Valognes, et après…
Impressions générales
Gardons-nous de voir dans ce qui s’est passé à Valognes fin novembre une forme décisive et définitive que
prendrait un toujours improbable mouvement antinucléaire en France. Constatons simplement, modestement
et de manière réaliste, que quelque chose s’y est potentiellement ouvert et que c’est d’ailleurs le pari que
nous avions fait.
Mais admettons sincèrement que les formes prises par cette initiative posent, en effet, des orientations
privilégiées qu’il convient de questionner dès maintenant au risque qu’elles ne s’imposent à nous sans que
nous les ayons choisies, dans l’euphorie du moment. Une euphorie certes bien légitime, mais venant
essentiellement d’une réussite organisationnelle qui ne peut constituer une base suffisante pour poser une
critique du monde nucléarisé et qui ne doit pas masquer les manquements de cette initiative (gardons-nous
pour le moment d’imputer ces manquements à tel ou tel « courant », puisqu’ils proviennent avant tout du fait
de ce pari de travailler collectivement en tension avec les divergences évidentes qui habitent la nébuleuse
antinucléaire en France, et en ayant laissé ces divergences au second plan dans un premier temps).
Pour le dire autrement, le pari était d’ouvrir un espace de discussions et d’initiatives communes à partir d’un
point d’accord minimal : face à l’ambiance « citoyenne »* qui pollue nos contrées depuis des années, une
forme de déférence (de passion même) à l’égard de l’Etat s’est installée tranquillement en évacuant toute
colère et toute possibilité d’engager un conflit réel avec lui, et en laissant place aux « aménageurs de la
survie administrée** ». Que cette ambiance-là ait été perturbée à Valognes ne signifie pas grand-chose en
soi. Et le plaisir ressenti quand on apprend deux jours après Valognes que, de manière assez improbable, le
paysan dans la cour duquel le fourgon de ravitaillement des flics a cramé a partagé le même plaisir que nous,
faisant référence à l’histoire des luttes agricoles (les fameux « gestes » de la FNSEA…), doit nous rappeler
que ces formes-là n’assurent en rien la forme et le contenu des suites. Ne boudons pas notre plaisir mais
sachons prendre un peu de recul.
Ce que nous avons réussi
Sans se préoccuper de la mauvaise blague qui prétend qu’en matière de blocage, tout ce que, in fine, nous
aurions réussi à faire, compte tenu des craintes d’Areva et de l’anticipation d’une journée du départ du train,
c’est de l’avoir fait partir 22 heures avant l’heure initialement prévue, ramenons tout de même l’intention
affichée du blocage à ce dont nous nous sentions capables, à savoir perturber le train-train quotidien de
l’industrie nucléaire. Pour le coup, il n’était pas évident d’y parvenir aussi efficacement pour une première
depuis bien longtemps par chez nous.
Avant même le matin du rassemblement, nous pouvions mesurer une certaine réussite compte tenu des
craintes d’Areva et de l’Etat français, identifiables à la fois par ce départ anticipé du train et par une
mobilisation policière qui, si elle s’est en partie ridiculisée par son inefficacité matinale, a surtout rappelé le
vrai visage d’une société nucléarisée, nécessairement adossée à un Etat policier dont l’autoritarisme n’a
d’égale que son arrogance liberticide.
Nous savons désormais que 800 personnes déterminées et organisées sous un mode horizontal, faisant
preuve d’un peu d’intelligence collective, ont pu déjoué momentanément un dispositif policier massif (3.000
flics le long des voies en France et au moins 500 aux abords de Valognes) ce qui leur a permis d’accéder aux
voies en y perpétrant quelques dégradations (déballastage grossier, rail tordu à un endroit, signalisation
électrique hors service pour quelques jours…). La stratégie de l’étalement le long des voies a également
permis un harcèlement de plusieurs heures. Ne négligeons pas le plaisir d’avoir mis le feu au fourgon de
ravitaillement de la flicaille qui, comme beaucoup d’Allemands et d’Américains avant lui, s’est piteusement
égaré en plein milieu du labyrinthique bocage cotentinois, à l’endroit même où nous ruminions notre
première reculade. Mais là encore regardons lucidement la tension qu’a pu produire cette escarmouche sur le
moment. Il est évident que tout le monde n’était pas prêt à vivre sereinement cet acte et qu’il a contribué à
affaiblir la complicité installée toute la matinée et de ce fait à compromettre les suites du harcèlement des
voies ferrées.
