Rudy Reichstadt anime le site de référence quant à l’analyse du conspirationnisme, Conspiracy Watch. Suite à une conversation téléphonique quant à une actualité riche sur la question, il a proposé à Nicolas Lebourg un échange écrit sur ce que constitue aujourd’hui la théorie du complot et sa dénonciation dans notre système politique – en quelque sorte, d’éclairer conjointement l’ombre portée du conspirationnisme et « le refoulé » de sa critique .

Rudy Reichstadt : La presse hexagonale a largement commenté les résultats d’un sondage CSA donnant 57% de Français favorables à la thèse d’un complot contre Dominique Strauss-Kahn. Selon une majorité des sondés (70% chez les sympathisants socialistes), l’ex-directeur général du FMI aurait été victime d’un « coup monté ». Quelques jours après l’effervescence qu’on a pu constater sur un certain nombre de sites conspirationnistes après l’annonce de la mort d’Oussama Ben Laden, la tentation est grande de lier les deux phénomènes et de l’interpréter comme une sorte de victoire du conspirationnisme de masse. Je ne dirais pas que les choses sont si simples mais j’aimerais d’abord avoir ta réaction…

Nicolas Lebourg : Dans le cas de Ben Laden son issue était logique, rationnelle. La pratique de l’exécution sans forme de procès des terroristes est classique, elle fait partie d’un dispositif politique, et ici il s’agit d’une opération de guerre, non d’une affaire de police. En somme, on a un fait qui était attendu. DSK c’est l’exact inverse : un phénomène surgi auquel nul n’avait bien sûr jamais songé, construit non dans la longue durée mais dans le flux de l’information en temps réel, avec, pour le moins, le flot de contradictions inhérent. S’interroger face aux faits relatés et leurs contradictions est ici rationnel. Un certain mépris de classe fait dire à d’aucuns que 57% des Français seraient conspirationnistes ? Disons que, quitte à dire quelque chose sans preuve aucune, je préfère dire que 57% des sondés ont retenu les leçons du scandale d’Outreau ou du lynchage médiatique de Richard Roman et se refusent à déchiqueter la réputation d’un être humain avant qu’une vérité judiciaire réellement construite n’ait démontré son éventuelle culpabilité…

RR : Pour prolonger ce que tu dis, j’ajouterais qu’on n’a pas du tout assisté, de la part de ceux qui ont été choqués par cette affaire, aux délires suscités par la mort de Ben Laden. Ainsi, ceux qui expriment des doutes sur les faits, et qui vont de Bernard-Henri Lévy à Vladimir Poutine en passant par Christine Boutin, ne pensent pas que les images le montrant sortant d’un commissariat les mains dans le dos ont été truquées par ses ennemis. Ils ne croient pas que le « vrai » DSK a été enlevé et éliminé et qu’un sosie a pris sa place ! On est plus dans l’expression d’une dissonance cognitive, dans une incrédulité diffuse et confuse à l’égard de l’éventuelle culpabilité de Strauss-Kahn, que dans l’articulation d’un discours complotiste. Quant aux sondés qui affirment croire à un complot contre DSK, on a plutôt l’impression qu’ils s’y raccrochent comme ils s’appuieraient sur une béquille. Par conséquent, il est très contestable de mettre tout ce beau monde dans le même panier : des gens choqués qui s’interrogent sincèrement et d’autres dont la vision du monde confine à la paranoïa.
Pour autant, est-ce à dire qu’il n’y a aucun motif d’inquiétude ? Est-ce que les glissements ne sont pas possibles ? Tu dis que la croyance au complot, dans ce cas d’espèce, est rationnelle. Pourtant, ceux qui y ont répondu ne savent pas plus que toi et moi ce qui s’est réellement passé dans la chambre 2806 du Sofitel de New York. Ils se laissent guider uniquement par la logique du « à qui profite le crime ? » et ils n’ont pas la moindre preuve d’un quelconque coup monté…

