Ces notions semblent difficile à définir. Quand on parle d’enfermement, on pense habituellement à la séquestration, au fait d’être retenu, détenu ou enfermé dans un lieu. On pense aussi à la prison, évidemment. On pense à ses formes les plus spectaculaires dans l’histoire du XXe siècle : les complexes pénitentiaires industriels à l’américaine, les camps de détention ou de concentration, le système du goulag. Bref, a priori, lorsqu’on pense le contrôle social, on imagine d’abord un « dedans », avec la prison ou tout lieu où on peut être privé de liberté (hôpitaux psychiatriques, centres de rétention) et en dehors où il y aurait, paraît-il, un certain nombre de libertés reconnues (au moins dans l’esprit du droit) et des faits que la loi, la morale ou l’État considèrent et sanctionnent plus ou moins arbitrairement comme des crimes et des manquements, et qui peuvent conduire à l’enfermement ou au moins à un certain contrôle qui rime toujours avec menace et coercition. De là à considérer que là où il y a pouvoir, il a contrôle social, il n’y a qu’un pas qu’il peut sembler déraisonnable de ne pas franchir.

Et qu’est-ce au juste, que le contrôle : une coercition constante qui veille sur les processus de l’activité (ou sur l’activité elle-même) des individus et quadrille au plus près le temps, l’espace, et les mouvements de ces derniers. Tout ce qui autorise le contrôle minutieux des opérations du corps. Ce contrôle s’est exprimé depuis le XVIIIe siècle sous les formes générales de l’autorité et de la domination dans les casernes, les écoles, les usines ou les prisons. Il faut pour cela :

• La répartition des individus dans l’espace selon un principe de clôture (c’est le principe de l’enfermement qui est déjà commun à la rationalité de l’entreprise capitaliste comme à celle de la prison au moins depuis l’enclosure).

• L’assignation des masses mouvantes dans des endroits cernés (chacun sa place et son rang) : on peut penser aux métros, aux RER, aux galeries marchandes et les prix selon la ville, à la répartition géographique des quartiers et le déplacement rendus difficiles d’un quartier à l’autre et plus facile mais aussi plus onéreux vers le centre des villes ou de la ville vers la périphérie, etc.

• Le contrôle de l’activité (emplois du temps rationalisés. Le travail est rendu obligatoire (à l’école, en prison, dans la société en général). Par une pédagogie du mouvement, par la notation et le classement, par la surveillance hiérarchique, la société disciplinaire individualise la masse anonyme. Elle sépare. Elle atomise. Là où il y avait autre fois de la communauté ou de la société, il y a de « l’individu » comme base, comme produit fini, comme entité séparée, ou comme fragment et non comme sujet. La société s’est divisée à la fois en classes et en « individus » qui ne se retrouvent sensiblement plus ni dans l’humanité, ni même dans une condition sociale mais comme unités de leurs propres survies forcées de se prendre elles-mêmes comme autant de centres.

Non content d’un tel constat, il faut en conclure que la prison n’est pas tant un lieu qu’une fonction. Ce n’est pas tant un territoire spécifique qu’un moment où l’on se retrouve plus dépossédé encore qu’à l’habitude dans une société d’exploitation : de ses mouvements, de ses paroles, de son activité, de ses pensées, etc. Tout cela, tout le monde le sait ou le ressent, et c’est pour cela que la prison (le centre pénitencier ou quoi que ce soit qui s’y apparente) est une épée de Damoclès au dessus de la tête de ceux et celles qui se croient encore libres. Mais précisément, elle ne suffit pas à décrire ou même à définir l’enferment ou le contrôle. En fait, elle tend même à s’effacer avec le progrès technique devant la myriade d’autres méthodes de contrôle et de surveillance qui se développent pour remplir plus parfaitement et plus rationnellement encore qu’autre fois sa fonction. En effet, et principalement pour une question d’économie (même si l’essentiel des politiques, pour des contradictions liées à l’époque, en particulier en France, y préféreront encore longtemps « la bonne vieille prison »), des moyens de plus en plus modernes (et aussi plus coercitifs) se développent (tels que le bracelet électronique, les différentes formes de contrôle judiciaire, la signalisation génétique systématique — prélèvement ADN —, le simple fait de repousser un procès sur 4 ou 5 ans avec tout ce que ça implique, mais aussi au quotidien les caméras de surveillance, la présence policière permanente, et ses annexes — vigiles et milices de quartier) qui même dans le cadre d’une démocratie pourraient rendre, si ils étaient pleinement appliqués, la prison quasiment obsolète.