___________________
* et ** : voir pour les analyses à ce sujet les ouvrages de l’Encyclopédie des nuisances, et notamment :
R. RIESEL et J. SEMPRUN, « Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable ».
Nous savons que ces complicités de circonstances sont fragiles et nécessitent une attention de chacun à tout
instant si on veut conserver une certaine unité, condition de notre force dans ces situations. Mais
l’expérience du mercredi laisse toutefois présager de nouvelles opportunités de ce type, sans négliger le
« retour d’expérience » policier mais sans négliger non plus nos nouvelles passions « géographiques » et la
possibilité d’être rejoints par d’autres, et ce d’autant plus que cette journée est loin d’avoir effrayé les
participants et sans doute pas non plus les observateurs, étant donné la couverture médiatique, qui fut plutôt
bienveillante (et juste) en ce qui concerne la description des scènes de rapports de force. Pour ce qui est des
suites judiciaires, sans négliger les inculpations et l’enquête à venir qui pourrait alourdir les conséquences,
pour le moment elles promettent d’être moins lourdes qu’à l’accoutumée dans de telles circonstances.
Si de tels constats réjouissants sont possibles, on le doit en partie à une construction collective qui fut loin
d’être complètement chaotique. Alors même que la nécessaire discrétion (j’y reviendrai) qu’imposait cette
initiative ne facilitait pas une grande ouverture dans la participation aux décisions pour la préparation du
camp, on peut avoir le sentiment que les réunions publiques préalables et les assemblées du camp ont permis
de compenser ce défaut initial et de fabriquer une certaine horizontalité, nécessaire pour faire exister une
confiance et une complicité. On notera quand même un bémol puisque si de telles assemblées (avec autant
de monde) ont pu exister c’est qu’elles étaient constituées essentiellement de groupes affinitaires ayant pu se
préparer auparavant et en parallèle, mais laissant du coup un peu seuls et désemparés celles et ceux qui nous
ont rejoints isolément. Il y aura là à réfléchir sur la possibilité de trouver pour tous une place à égalité de
quiconque. Mais, déjà, retenons que les discussions en allers-retours entre groupes affinitaires et assemblées
semblent pertinentes et que le déplacement effectué dans l’après-midi du mardi des groupes affinitaires vers
des groupes « géographiques » a sans doute permis à des individus isolés de trouver plus facilement une
place à égalité de chacun. Mais si ce type de fonctionnement est une évidence pour beaucoup d’entre nous,
la diversité des histoires politiques qui se rencontrent dans un tel moment doit être l’occasion de mettre en
discussion cette horizontalité, d’autant que beaucoup d’organisations installées dans l’opposition au
nucléaire se caractérisent par un fonctionnement centralisé et hiérarchique et que cette situation a beaucoup
contribué à une démobilisation massive depuis des années.
Concernant la discrétion que nous nous sommes imposée, elle doit continuer à faire problème et n’être en
rien systématique. Cependant, il faut reconnaître ici que la discrétion quant aux lieux du camp et du
rassemblement a eu deux avantages décisifs. Pour le camp, il fallait protéger le propriétaire des pressions
inévitables qu’il aurait subies, d’autant plus qu’il n’y avait pas assez de monde sur place au quotidien pour
ne pas le laisser seul. L’histoire a l’air de nous donner raison. Pour le lieu du rassemblement, il était encore
plus improbable de le tenir caché aussi longtemps, avec le risque que les locaux et les individus ne faisant
pas partie des groupes affinitaires précités ne soient pas au courant du lieu et prennent à la fois peur d’autant
de mystère. Difficile de dire si cette peur a existé et dissuadé, mais force est de constater que les « autorités »
ont été un peu prises de court en n’apprenant qu’une trentaine d’heures à l’avance le lieu du rassemblement.