NL : Tout à fait et ça appelle deux remarques. En premier lieu, on assiste à un certain épuisement de l’anti-conspirationnisme. C’est rationnel là aussi : on ne compte plus les ouvrages faisant de manière feignante le catalogue des « conspis », on ne compte plus les interventions d’hommes politiques mis en cause pour un fait X et s’abritant derrière la dénonciation de « la théorie du complot ». Sociologiquement, nous sommes à ce stade où le conspirationnisme est certes une idéologie de masse mais où également l’anti-conspirationnisme a été absorbé au sein du paradigme. D’où l’étroitesse effroyable de notre marge. Symptomatiquement, on peut prendre comme marqueur la victoire en justice de Denis Robert dans l’affaire Clearstream, lui qui avait été crucifié par un Philippe Val assimilant ses enquêtes sur la finance internationale aux Protocoles des Sages de Sion – le cas Val nous montre d’ailleurs vraiment que c’est compliqué pour les démocrates qui cherchent à démonter le conspirationnisme ou l’antisémitisme tout en rejetant le fait que ces termes deviennent des objets de manœuvre stigmatisante.
En somme, l’anti-conspirationnisme doit prendre garde de ne pas tomber dans le travers affirmé par les conspirationnistes : défendre l’ordre établi au risque même des libertés fondamentales. Certains ont accusé Pierre Bourdieu d’être un conspirationniste antisémite car si on remplaçait les « dominants » dans ses textes par « les juifs » on aurait soi-disant obtenu des textes antisémites, d’autres ont affirmé que Jean-Luc Mélenchon serait tel un conspirationniste de gauche car ils considèrent que la dénonciation de l’oligarchie est illégitime (lire l’interview de Nicolas Lebourg à Charlie Hebdo – NDLR). Au final, on a évacué le procès contradictoire, la présomption d’innocence, la critique de la domination, la défense de la démocratie pluraliste… C’est Saint-Just qui disait que l’ennemi d’un peuple c’est son gouvernement, pas Drumont…
En second lieu, oui tu as raison le problème c’est cette manie idéologique du « à qui profite le crime ? ». Il n’y a pas de question plus aberrante pour mettre en ordre logique le chaos des évènements. C’est comme cela que d’aucuns finissent par croire qu’il est progressiste d’imaginer un complot synarchique ayant trahi la République pour instaurer Vichy, entre autres exemples. C’est un raisonnement qui permet de se faire croire que l’on fait œuvre de rationalité critique.
Toutefois, je ne crois pas que l’on puisse, au stade où nous en sommes, ne plus nous poser la question de l’usage politique qui est fait de l’anti-conspirationnisme. Et là dessus j’aimerais avoir ton avis : n’as tu pas le sentiment que les démontages des proses de l’antisionisme conspirationniste a été utilisé par les conspirationnistes islamophobes ? Ne crois tu pas que la déconstruction du conspirationnisme délirant sur les Bilderberg, Le Siècle, etc. (qui ne frappe pas qu’à l’extrême droite : on l’a vu dans la « ségosphère » contre Aubry et DSK justement) a été victime d’une rétorsion servant à éviter la mise en cause du système économico-politique à l’œuvre ?

RR : Ce que tu appelles l’« anti-conspirationnisme », ça n’est que la critique, non pas d’une doctrine, mais d’un discours, un discours qui fonctionne à peu près toujours de la même manière et que l’on peut identifier à partir d’un certain nombre d’invariants. Critiquer les fantasmes qui ont cours sur les réunions du Bilderberg ou de la Trilatérale, ce n’est pas défendre le « système ». La critique des mythes complotistes ne sert pas à faire taire les critiques de la domination. Elle leur rend service au contraire, en leur faisant gagner du temps. Certains, à la gauche de la gauche, en sont tout à fait conscients, réagissent et c’est tant mieux.
D’autres au contraire sont comme tétanisés par la force de conviction de certains militants conspirationnistes. Plutôt que de les combattre, ils se laissent intimider par une poignée d’extrémistes et tentent alors de les ménager, de les brosser dans le sens du poil. C’est l’impression que me donnent certaines déclarations de Noam Chomsky par exemple. Jean-Luc Mélenchon n’échappe malheureusement pas à cette démagogie même s’il serait tout à fait injuste et abusif de le ranger parmi les conspirationnistes. Quant à Bourdieu, certains de ses textes tardifs – ceux de l’époque du Bourdieu « militant », il faut insister sur ce point – ont des accents clairement conspirationnistes. On peut tout à fait dire cela sans réduire son œuvre à cela. Mais quand tu suggères que l’« ordre établi » essaie de salir la mémoire de Bourdieu en l’assimilant à un antisémite, tu exagères un peu. Tu fais référence à une phrase prononcée par Jean-Claude Milner à la fin d’une émission de radio. Personne, à ma connaissance, ne lui a emboîté le pas. A moins d’estimer que Milner (dont l’œuvre est relativement confidentielle en comparaison de celle de Bourdieu) représente à lui tout seul l’« ordre établi », c’est un peu court !

