté, luttent et lutteront contre l’esclavage, vient clore un cycle et en ouvrir un autre, celui du présent et de l’avenir. » Mais comment peut-on ne pas voir la même logique se poursuivre sous la forme de l’exploitation de l’immigration post coloniale et de la domination sur les pays du Sud. « Nos frères, prêts à se noyer, ceux qui arrivent se tuent au travail, se font rafler, interner, déporter, parfois assassiner. Au final, qu’est ce qui a vraiment changé ? Le fait que les esclaves modernes se déporteraient eux-mêmes […] l’impérialisme occidental a crée les conditions d’une servitude sans chaîne, d’une traite sans galère » (M. Rigouste).

La colonisation a été la suite logique et la perpétuation de l’esclavage par l’asservissement et la mise sous tutelle des territoires colonisés et de leurs populations. De même, le capitalisme libéral est une synthèse déguisée de l’esclavage et du colonialisme. Il ne peut exister sans des formes d’esclavage dans les pays du Sud et de travail forcé sous nos cieux radieux.

Vinci : cas d’école

Ainsi, Jean-Marc Ayrault va-t-il jusqu’à prétendre « lutter contre toutes les formes d’esclavage moderne et d’aliénation des droits de l’homme afin de construire un monde plus solidaire », mais il ne remet pas en cause, un seul instant, le monde qui nécessite ces formes d’esclavage qu’il prétend condamner. Les choses étant bien faites, merci à lui pour ce cas d’école que représente le mémorial, le contrat de la construction a été offert à Vinci, géant mondialisé du BTP et esclavagiste convaincu. Que ce soit dans ses mines d’uranium au Niger, dans ses chantiers avec main d’œuvre sans-papiers, chez ses intérimaires du nucléaire ou dans la construction-gestion des prisons comme des foyers de travailleurs dociles, Vinci exploite, asservit, détruit des vies, tout en sponsorisant des évènements culturels et sportifs locaux tels que la « Solidaire du Chocolat », sic ! Cet exemple nous montre de quelle manière le profit trouve sans cesse de nouvelles voies d’expansion et pourra toujours s’accommoder des discours, même les plus éthiques.
On voit bien comment, contrairement à ce qui est affirmé à grands renforts de propagande, cette forme de commémoration n’assume réellement aucune réalité passée ou présente. Au contraire, elle la dénie en postulant l’abolition de toute forme d’exploitation, ou à la rigueur, en reconnaissant sa persistance lointaine et irréelle : l’« esclavage contemporain » du mémorial, phénomène étranger et marginal.
L’enjeu principal de ce mémorial est bien, en réalité, d’accréditer l’idée que cette histoire est terminée et final

…pour contrôler le présent

Ce beau geste remplit aussi une autre fonction, fait face à un autre enjeu. Quand le mémorial proclame la volonté d’assumer « notre » histoire et se veut un « message de tous les nantais », n’est ce pas une identité commune qu’il s’agit d’affirmer ? Cette construction d’une prétendue mémoire collective n’est-elle pas, encore une fois, que l’occasion de rallier à un projet commun, le développement de la métropole.

Uniformiser les identités

Cette Histoire commune vise en réalité à créer ce consensus qui gomme les conflits et les rapports de classes. Et comment la condamnation de l’esclavage ne ferait-elle pas consensus ? Pourtant la responsabilité de la traite n’est pas celle de tous les nantais mais celle des puissants, de même que l’abolition célébrée par ce mémorial. Prétendre à l’existence d’une Histoire commune permet d’en faire table rase « ensemble ». Le débat et ses enjeux sont d’emblée délimités par ce que veut bien assumer la ville.

Gommer les histoires de lutte

La parole qui préexistait est canalisée, les prises de position propres sont effacées.

Aucune trace de la réflexion gênante portée en 2010 par le collectif du 10 mai – collectif d’associations afro-caribéennes de Nantes- sur « l’étude des objectifs qui ont guidé d’un coté l’abolition de l’esclavage selon les nègres marrons et leurs pratiques autonomes, de l’autre l’abolition selon les européens, qui révèle deux conceptions fort différentes du dépassement de la servitude. Pour les nègres marrons, 400 ans de révolte ont donné lieu à la création de Quilombos et de Palenques, véritables maquis organisés par les résistants noirs où les outils, les savoirs et les savoir-faire étaient le plus souvent mis en commun dans le but de garantir souveraineté alimentaire et indépendance à l’égard des colonialistes » ni des enseignements à en tirer « sur le monde que nous subissons aujourd’hui ». Cette analyse a été écartée des célébrations consensuelles organisées par la mairie.