L’histoire de Valognes démontre donc qu’il est envisageable de tenir secret des informations de ce type
(mine de rien quand même assez largement partagées…) à condition que les intentions précises soient
affichées. A propos de ces dernières, il restera à discuter collectivement, mais il semble que la majorité des
participants auront appris à accepter les modes de dégradation des voies ferrées adoptés, en ayant confiance
dans le fait que les conséquences ne pouvaient être que matérielles et aucunement humaines. Les Allemands
nous l’avait prouvé depuis des années. On notera au passage que la couverture médiatique (que nous avons
largement suscitée) aura aussi aidé à faire connaître le lieu du camp et du rassemblement à la dernière
minute. Notamment localement.
En lançant cette initiative, nous avions le sentiment qu’une des raisons qui maintenaient l’opposition au
nucléaire en léthargie consistait en ce qu’aucun rassemblement populaire depuis des années ne pouvait se
targuer d’un quelconque résultat. L’opposition se résumait à quelques mobilisations symboliques qui
n’avaient d’autres ambitions que de fabriquer un terrain à peine fertile pour des récupérations électorales
assurant le prolongement de l’industrie nucléaire. En contraste, l’opposition allemande n’a fait que se
renforcer depuis des années, et ce notamment grâce à l’activité militante dans le Wendland (Gorleben). Elle
s’est renforcée à l’endroit même où elle avait subi un premier échec, la mise en chantier du site
d’enfouissement de déchets de Gorleben. Vue de chez nous, la situation paraît paradoxale puisque,
historiquement, chaque victoire de l’industrie nucléaire a été suivie d’une déliquescence de l’opposition,
notamment parce que, de manière pragmatique, une fois en place, l’installation nucléaire est suffisamment
bien gardée pour décourager toute tentative de perturbation. L’histoire de la mobilisation dans le Wendland
dit, entre autres choses, que pour rester vivante une opposition a besoin de sentir qu’elle a prise
concrètement sur ce qu’elle condamne. Et le transport de matières radioactives reste le rare domaine du
nucléaire difficile à surveiller pour un Etat. Si les Allemands n’ont qu’une seule fois en quinze ans (et au
tout début) réussi à faire faire demi-tour à un train de déchets, on serait de mauvaise foi à ne pas considérer
comme une avancée la possibilité concrète de perturber ces transports et d’être chaque année plus efficaces.
C’est aussi une manière de reprendre prise sur nos vies. Là était le pari initié à Valognes et qui semble
suffisamment partagé pour promettre des suites. Cette attitude a au moins le double avantage d’être à la
hauteur du totalitarisme nucléaire (qu’on ne combattra pas en posant des panneaux solaires sur son toit) et de
commencer à faire sentir la force d’une collectivité qui s’organise pour reprendre ses affaires en main.
De manière lapidaire et approximative, l’appel de Valognes faisait référence à l’ancrage local comme critère
déterminant pour la réussite des luttes. Plogoff servait alors de démonstration. L’histoire est sans doute plus
complexe puisque quelques années avant Plogoff, sur un territoire géographiquement et culturellement
proche, les habitants de la région de Brennilis ont majoritairement laissé une centrale s’y installer. Il faut
croire que d’autres ingrédients qu’une simple résistance locale à l’envahisseur entrent en ligne de compte
dans la construction de telles luttes. Nous n’engagerons pas ici une telle analyse, mais il s’agit d’avoir en
tête ces précisions pour décrire la place de l’ancrage local que nous avons essayé de tenir dans cette
initiative de Valognes.