NL : Tu as toi-même consacré des papiers aux diffamations visant Charles Enderlin, et je ne vais pas refaire la liste : Edgar Morin, etc. La légèreté avec laquelle on lance une accusation aussi infamante est le signe d’une démocratie malade. Cette maladie est profonde, due entre autres au vieillissement des populations européennes qui les a poussé à opter électoralement pour des politiques que justement Bourdieu résumait bien : le démantèlement de l’Etat social et l’hypertrophie de l’Etat pénal. Ce processus qui consiste à détruire le politique est clairement lié au développement des problématiques que tu traites. Le vrai scandale de l’affaire DSK est que l’on nous parle de « l’un des hommes les plus puissants du monde » mais dont le mandat ne repose sur aucune souveraineté populaire et dont la chute est également extérieure à tout processus démocratique. C’est cela qui créé tant de malaises et provoque en partie le conspirationnisme. Or, il est raisonnable de critiquer le fait que le président de la Banque Centrale Européenne, de la Commission Européenne etc., ne soient pas tributaires d’un processus démocratique, et d’autant plus quand le Président de la République paraît avoir pour occupation essentielle d’avoir un dispositif pour chaque fait-divers.
Si ce que j’ai qualifié d’anti-conspirationnisme n’était que ce que tu dis je serais le premier en accord, c’est la position des Lumières que je défends sempiternellement. Mais il s’avère que dans la déconstruction des classes moyennes à laquelle nous assistons (précarisation, paupérisation) leur capital culturel les mène de plus en plus à une double réaction face à ce démantèlement du système démocratique au bénéfice d’une nouvelle élite (et je précise que cette idée n’est pas « conspi » : c’est, pour partie, l’idée de l’anacyclosis dans l’Antiquité grecque remise à l’honneur par Machiavel). Il y a donc ceux qui lient les événements en songeant « à qui profite le crime ? » et qui tombent dans le conspirationnisme. Il y a ceux qui ont tant intériorisé les argumentaires de leur domination (la notion d’habitus de Bourdieu) qu’ils rejettent jusqu’à la réalité de cet épuisement de notre démocratie en la traitant de complotisme. C’est cela que je pointe du doigt.
On peut se dire que nous sommes dans la situation de l’anti-racisme des années 1980, quand à l’époque Pierre-André Taguieff avait pointé à raison le fait que l’éloge anti-raciste du différencialisme faisait jonction et préparation à la diffusion du néo-racisme. Le refus de la mise en critique aura les mêmes résultats : ceux qui sont persuadés d’être la vertu social-démocrate prépareront le lit des autoritaristes. Si on demeure dans cette volonté de balayer la critique de la dépossession des peuples de l’exercice de leur souveraineté, on légitime les populismes comme solution à cet autisme. Pourquoi crois-tu que le Front National mette tant à l’honneur la « République référendaire » ? Car il a compris ce désir, ce problème, qui s’exprime aussi dans la rue, du monde arabe à Madrid (des populations plus jeunes que la nôtre tu auras noté). Bref, viennent frapper à la porte ces classes ayant obtenu un certain capital culturel mais qui constatent qu’on les considère comme des mineurs politiques. En France, le discours qui consiste à faire litière de la contestation au nom d’un discours moraliste tourne à vide. Quand une partie de la presse dénonce « l’omerta politico-médiatique » sur l’appétit sexuel passé de DSK c’est étonnant de voir que là on fait du conspirationnisme en direct sans que ça ne choque personne. Pourquoi ? Parce que l’on voit des valets de plume s’étrangler de découvrir que leurs seigneurs n’avaient peut-être pas la morale qu’ils jugent idoine à leur fonction. C’est l’ordre qu’ils défendent, non la victime supposée.

RR : Encore une fois, il ne s’agit pas de balayer la critique de la domination. Je pense au contraire que la critique des théories du complot participe de la critique de la domination, elle a quelque chose d’émancipateur, tu la lie toi-même aux Lumières. Et je crois qu’on aurait tort de considérer cette nécessaire critique du conspirationnisme comme une arme rhétorique au service des puissants. C’est une idée qui est développée dans certains cercles d’extrême gauche : la « théorie du complot » serait elle-même une invention de penseurs « libéraux » n’ayant pour seule fonction que de discréditer toute remise en cause du système. Outre qu’elle confine elle-même au conspirationnisme, je trouve cette vision des choses profondément erronée.

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