Autour de No Logo de Naomi Klein

« Sortir de la fascination de la marchandise »

Moins déconnant, mais plus fouillé et plus fine mouche que le Big One de
Michael Moore : No Logo – La tyrannie des marques, le best-seller de la
journaliste canadienne Naomi Klein, n’a pas volé son titre de « bible de l’
antimondialisation ». Engagé mais critique, aussi fort dans la compilation
des sources que dans l’analyse, il relie une foule d’éléments dont on avait
une connaissance éparse (les stratégies publicitaires, les zones franches
industrielles dans le tiers monde, les boulots précaires dans les pays
riches.) pour en montrer la cohérence. Impressions de lecture de Gérard
Paris-Clavel, graphiste engagé du collectif Ne Pas Plier, qui travaille avec
l’association de chômeurs et précaires APEIS (Association pour l’emploi, l’
information et la solidarité). Leur devise : « Pour qu’aux signes de la
misère ne puisse s’ajouter la misère des signes. »

GERARD PARIS-CLAVEL : Le mérite de No Logo, c’est qu’il remet de l’histoire
économique et sociale derrière les logos, qui sont des images sans mémoire.
Il montre que la stratégie qui consiste à vendre « des marques, pas des
produits » tire son origine de la crise du début des années 90 et de la
volonté des firmes de cibler cet « ado mondial » qui représente aujourd’hui
un milliard de personnes sur le globe. Ce travail d’éclairage est
indispensable, parce qu’il n’y a pas de lutte possible sans fondements
historiques.

En même temps, le livre parle surtout de l’Amérique du Nord : en Europe, non
seulement on a d’autres traditions de lutte, mais le capitalisme n’en est
pas au même stade. Ici, si on veut décréter l’interdiction de la publicité
dans les espaces publics, on a tous les outils réglementaires pour ça ! Mais
dans les municipalités, par exemple, là où la démocratie s’exerce en premier
lieu, les élus n’ont aucune conscience du rôle des marques comme fer de
lance de l’idéologie néolibérale ; ils sont même fascinés par le baratin
publicitaire et s’en inspirent pour leur propre communication. Ils bradent
les espaces publics à des gens comme Decaux – qui leur offre un côté de ses
panneaux pour l’affichage municipal, mais toujours le côté le moins bien
exposé ! Dans les villes, on a des panneaux payants impeccables, et des
affichages municipaux minables, avec quelques feuilles qui se courent après.
Forcément, les gens en déduisent que ce qui est public, c’est pourri, et que
ce qui est commercial, c’est super ! La ville qui fait ça affiche la misère
de sa relation avec ses citoyens. Les élus se laissent fourguer un
équipement urbain uniformisé parce qu’ils ne rêvent que de paix sociale,
alors que leur rôle, ce serait d’organiser le conflit démocratique. Ils
peuvent toujours dire qu’ils vont améliorer la vie : quand les gens se
baladent dans la rue, tous les dix mètres ils ont les signes plus ou moins
insidieux du contraire.

On se plaint de l’incivilité des jeunes, mais on les laisse se faire envahir
par tous ces appels de marques. Qu’est-ce qu’on a à proposer à ceux qui
zonent ? On fait de plus en plus d’espaces vides : vides de sens, vides de
solidarité, vides d’idées, vides de boulot. De même, on parle de misère
sexuelle, les filles se font agresser, mais qu’est-ce qu’on fait pour
favoriser un autre éveil à la sexualité, face à cette inflation de l’
idéologie de plus en plus misogyne de la publicité ? Si la pornographie crée
des modèles violents de rapports aux femmes pour les garçons, c’est parce qu
‘elle est relayée par la caution de la publicité : sinon, elle resterait un
petit folklore à branlette.

Face à ces stratégies de marques hyperorganisées, on avance en ordre
dispersé. Il n’y a aucun lien, par exemple, entre les intellectuels et le
personnel municipal, entre le savoir et l’expérience. Pourtant les villes
disposent d’outils extraordinaires : des théâtres, des centres culturels,
des équipements sportifs. Il serait temps qu’elles les fassent travailler
pour de vrai, sans essayer de singer le divertissement médiatique, et qu’
elles développent le projet politique de ces services. Où sont les espaces
publics de qualité où on peut organiser la circulation de la parole et des
idées ?

CHARLIE HEBDO : Que pensez-vous des mouvements de résistance à l’invasion
des marques qu’analyse Naomi Klein, comme Reclaim the Streets (« Récupérons
les rues »), ou les Adbusters américains et leur équivalent français, les
Casseurs de pub ?

– On a manifesté avec John Jordan, le leader de Reclaim the Streets, au
Sommet des Amériques, à Québec, en avril. Il se demande, comme nous, si le
marché n’a pas la capacité de digérer le spectacle de la révolte tel que son
mouvement l’organise. Il a raison, il ne faut pas que le style de vie de la
contestation réponde au style de vie des marques ! Quant aux Adbusters, je
les ai rencontrés lors de leur venue en France. Ce sont des gens sincères,
les Casseurs de pub aussi, mais ils restent dans une logique de conception d
‘un produit. A Ne Pas Plier, on accompagne nos images sur le terrain des
luttes sociales, par exemple dans les manifestations de chômeurs, parce qu’
on pense que l’« art politique » est une fumisterie, qu’il n’y a que des
pratiques politiques de l’art. Et puis, ils sont malgré tout fascinés par
les formes du commerce. Les Casseurs de pub ont fait des casquettes qui
détournent le logo de Nike en insigne facho : pour moi, ils font de la pub
et à Nike, et aux fachos. Si tu dénonces la lessive avec les codes
graphiques de la lessive, tu fais de la lessive ! Il y a de l’inconscient
dans les images, et à défaut d’avoir une culture du maniement des formes, on
se retrouve à manipuler des explosifs sans savoir de quel côté ça va péter.
Il y a quelques années, j’ai fait l’autocollant « United Colors of Pognon »,
qui a pas mal circulé parce que les gens le collaient sur les distributeurs
de billets. Je ne le referais plus aujourd’hui. S’exprimer avec la marque, c
‘est renforcer la marque comme un moteur, alors que ces gens-là ne sont pas
des moteurs pour nous : ce sont plutôt des freins.

Pour lutter contre la mort, il faut montrer la vie. Quand Reiser dessinait
ses petits bonshommes la bite à l’air, ses nanas qui couraient avec les
nichons qui sautent, c’était quinze fois plus fort que n’importe quelle
critique de marque, parce que ça respirait une fraîcheur et une vitalité que
tous ces experts en design n’auront jamais. Là, on n’est que dans la réponse
à des mauvais coups, dans la réaction. Il faut dépasser l’immédiateté,
installer l’urgence dans la durée, opposer la transmission des savoirs à la
communication du rien. L’indignation ne provoquera le changement que si elle
est nourrie de connaissance : faisons l’effort de lire des savants, essayons
de devenir des forces de proposition. Ces images fascisantes qu’on subit à
longueur de journée, on devrait les recouvrir d’une pensée heureuse. Ces
espaces ne sont aux publicitaires que parce que les forces publiques se sont
rendues au commerce : en fait, ils sont à nous. Pourquoi ne pas réhabiliter
l’amateurisme dans le dessin, l’image, la parole ? Si on exprime notre
propre vision du bonheur, leur proposition du bonheur par l’achat s’
écroulera. Elle paraîtra dérisoire.

Propos recueillis par Mona Chollet – Image : Ne Pas Plier – Epicerie d’art
frais.