La situation du Nord-Cotentin dans son rapport au nucléaire est connue de tous. L’opposition au nucléaire
s’est marginalisée au fur et à mesure que l’industrie nucléaire s’imposait comme bassin d’emploi et comme
manne financière pour la région. L’incessante contre-information des militants n’y a rien fait jusqu’à
aujourd’hui. Il était donc évident que l’appel à perturber le départ du train Castor lancé par’ des groupes
majoritairement distants géographiquement de cette région revêtait un caractère « hors sol » inévitable.
Assumer de le dire comme tel, c’est aussi assumer que ce caractère « hors sol » est notre condition commune
à tous, et qu’un révolutionnaire sincère dans une quelconque usine n’est pas moins « hors sol » qu’un
opposant breton au nucléaire de passage dans la Manche. L’atomisation des individus et la destruction
méthodique de toute communauté culturelle ancienne ne sont pas pour rien dans cette situation. La question
posée est donc de savoir que faire de cette condition et non pas juste de la déplorer, disqualifiant d’avance
toute initiative.
La moindre des choses pour les initiateurs de l’appel était de comprendre l’histoire de la cohabitation avec le
nucléaire dans le Nord-Cotentin et de s’appuyer sur les quelques forces encore actives et déterminées à en
finir avec le nucléaire. Cela aura été fait un peu dans la précipitation grâce à une présence régulière sur place
et à deux réunions publiques préalables. Ce qui est certain c’est que ce rendez-vous n’aurait pu se tenir sans
l’implication des locaux mais que tout reste à faire pour que ce « coup d’éclat » soit le début d’un travail
commun avec eux. La prochaine réunion de Coutances (le 14 janvier) voudra commencer ce travail. Les
premiers retours que l’on pressent, malgré un cafouillage sur l’assemblée du mardi soir où beaucoup de gens
du coin étaient venus à une discussion sur l’histoire des luttes et les perspectives qui n’a pas vraiment eu
lieu, sont plutôt positifs. Et alors même que nous n’avons pu, pour cause de discrétion, prévenir les voisins
des rails de notre arrivée impromptue, ces derniers ont majoritairement bien vécu la situation. D’avoir pris le
temps d’aller à leur rencontre après coup était important. Ne pas laisser seuls les locaux assumer les
conséquences de notre passage sera aussi la condition de la justesse de notre position.
La tentation du « geste fort » (stratégie du coucou, esthétisme, et amour de l’efficacité)
Reconnaissons une chose : l’accord minimal de se défaire du citoyennisme et de sa passion pour l’Etat a
aussi été en partie recouvert par l’enthousiasme partagé à l’idée de pouvoir porter un mauvais coup à l’Etat
et à son industrie nucléaire et, pour beaucoup, cela suffisait comme moteur de cette initiative. Il y a là en jeu
une passion pour l’efficacité et l’esthétique des « gestes » qui pose quand même question. Cette disposition
au « scandale » porte surtout en elle le risque de se détacher d’une construction collective forcément
laborieuse au profit de l’intensité des « gestes » portés par de petits groupes affinitaires. La dimension du
secret qui accompagne ces « gestes », autant par précaution indispensable – étant donné leur illégalité – que
par passion des ambiances « complotistes », renforce la difficulté d’une construction collective des luttes.
Les « gestes » comme premier moteur de la lutte ont aussi ce revers d’être déplaçables à merci au gré des
opportunités, donnant le sentiment d’une « stratégie du coucou »; le groupe qui les porte venant occuper et
perturber un espace marqué par ces constructions collectives laborieuses et pleines de tensions jamais
résolues. Ces « gestes forts » étant censés résoudre ces tensions en faisant pencher la balance vers une plus
grande radicalité. Outre que cette disposition présuppose l’esthétique du « geste » comme force de
conviction (et donc de conversion à la radicalité), éludant tout travail de la pensée, elle évacue aussi le
travail sur les divergences de fond. En cela, ces démarches ne se distinguent pas fondamentalement des
« scandales » initiés par exemple par Greenpeace, les médias jouant là aussi un rôle de relais indispensable à
la visibilité, bien qu’il faille reconnaître à ces groupes une défiance bien plus grande à leur égard, mais
souvent feinte pour mieux s’en servir.