Parce que tout ce qui caractérisait autre fois la prison dans ce qu’elle a de plus essentiel s’est peu à peu appliqué et généralisé à la société : la clôture donc (à la base les entreprises et les champs, puis pour les gares, les lycées, les universités, les hôpitaux et plus particulièrement psychiatriques, les centres fermés pour mineurs, etc.), la restriction des mouvements dans un cadre géographique strict, l’individualisme de survie et l’esprit de la discipline, le clanisme (la culture du clan tant dans la politique, et l’entreprise que dans la sous-culture urbaine financée par l’industrie culturelle) qui renforce toutes les hiérarchies, le contrôle permanent des mouvements et des activités, et bien sûr la sanction (les heures de colle ou les rapports et suppression de bourse dans l’éducation, les avertissements et les retenues sur salaire, les suppressions d’allocations sociales, etc.). Tenter d’appréhender la réalité du contrôle social et de l’enfermement (de la prison à la surveillance en général — qu’elle soit individualisée ou diffuse) en termes « d’infra- » ou de « super-structure » limite en fin de compte l’analyse à un postulat, celui que sous-tend la métaphore « verticale » : à savoir qu’il y aurait une base et des fondations sur lesquelles quelque chose de « plus important » repose. Si cette vision des choses recouvre une partie de la réalité sur des cas particuliers, les structures du pouvoir se montrent en général plus complexes et surtout inter-actives. Pour l’exemple, on peut dire que la société de classe et l’État (aussi bien qu’un certain nombre d’oppressions connexes) reposent sur la prison. Mais cela n’aurait pas moins de sens de dire qu’il n’y aurait probablement pas de prison sans société de classe et surtout sans État. En réalité, il s’agit de démontrer en quoi l’existence de ces phénomènes historiques sont liés.

La prison est politique

« Il s’agit de dialectique — comme le dirait Hegel, qui en raison d’État s’y connaissait — entre victoire partielle et capitulation totale. Que ceux qui ne respectent pas cet esclavage nommé démocratie y soient préparés. » — In « La quadrature du cercle ou la raison d’État » par La conjuration des égaux, juin 2000.

Parce que la prison existe d’abord pour remplir cette fonction de contrôle social, la prison est politique. Elle remplit une fonction dans « la vie de la cité ». Elle est le seul véritable argument du flic, et pour cause elle est ce pourquoi il est à la fois « respecté », plus souvent craint, et généralement haï. D’autre part, il est évident que si la plupart des « justiciables », des personnes condamnées et par conséquent enfermées ou suivies par des contrôles judiciaires sont de manière ultra-majoritaire des exploité-e-s, généralement issu-e-s des franges les plus paupérisées du prolétariat de la périphérie des villes ou des campagnes c’est bien que la prison joue un rôle absolument essentiel dans la domestication de classe qu’exercent à des degrés divers la bourgeoisie industrielle et les classes intermédiaires contre le prolétariat. En réalité, d’un point de vue strictement économique, la prison existe surtout pour maintenir l’existence même du prolétariat et d’autres réalités sociales oppressives plus spécifiques. Elle scelle la division de classe.

Donc, si comme les théoriciens anarchistes du XIXe ou même Marx et Engels l’ont amplement démontrés, la loi est un produit de la scolastique et les droits de l’homme un code pénal pour la bourgeoisie, alors la prison et tous les contrôles qui lui sont actuellement périphériques (au sens où ils en constituent historiquement une sorte de prolongement « biopolitique » : pour l’exemple des dispositifs tel que le contrôle judiciaire ou le bracelet électronique comme « prison à la maison ») sont profondément politiques.

Et par conséquent : toutes les prisonnières, et tous les prisonnier-e-s sont politiques.

