Encore une fois, la propagation généralisée des dispositifs de surveillance et de contrôle dans l’espace public (ici : l’installation de nouvelles caméras dites de « vidéo protection » à Rennes) se fera avec le consentement passif — et donc la complicité silencieuse — de ces individus et de ces catégories de la population qui prétendent n’avoir « rien à se reprocher ». A l’inverse, comme le souligne Monique dans le Ouest-France du mercredi 6 juillet : « il y a des gens qui ont des choses à se reprocher que ça peut gêner ». Car s’inquiéter de l’installation de ces dispositifs — installés dit-on pour notre sécurité — reviendrait du même coup à se reconnaître certaines intentions malveillantes, celles-là mêmes qu’ils ont pour mission de prévenir ou d’inhiber (voler, agresser, violer, tuer). Comme si le fait d’avoir ou non quelque chose à se reprocher ne dépendait que de soi-même ; comme si un simple examen de conscience pouvait en décider ; comme si nous étions nos seuls juges ; et comme si cela pouvait être acquis une fois pour toutes. Qu’ils sont nombreux pourtant ceux qui n’ont rien à se reprocher — qu’ils étaient nombreux les juifs et les tziganes pendant la Deuxième guerre mondiale, qu’ils sont nombreux les sans-papiers en France aujourd’hui —, et qui se voient quand même reprocher quelque chose ! Car ce que l’on est convaincu de ne pas avoir à se reprocher soi-même (être pauvre, homosexuel, beur, SDF, journaliste, mendiant, militant, sans-papiers, chômeur, étudiant, syndicaliste, etc.), d’autres trouveront toujours le moyen, un jour ou l’autre, et toujours plus tôt que prévu, de venir nous le reprocher à notre place ; sans jamais manquer de faire bon usage des moyens techniques existant pour identifier et traquer les indésirables (on n’ose imaginer ce qu’aurait été le Régime de Vichy s’il avait disposé seulement de la moitié des moyens d’identification et de contrôle — de la moitié des caméras de « vidéo protection » — dont jouissent aujourd’hui les forces de police). En faisant comme si l’installation des dispositifs de surveillance était subordonnée à un perpétuel examen de conscience individuel, on réalise en vérité une juteuse opération politique. Car le fondement réel du jugement de culpabilité, dans ces circonstances, n’est en aucun cas une morale immuable et transcendante, que chacun porterait au fond de soi, mais bien un corpus de lois, de règles, de normes hypothétiques et bien souvent arbitraires, édictées par un pouvoir politique essentiellement incertain. Dans ces conditions, dire « je n’ai rien à me reprocher », c’est reconnaître tacitement que l’on est en phase avec le pouvoir en place ; ou du moins admettre hypocritement, pour s’en protéger, qu’on le suivra où qu’il aille. En France, en 1940, « ne rien avoir à se reprocher » a pu signifier aussi : collaborer. Hormis qu’un pouvoir, aussi assuré, aussi convaincu de sa nécessité historique soit-il — illusion constitutive de tout pouvoir qui a été et qui sera —, est toujours contingent. Il en faut peu, l’histoire le montre chaque jour, pour que les plus belles démocraties se transforment subitement, et sans qu’on sache trop comment, en drôles de dictatures, ou en tyrannies d’un genre nouveau. Et du jour au lendemain, ceux qui n’ont rien à se reprocher peuvent devenir ceux qui ont tout à se reprocher ; du jour au lendemain, ceux qui se croient le plus à l’abri du pouvoir peuvent devenir ceux qui ont tout à en craindre. Car si « la présence de caméras peut dissuader des gens de faire des bêtises », comme le souligne à juste titre Michèle, elle peut aussi en inviter d’autres, comme cela s’est déjà vu, comme cela se voit constamment, à faire bien pire que ça…

Jean-François Souvier
Institut de démobilisation
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