Une fois dit cela, il convient d’analyser en quoi le camp de Valognes a pu échapper à cette tentation alors
qu’elle pouvait être présente à l’origine. On l’a déjà décrit auparavant : l’acceptation d’une construction
collective laborieuse autour des divergences de fond sur lesquelles se constitue la nébuleuse antinucléaire
était un premier gage. L’attachement à l’histoire en cours dans le Nord-Cotentin et l’envie assumée de
poursuivre ce travail d’opposition au nucléaire à cet endroit devrait aussi nous permettre d’éviter cette
« stratégie du coucou ». Tout reste à faire et à prouver sur ces points, et le côté grisant de l’opération de
Valognes risque bien de conforter ces dispositions si on n’y prend pas garde.
Pour expliciter un peu plus la manière dont cette tentation du « geste fort » a pu habiter cette initiative, un
retour sur l’imaginaire allemand s’impose. Il paraissait en effet déplacé de prendre comme point d’appui
l’exemple des luttes dans le Wendland alors que le Cotentin (et la France en général) se caractérise par
l’impossibilité d’imaginer qu’à court terme les conditions de mobilisation massive nécessaires à ces luttes
soient réunies. Si on a suffisamment à l’esprit cette réalité indépassable, il ne s’agit pas de venir plaquer
artificiellement (et sous couvert d’une passion pour l’esthétique des luttes) des formes de lutte, mais de
mesurer qu’en effet le souci de dépasser les manifestations symboliques doive rencontrer une certaine
effectivité dans les nuisances que l’on peut porter à l’encontre de ce monde. Il ne s’agit pas d’un culte du
plaisir mais juste de prendre conscience que l’efficacité des actes est aussi une manière de faire ressentir
concrètement une force collective. Sentiment indispensable pour nourrir l’idée d’un dépassement possible de
notre dépendance envers l’Etat et ses marchés.
En conséquence, il apparaît que ce n’est pas tant le choix du coup de force en soi qui pose problème, mais
l’élan dans lequel il s’inscrit. Cet élan est autant constitué d’attention à la situation, aux individus qui se
sentent concernés, à l’éclaircissement d’une critique de ce monde qu’à l’efficacité de ces actes. Cette
dernière étant la plus évidente à organiser, il y a une tentation première de réduire cet élan à ce genre de
considérations. Vu de loin, l’exemple de la contestation dans le Wendland en est peut-être une illustration. Il
est à parier que ce rendez-vous annuel dans le Wendland soit devenu une sorte de passion collective pour
l’efficacité des gestes de blocage, arbitré par un spectacle médiatique obsédé par les records battus (voir
cette année la couverture médiatique focalisée sur le record de retard du convoi de déchets à l’arrivée). Cette
crainte semble justifiée par la faiblesse apparente en Allemagne des prolongements de la contestation de ce
monde qui a besoin du nucléaire (à titre d’exemple, rappelons qu’en Allemagne la contestation du nucléaire
s’appuie énormément sur le mouvement paysan et que celui-ci est essentiellement composé d’éleveurs
industriels qui ont certes depuis des années participé à une réappropriation locale des moyens de production
d’électricité par la méthanisation des effluents d’élevage, mais au prix d’une allégeance à l’horreur de
l’élevage industriel).