De la même façon, au fil des salles du Musée du Château des Ducs, on voit se succéder indifféremment des anecdotes d’aristocrates, de négociants esclavagistes, d’immigré-e-s breton-ne-s venu-e-s trimer dans les usines de la bourgeoisie nantaise, de patrons innovants, d’ouvriers révoltés, de paysans solidaires et de plans d’urbanisme. Toute identité propre, toute histoire de lutte se trouve noyée et diluée dans cette sorte de grande épopée nantaise. Il s’agit d’uniformiser les identités en niant les histoires propres, les cultures de luttes de tou-te-s celle-ux que la ville a avalé-e-s et qui y ont développé leur pratiques d’organisation autonomes. La métropole s’empare systématiquement de tout passé de résistance et le vide de sa force d’opposition, des bouts de vies deviennent des gadgets de promotion de la ville devenue entreprise (chantiers navals, usine LU, « Chantenay, La rouge »…). L’identité ne devrait plus être que cet artifice commun niant tout rapport de domination.

Créer un mirage commun

Jean-Marc Ayrault déclare encore que « la grandeur d’un peuple se mesure à sa capacité à assumer son histoire. Celle d’une société à s’avouer les crimes dont elle porte encore les traces. Celle de Nantes à avoir su ouvrir les yeux sur son rôle dans l’odieux commerce triangulaire qui fonda une partie importante de sa richesse ». Est-il vraiment tant question de mémoire ? La « trace des crimes » du commerce triangulaire devient support de la « grandeur » de Nantes, érigée en « peuple », en « société ». A travers cette auto-célébration se manifeste clairement l’enjeu qui sous tend la construction de ce mémorial, comme de bien d’autres manifestations du cru (Estuaire, Machines de l’île,Voyage à Nantes, Capitale européenne de l’écologie, Nantes Ma ville en 2030…) : construire une identité nantaise. Pour satisfaire cette obsession de l’image de la ville, les stratégies sont multiples : politique culturelle mégalo, vitrine écolo-réaliste, propagande de démocratie participative. C’est donc tout naturellement que ce mémorial va venir s’intégrer dans le package touristique joliment baptisé« Voyage à Nantes », entre l’ éléphant et les anneaux de Buren.

Métropole à vendre

Ces recettes ont aussi pour but de faire rayonner Nantes Métropole sur le plan national voire international. Dans un contexte de concurrence féroce et globalisée, les villes doivent se comporter en entreprises et se vendre. Tout doit tendre à l’« attractivité », qui vise la classe moyenne et avec elle les entreprises qui ont besoin de cadres stables pour s’installer en confiance.

« Assumer » son passé honteux permet à Nantes de s’acheter un crédit éthique sur le dos de la traite. Et au passage, en réaffirmant sa position historique majeure dans le développement économique européen, la métropole Nantes-St Nazaire se pose comme une valeur sûre, avec son port et son expérience du commerce sans scrupules. Dans le même temps, en étant la première ville négrière du Vieux Continent à se doter d’un mémorial, elle veut prétendre à cette maturité morale nécessaire à la fameuse réforme éthique du capitalisme.

La logique de développement nécessite une sorte de mobilisation générale. Tout semble bon à prendre. C’est sans doute pour cela que l’on peut voir cette prétendue volonté d’assumer un passé historique côtoyer les nombreux autres projets entièrement tournés vers la modernité et un « dynamisme économique » sans passé et sans lien avec l’Histoire : aéroport, développement durable et autres éléphants…

Mémoire du passé, colère et solidarité du présent

Devant la poudre aux yeux de plus en plus raffinée que les décideurs ne cessent de nous jeter à la gueule, il nous paraît d’autant plus nécessaire de réaffirmer encore et encore que leur moralité opportuniste ne touche pas son but. Peut-être attendent-illes de nous des remerciements pour nous avoir épargné cette culpabilité collective évoquée si souvent. Les Droits de l’Homme, la Citoyenneté, et toutes ces « grandes avancées » que les puissants font pour nous et à notre place ne parviennent pas à nous faire tous oublier d’où on vient, et où on se situe. On préfèrera donc se rappeler les unes aux autres cette sensation commune de colère devant les humiliations quotidiennes, le mépris et les prises de pouvoir des puissants.

On préfèrera se rappeler notre capacité à savoir avec qui partager complicité et solidarité.
Les esclaves, les moins que rien, les sans-papiers, les sans-terres, les sans-abris, les précaires, tous celleux qui luttent pour pas se faire bouffer, savent bien, avec ou sans mémorial, de quel côté illes sont.

Ce texte a été écrit par quelques personnes qui ont voulu questionner le « consensus » entourant le Mémorial.
Qu’on en cause dans les chaumières !

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Notes :
Le travail critique de Françoise Vergès sur l’abolition de l’esclavage est souvent cité dans ce texte. Paradoxalement, dans le projet du Mémorial et dans son taitement médiatique, elle endosse le rôle de caution scientifique.
Les citations de Mathieu Rigouste sont extraites de « Le théorème de la Hoggra » aux editions BboyKonsian.

Pour plus d’infos :
Sur la métropole voir le journal « Nantes Nécropole » disponible lors de tables de presses ou sur le site web http://nantes.indymedia.org/article/23652.
Sur les luttes contre Vinci et son monde, voir aussi le site web http://stopvinci.noblogs.org.