L’argument selon lequel la sphère « revendicative » des actes de protestations ou de révolte posséderait une dimension particulière qu’il faudrait « mettre en avant » est non seulement absurde (parce qu’il évacue l’aspect politique des actes non-revendiqués de rébellion, de révolte, ou de conflictualité sociale au quotidien — soit en ignorant leur existence, soit en négligeant leur importance) mais il est en fin de compte contradictoire avec les analyses généralement défendues par ses partisan-e-s. En effet, le concept de « prisonnier politique » chez les marxistes par exemple, s’assimile à bien des égards à celui de « prisonnier d’opinion » inventé par des libéraux et des socio-démocrates, et généralement défendu par eux (Amnesty International pour l’exemple). Ce dernier concept se veut une définition du « soutien » apporté à des personnes emprisonnées pour leurs « opinions », mais qui n’auraient « commis aucun crime » (pas « violé la loi »), ni commis « d’actes violents », ni fait « d’appel à la haine ». Le problème que posent ces expressions conceptuelles, c’est qu’il n’existe pas deux régimes politiques ou deux codes pénaux qui les définissent de la même manière. Qu’il s’agisse de délation ou de protestations formelles ou informelles, un crime ou un délit (ou au moins un acte que la morale réprouve) à Moscou ou même à Washington peut être un « acte citoyen » ou un droit à Paris ou à Athènes, et réciproquement. La relation qu’exerce l’ambivalence du concept de « prisonnier d’opinion » avec celui de « prisonnier politique » est que ceux ou celles qui le défendent font mine de croire que c’est de positions politiques, d’opinions, de pensées ou même de paroles qu’il s’agit. Pour l’État, c’est toujours d’intentions, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, réelles ou supposées et d’actes qu’il s’agit. Parce qu’il est bien plus facile de confondre des accusé-e-s de cette manière (et aussi de jeter la confusion chez les potentiels soutiens — on l’a vu encore récemment avec l’affaire des inculpé-e-s de Labège en fin 2011) et ainsi de les isoler, même en l’absence de preuves. Pour l’exemple, les condamnations qui ont touché les personnes inculpées suite aux émeutes de Mai 2007 dès la fin des élections présidentielles ont été d’une remarquable sévérité, d’une implacable exemplarité justement. Et cela, plutôt indépendamment des convictions politiques (réelles ou supposées) ou de l’absence affichée de convictions des personnes inculpées, mais bien plus sur une base de classe (les plus jeunes et les plus pauvres ont été les plus durement jugés), et encore sur leurs intentions (voir les rapports de procès dans le dossier du journal l’Envolée sur le sujet, et les questions posées par les procureurs) et surtout parce que ce qui est le plus insupportable pour cet État et sa classe dominante, ce n’est pas seulement d’exprimer le fait que les œuvres de sa société la condamnent, mais encore qu’il existe déjà des individus qui veulent en découdre avec elle, et qu’il adviendra fatalement des bouleversements qui la dépasseront. Et qui dépasse largement aussi tout milieu « politique » ou « mouvance », qu’elle soit réelle ou supposée.

Mais les maîtres n’apprécient les vérités que lorsqu’elles ne sortent pas de la bouche de leurs esclaves.

De la terrorisation démocratique à la terreur d’État…

« La démocratie s’arrête là où l’intérêt de l’État est en jeu. » — Charles Pasqua. Ancien locataire de l’hôtel Beauveau

« Il faut terroriser les terroristes. » — Tautologie policière paradoxale attribuée au poète d’État Michel Poniatowski. Repris par d’autres depuis.

Le problème de l’État, c’est qu’il procède de sa nature psycho-pathologique paranoïaque par définition. Son existence, et plus précisément sa survie impliquent le contrôle permanent, elles impliquent le fait d’épier, de museler, d’arrêter, de noter, de corriger, de suivre, de juger, d’enfermer, de torturer, de tuer même (ou au moins de « faire mourir »). Elles impliquent au minimum la surveillance permanente de millions d’individu-e-s et la violence préventive contre une bonne partie de la population qui pourrait un jour vouloir sa perte, parce qu’il sait que son existence même suscite par définition la volonté de le voir disparaître. Il sait aussi (même lorsque ses fonctionnaires le nient) que la seule véritable terreur est la sienne puisque son existence repose sur le monopole de la violence. Historiquement, le terme même de Terreur désigne la naissance douloureuse et sanglante de l’État tel que nous le connaissons sous sa forme moderne. « Terroriser » signifie frapper de terreur. Alors évidemment, lorsqu’un juge d’instruction qualifie de « terroriste » un acte supposé de pyromanie sur une dépanneuse, un sabotage de ligne de chemin de fer ou une action scatologique symbolique contre les établissements pénitenciers pour mineurs avec à chaque fois des mois de détention préventive à la clé, on peut se dire qu’il en faut bien peu pour frapper de terreur le monstre froid.

On se dit surtout qu’à défaut de rencontrer pour l’instant une véritable menace, l’État se l’invente de toutes pièces.

En définitive, à défaut d’être pour l’instant réellement menacé, et par simple mesure de précaution : il terrorise.

Liberté totale pour les inculpé-e-s « de la dépanneuse », de Labège et les autres.

À bas le contrôle social et tous les enfermements.

Des anarchistes qui ne lâchent toujours pas l’affaire.