Le spectacle médiatique (respectabilité et affaiblissement de la pensée)
Tout le monde reconnaîtra que cela faisait longtemps qu’une telle initiative, assumant un niveau de
conflictualité avec l’ordre établi qui n’est plus souvent atteint, notamment en matière d’opposition au
nucléaire, n’avait accepté un tel jeu avec les médias. Nous aurons été tellement servi en retour que cela
impose de questionner ce choix pour la suite.
Pas un média national (sans compter quelques médias étrangers) n’aura eu l’outrecuidance de snober le
spectacle qu’ils s’étaient promis de fabriquer, d’autant que nous y avions prêté le flan (en nous en prenant à
ce train Castor en particulier, nous savions pertinemment que nous devrions faire face à l’héritage
médiatique des luttes allemandes largement relayées l’an passé).
Nous avions donc devancé le spectacle à venir en assumant la multiplication de communiqués et en
accueillant les médias à l’entrée du camp (en interdisant qu’ils y pénètrent). La seule ambition de cette
attitude était de tenter d’éviter que soit accolée immédiatement, et comme d’usage en pareilles
circonstances, l’image de « sauvages black-blocks » débarquant dans le Cotentin. Cette image aurait été
d’autant plus nuisible que nous n’avions pas eu assez de temps pour rencontrer toutes les personnes
susceptibles de nous rejoindre à terme, et qu’elle aurait pu générer une défiance qui aurait pu tuer notre
initiative dans l’oeuf. Nous savons tous que ce jeu est pervers, non seulement parce qu’on ne maîtrise rien du
résultat mais parce qu’il implique de formuler des « pensées-minute » prêtes à l’usage qui finissent par
affaiblir le processus fragile d’élaboration d’une pensée collective (sans compter l’abrutissement de celles et
ceux qui se prêtent au jeu momentané du « porte-parolat »).
Malgré la bouillie inévitable, on peut convenir que le résultat n’est pas si désastreux et qu’à défaut d’être
désignés comme « black-block », nous héritons désormais de la figure respectable d’« indignés du
nucléaire » ou d’« indignés de Fukushima ». Comme toute figure spectaculaire, nous n’avons pas grandchose
à en faire si ce n’est de la déconstruire par les faits et la pensée ; il n’en demeure pas moins que cette
image-là ne fragilise pas trop le travail de rencontre en cours. Qu’un tel niveau de conflictualité n’ait
potentiellement effrayé que peu de monde n’est pas rien au regard de la léthargie ambiante.
Au-delà de ce constat, la question reste entièrement ouverte quant au fait de poursuivre ou non dans ce sens.
Les malentendus possibles autour d’une telle figure d’« indignés » sont tellement énormes qu’il faudrait a
minima se questionner sur la manière de s’en défaire et de ne pas y donner prise. A nous de ne pas rater
l’écriture de textes de réflexion accompagnant l’action de Valognes.
L’élargissement et les divergences
C’est sans doute le point aveugle le plus délicat de l’appel de Valognes. Ce dernier formulait comme suit son
approche des divergences existant au sein de la nébuleuse antinucléaire :
A quelque tendance du mouvement antinucléaire que l’on appartienne, il faut cesser de faire grief de notre
échec collectif à telle ou telle autre tendance. Ce mécanisme de division atavique nous dédouane certes de
toute responsabilité, mais nous condamne à perpétuer les causes de notre faiblesse. L’enseignement qui
nous vient du mouvement allemand est précisément que les différentes tendances peuvent coexister sur une
base pratique, en ayant chacune son mode d’action. A partir du moment où toutes poursuivent sincèrement
le but commun d’en finir maintenant et par elles-mêmes avec le nucléaire, aucune n’a de titre à condamner
la stratégie adoptée par les autres. La permanence des luttes de chapelles en France n’exprime que
l’insuffisance pratique du mouvement.
Pour le formuler autrement il s’agissait de renverser l’idée que la faiblesse du mouvement radical serait due
aux mirages lobbyistes et électoralistes, là où le renforcement des mirages serait plutôt dû à notre faiblesse.
