Nos camarades sud-africains nous ont toujours mis en garde contre une utilisation trop facile de ce concept, et insisté sur la spécificité de ce système. Prenons acte de leur mise en garde et ajoutons donc des guillemets quand nous utilisons le mot « apartheid » hors de son contexte sud-africain. Cela dit, le Tribunal Russell sur la Palestine tient sa prochaine session au Cap (Afrique du Sud) et d’ores et deéjà nous savons que la dimension « apartheid » sera au cœur des délibérés. Il n’est donc pas inintéressant, loin s’en faut, d’analyser le système colonial à l’aune de ce concept.


Philosophie de la séparation

En néerlandais, « apartheid » signifie séparation, et au cœur de ce système se trouve une philosophie politique de la séparation. Comme projet politique moderne (fin du 19ème siècle) la philosophie de la séparation est née avec le réveil des nationalismes des peuples opprimés par les grands empires (tsariste, ottoman, austro-hongrois) sous la forme de la revendication de l’auto-détermination nationale. Cette revendication signifie la droit de ces peuples à l’indépendance et à la constitution d’Etats Nations aussi ethniquement homogènes que possible. Cette aspiration à l’homogénéité a toujours été grosse de dangers de guerres d’épuration ethnique, dont la but a précisément éteé(et continue à être, comme l’ont tragiquement montré les guerres des Balkans) de garantir l’homogénéité ethnico-nationale des entités politiques nouvelles en construction.

Le sionisme est un courant politique qui s’est constitué, en Europe centrale, à la fin du XIX ème siècle, et exprime les valeurs de son temps, deux en particulier : le colonialisme et l’Etat Nation.

Le colonialisme est, entre autres, un moyen qui permet de résoudre le problème de l’oppression d’une communauté par l’installation de cette dernière dans des « terres vierges ». C’est ainsi par exemple que la France envoie les Alsaciens qui ne veulent pas devenir allemands après la défaite de 1870-1871 coloniser l’Algérie. C’est dans cet esprit que Théodore Herzl rencontre, au tournant du XX ème siècle, les maitres de la planète pour qu’ils offrent un territoire refuge aux Juifs opprimés de l’Empire Tsariste, n’excluant d’ailleurs ni l’Ouganda ni l’Argentine – l’objectif de Herzl et de nombre de dirigeants sionistes de cette époque étant en fait de ne pas entraver l’assimilation des Juifs d’Europe Centrale et Occidentale par un afflux de Juifs sans papiers et « primitifs » fuyant la pauvreté et l’antisémitisme en Europe de l’Est.

L’homogénéité ethnico-nationale-confessionelle est l’autre valeur dominante de cette époque sur laquelle se fonde le sionisme : comme les Tchèques et les Grecs, les Slovènes et les Polonais, les Sionistes aspirent à créer une entité aussi démographiquement homogène (juive) que possible. En fait le sionisme reconnaît, plus ou moins ouvertement, le bien-fondé de l’antisémitisme qui aspire à se débarrasser des « corps étrangers ». En un sens c’est un mouvement d’auto-épuration ethnique. Le colonialisme sioniste, dès lors qu’il prend le contrôle d’un territoire, c’est pour y créer une entité (Foyer National, Yishuv puis Etat) aussi ethniquement homogène que possible. La logique de séparation (apartheid) est au cœur du sionisme, et l’expulsion de la population arabe autochtone est intrinsèque au projet.

Même la droite sioniste la plus extrême préfèrera toujours un territoire plus petit avec beaucoup moins d’autochtones qu’un territoire plus grand avec une forte population arabe, et tout le débat politique qui traverse d’abord le mouvement sioniste et ensuite l’Etat d’Israël tourne autour de la formule optimale entre maximum de territoire et minimum de population arabe.

Pour conclure ce point : si l’on considère la centralité de la séparation dans la philosophie et la pratique sionistes, le concept d’apartheid est loin d’être inopérant ou hors-jeu dans l’analyse de la politique israélienne, à condition toutefois, comme nous mettent en garde les militants sud-africains et nombre d’intellectuels palestiniens (comme récemment Hassan Jabareen, le directeur d’Adala, l’organisation palestinienne des droits de l’homme) de mettre en évidence les spécificités de cet apartheid.

Colonialisme, nettoyage ethnique et apartheid

Si l’apartheid est intrinsèquement lié au colonialisme, ce dernier n’est que rarement fondé sur un système d’apartheid. En fait, il y a plusieurs « méta-modèles » de colonialisme : le colonialisme génocidaire (les Amériques, l’Australie), le colonialisme d’exploitation des indigènes (« Faire suer le burnous » en Algérie), le colonialisme d’importation-esclavagiste (Amérique du Nord), le colonialisme d’épuration ethnique, c’est-à-dire d’expulsion de la population autochtone (sionisme). Il y a aussi des modèles hybrides : l’importation forcée de main d’œuvre (esclavagisme) faisant suite à l’extermination des populations indigènes (modèle nord-américain).

Dans une logique coloniale somme toute assez banale, le système d’apartheid sud-africain n’est pas basé sur l’expulsion des Noirs et autres minorités raciales, mais leur exploitation, car le colonialisme est avant tout exploitation, des ressources et de la main d’oeuvre indigène. « Faire suer le burnous » est le slogan du colon blanc en Algérie, et si le colonialisme s’accompagne souvent de gigantesques déplacements de population (et de massacres), ceux-ci ne sont pas le cœur de sa logique.