Qui de la poule ou de l’oeuf… ? Dans ce contexte de « paix des armes » le point d’accord minimal devrait
être de vouloir « en finir maintenant et par [nous]-mêmes avec le nucléaire ». Sous-entendu en finir avec les
illusions électorales et lobbyistes.
Force est de constater que c’est cette bienveillance à l’égard des différentes composantes du mouvement
d’opposition au nucléaire qui a autorisé autant d’organisations à nous rejoindre (jusqu’à l’improbable
Europe Ecologie-Les Verts – Pays de la Loire), autant qu’une lecture distraite du texte. Ne nous leurrons pas,
la majeure partie de ces soutiens sont lobbyistes ou électoralistes et le travail de convergence avec ces
organisations reste hasardeux. L’important sur le moment est que cette bienveillance a autorisé quelques
individus de cette myriade d’organisations à nous rejoindre et que les tensions sur les divergences vont peutêtre
pouvoir se travailler en se défaisant des sentiments d’appartenance à ces organisations. C’est le prochain
travail auquel nous devons nous atteler, notamment pour le prochain rendez-vous de Coutances (samedi
14 janvier). Il faudrait se donner les moyens de préparer une discussion approfondie sur les trois fantasmes
évoqués dans le présent texte et dont l’accord minimal doit être de s’en garder : la politique du « geste fort »,
le lobbying et l’électoralisme. C’est en partant de là que nous pourrions aussi expliciter les partis-pris
divergents qui habitent l’opposition au nucléaire en France : les tenants des « alternatives » (il faut
consommer autrement), les « survivalistes » (il faut sauver sa peau), les libertaires et radicaux (il faut en finir
avec le nucléaire et son monde)… pour en rester à une description partielle et caricaturale. Il y a peu de
chances que ces lignes-là bougent miraculeusement mais il faudra bien que le collectif
« Valognesstopcastor », s’il est amené à survivre et à se transformer, prenne position sur ces divergences. Il
semble que l’alternative se situe entre assumer l’héritage libertaire et radical (pour assumer la caricature
précitée) plutôt dominant aujourd’hui au sein de ce collectif au risque de sans doute compliquer la possibilité
d’élargissement désiré, ou assumer de n’être qu’une coordination de circonstances portant des initiatives
d’actions au risque d’abandonner le travail de critique radicale de ce monde au profit de stratégies d’alliance
sans lendemain. Pour ce qui est de cette dernière alternative, on sait trop la dépossession des individus à
l’oeuvre dans ce type de démarches autant que les manipulations dont elles sont grosses pour s’y laisser
prendre. Ce sur quoi nous devons nous appuyer avant toute chose c’est sur la réappropriation par chacun
des moyens mis en oeuvre dans la construction d’une opposition consciente et réfléchie.
Pour l’heure, il faudra en particulier éclaircir notre rapport à Greenpeace, qui, tout en ayant apporté une aide
en termes d’informations sur le convoi, se sera dissociée systématiquement de notre initiative, jusqu’à
dénoncer par voie de communiqué paru dans la presse les « violences » dont nous aurions été les auteurs
(sans que les rédacteurs de ce communiqué n’aient pu constater sur le terrain de quoi il retournait, pire
même, puisque ce point de vue-là est venu d’une personne qui a passé la journée de mercredi de l’autre côté
du front, entouré de la flicaille et du préfet…). Nous devons réagir à cette malveillance évidente qui ne
semble pas être partagée par d’autres membres de Greenpeace dans le Cotentin.
Penser la société nucléaire et son opposition
Chacun en conviendra sûrement, et la durée du camp écourtée d’une journée n’y est pas pour rien, nous
avons raté l’occasion d’une discussion sur ce monde nucléarisé, les raisons de notre opposition, l’histoire
critique des luttes et les perspectives envisageables. Ce n’est que partie remise, mais c’est la priorité que
nous devons tenir. Le rendez-vous de Coutances sera sans doute un premier pas dans cette direction, mais
avec le souci d’un meilleur ancrage local. Il faudra donc prévoir une rencontre plus large en début d’année.
Pour l’heure, les approximations de la tribune de Libération sur la prétendue agonie finale de la mafia
nucléaire semblent être le reflet de ce manque de partage des analyses. Pour ne reprendre l’analyse que sur
ce point, le rendez-vous de Valognes a certes contribué à perturber l’arrogance légendaire du lobby
nucléaire, mais l’actualité des derniers mois et notamment des derniers jours nous remet face à
l’acharnement d’un Etat nucléarisé, qui plus est possédant l’arme atomique et la certitude idéologique de
lutter pour son « indépendance » et sa « fierté nationale ». Nous avons la mémoire courte : rappelons-nous
que, pour beaucoup, Tchernobyl était également le reflet de cette agonie programmée… Pour l’heure, l’EPR
est toujours en chantier, toujours prêt à l’exportation, les lignes THT sont en chantier, ITER aussi, la
prospection de mines d’uranium se poursuit (voir les découvertes d’Areva en Jordanie ces derniers jours), et
l’armement nucléaire n’est en rien concerné par le brouhaha médiatique. Il faudrait a minima se mettre
d’accord sur ce constat pour définir les suites possibles de Valognes.
Les suites possibles en termes d’activités pratiques
Les flux, notamment le combustible
Nous avons constaté avec Valognes qu’il existait une possibilité d’intervenir concrètement sur ce
maillon de la filière. Nous avons même constaté que c’était une activité quotidienne peu protégée en période
« normale » et qu’Areva n’avait pas si peur que ça de nous pour le moment (si comme l’affirmait Rousselet
notre présence à Valognes a dissuadé Areva d’accueillir les déchets hollandais la semaine suivante, il
faudrait connaître la nature des déchets qui sont arrivés en gare de Valognes dès le vendredi suivant notre
action… !). Un harcèlement à cet endroit semble envisageable. Intervenir sur les flux de combustible en
provenance du Niger ou du Canada (via Le Havre ou Sète, vers Narbonne) semble une autre étape à franchir
avec l’intérêt de mettre en lumière cet autre scandale de cette industrie qu’est le mode colonial d’extraction
du combustible.
La THT
Les chantiers des pylônes ont démarré début décembre après la délivrance de la totalité des permis
de construire, promettant d’être achevés à l’automne 2012. La résistance à cet endroit a certes décliné depuis
quelques mois, mais que ce soit à travers les actions récentes de déboulonnage (publiques ou non) ou avec
l’effet que peut générer l’action de Valognes (démonstration d’une possibilité de nuisance), nous pouvons
espérer qu’une nouvelle phase s’ouvre à cet endroit. D’autant que le terrain se prête peut-être encore plus à
des « partis de campagne ». Il faudra en discuter sereinement à Coutances avec les principaux concernés, en
ne négligeant surtout pas les positions politiques qui peuvent se développer à partir de cette ligne THT.
Bure
Un rendez-vous a été envisagé pour 2012. Tout reste à discuter sur ce qui pourrait s’y faire, compte
tenu à la fois de l’importance de ce chantier pour l’industrie nucléaire et de la faible mobilisation (comme
partout…) sur place.
L’EPR
Il est difficilement envisageable de laisser ce chantier se faire tranquillement, même s’il est aussi
difficile d’envisager concrètement comment s’en prendre à lui. Peut-être la lutte contre la THT pourrait-elle
en être le biais ?
La fabrique des experts
Un autre maillon de cette filière quelque peu délaissé depuis des années est la fabrique des experts
du nucléaire. On n’en dira pas plus pour le moment, mais c’est autant la survie du nucléaire en termes
d’ingénierie qui se joue là que la propagande nucléariste.
Le 15 décembre 2011,
Un de ceux de Valognes