Le sionisme dont l’objectif est la création d’un Etat (démographiquement) Juif, c’est-à-dire avec un minimum de population non-juive, est non seulement un colonialisme de dépossession (ce que sont toutes les formes de colonialisme) mais surtout un colonialisme d’expulsion, d’épuration ethnique. C’est cela sa spécificité et son « modus operandi ».

Quand certains défenseurs palestiniens des droits de la personne disent « pire que l’apartheid », ils mettent le doigt sur le fait que le sionisme est un colonialisme d’expulsion, de nettoyage ethnique dans le but de permettre la mise en place d’un Etat-Nation, d’un Etat Juif. En ce sens c’est effectivement pire que l’apartheid qui n’implique en général pas le déracinement, l’exil.

Il est en tout cas important de noter que la Convention de l’ONU contre l’apartheid donne une définition très large de ce crime qui va bien au delà des caractéristiques du régime qui était en vigueur en Afrique du Sud. En ce sens, pire ou non que l’apartheid, le régime israélien a énormément de comptes à rendre, du point de vue du droit international, aux crimes d’apartheid tels que définis par la Communauté Internationale. L’Etat d’Israël est coupable de nombreux crimes inscrits dans la Convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid de 1973, ce qui, en soi, pourrait être suffisant pour clore le débat.

Soulignons-en deux. Premièrement, la discrimination structurelle dont est victime la minorité palestinienne d’Israël (les Palestiniens de 1948, comme ils se deéfinissent aujourd’hui). Dans son auto-definition, l’Etat d’Israël, est discriminatoire entre les communautés : comme Etat Juif (et démocratique), il implique un statut particulier et privilégié à la communauté juive par rapport à toutes les autres, et en premier lieu, la minorité arabe autochtone. Mais ce n’est évidemment pas seulement une question de définition : des lois sont votées et des institutions para-gouvernementales (Agence Juive, Fonds National Juif/KKL) sont constituées pour garantir ces privilèges, à commencer par la Loi du Retour qui octroie la nationalité israelienne à quiconque la demande… à condition qu’il soit juif. Simultanément, des millions d’autochtones et leurs enfants sont condamnés à l’exil et niés dans leur droit à retourner dans leur pays parce que, pour des raisons diverses, ils se sont trouvés hors des frontières de ce qui fut nommé l’Etat d’Israël, beaucoup d’entre eux tout simplement expulsés par les forces armées sionistes. Finalement, une longue série de lois (en particulier dans le domaine foncier), de décrets et de plans gouvernementaux sont décidés dans le seul but de « judaïser » des régions non suffisamment épurées.

Toutes ces pratiques de discrimination positive en faveur des Juifs sont explicitement dénoncées par la Convention Internationale pour l’Elimination de l’Apartheid.

« Bantoustanisation »

Un autre aspect du régime sioniste qui résonne avec l’apartheid est la politique de « cantonisation » (le concept est d’Ariel Sharon) des territoires palestiniens occupés en juin 1967. Cette politique consiste à former des entités palestiniennes autonomes et autogérées, tout comme les bantoustans d’Afrique du Sud. Ces derniers, considérés par les dirigeants de Pretoria comme de véritables Etats, avaient leur propre gouvernement (souvent un roi) et jouissaient d’une large autonomie administrative. Mais leur existence, leurs frontières et leurs pouvoirs étaient entièrement définis par le pouvoir central de l’Afrique du sud, le pouvoir blanc de Pretoria. Les bantoustans étaient dotés d’une indépendance fictive, totalement contrôlée par le régime d’apartheid.

Dans une large mesure, le projet d’Oslo visait à créer des bantoustans palestiniens : autogérés par une « Autorité Palestinienne », les « territoires autonomes palestiniens » restaient entièrement dépendants des décisions de l’administration militaire israélienne, y compris leur existence, comme le démontre a contrario « l’Opération Rempart » dont l’objectif était précisément de mettre fin à leur existence et de démanteler l’Autorité Palestinienne en la remplaçant par un retour de l’Administration militaire israélienne directe.

Israël n’est pas l’Afrique du Sud et son régime colonial a – hélas, diraient avec une certaine dose de cynisme, certains militants palestiniens – beaucoup de différences avec l’ancien régime de Pretoria. Cela dit, concernant de nombreux aspects du sionisme réellement existant, l’utilisation du concept d’apartheid est loin d’être une extrapolation déplacée, en particulier en ce qui concerne les violations de la Convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid et les sanctions qui en découlent. Continuons à débattre sur le bien-fondé ou non de l’utilisation du concept d’apartheid pour décrire le colonialisme sioniste, dans les Territoires Occupés et dans les frontières de l’Etat d’Israël, mais quel que soit le point de vue de chacun, nous pouvons, nous devons tous ensemble nous saisir de la Convention Internationale contre l’Apartheid pour renforcer la campagne Boycott-Désinvestissement-Sanctions (BDS) et exiger que le régime israélien soit sanctionné pour les innombrables atteintes à cette Convention. Comme on a su le faire avec efficacité pour l’Afrique du Sud, à l’époque de l’apartheid.

Michel Warschawski, 31 juillet 2011

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