« Je pense que nous sommes autorisés à organiser deux formes futiles de protestation – un, une marche ennuyeuse comme dans les bonnes vieilles journées d’actions syndicales allant d’un point A à un point B pré-établi, et deux, un petit «drame » de ‘violence’ révolutionnaire (naturellement, je ne le vois pas réellement comme violence) qui sera utilisé pour effrayer les gens avec les « casseurs ».1

Lors de la manifestation londonienne du 26 mars, les médias capitalistes n’ont été, c’était prévisible, que trop heureux de focaliser sur les actions de la « minorité violente » qui « a pris en otage » l’autre marche, pacifique, responsable, organisée par les vrais représentants des gens qui travaillent, le TUC. Le terme ‘anarchiste’ a été utilisé très largement pour décrire les jets de peinture, les bris de vitrine, les bombages de graffiti sur les murs des banques et des magasins chics par de jeunes gens habillés en noirs et portant des masques.

En fait, tous les gens qui ont pris part à ces actions ne se décriraient pas eux-mêmes comme des anarchistes. Quelques uns étaient probablement maoïstes ou autres gauchistes. Un plus grand nombre étaient probablement des étudiants sans attaches politiques ou des jeunes qui voulaient retrouver l’esprit combatif des manifestations et des occupations de l’automne dernier.

Cependant, il ne fait aucun doute que le cœur de cette minorité était constitué d’un « black bloc » qui est certainement inspiré par l’anarchisme et que beaucoup d’anarchistes le défendraient en tant que tactique valable dans les manifestations. Mais ce qui réfute réellement l’étiquette facile « d’anarchiste » attribuée par les médias à la « minorité violente », c’est l’existence de réels désaccords entre anarchistes et communistes libertaires au sujet de ce qui est arrivé à la manifestation du 26 mars spécifiquement, et au sujet de l’activité black bloc en général. Un exemple très clair de cette controverse est fourni pas le fil « Pris en otage par les anarchistes » sur le forum de discussion Libcom.org.

Le post qui est au début de ce fil, de « Optician de GuyDebord », pose la question du point de vue des besoins du mouvement anarchiste :

« il semble, sans surprise, que l’argument « pris en otage par les anarchistes » soit une fois de plus répandu dans la plupart des agences de médias en ce qui concerne la protestation d’hier. L’effet – à en juger d’après ma conversation avec des espèces de libéraux-gauchistes et en surfant sur Twitter – est d’avoir divisé avec succès le mouvement entre les moyens inutiles d’une marche de A à B, et le spectre terrifiant des anarchistes jeteurs de bombes, et de l’avoir enfermé à jamais dans une condamnation mutuelle. De nouveau, les anarchistes doivent-ils essayer de s’exprimer ? De toute évidence, nous savons tous que les médias appartiennent à la classe dominante etc ; mais si l’AFED ou quelqu’un envoyait une lettre, nous pourrions – pardon pour la formulation – argumenter ». (AFED ou AF est la Fédération Anarchiste, un des principaux groupes anarchistes organisés en Grande-Bretagne aujourd’hui).

Ce souci de répondre à la propagande de la bourgeoisie est repris de différentes façons. Nombre de posts disent que, quoique ce soit que fassent les révolutionnaires, ils sont confrontés à une réponse hystérique de la classe dominante et de ses médias. Quelques posts – dont certains sont des camarades impliqués dans le collectif libcom et peuvent aussi être membres de l’AF et de la fédération Solidarity, l’autre principal groupe anarchiste (‘anarcho-syndicaliste’) – ont le sentiment que les actions dans Picadilly Circus et sur Oxford Street, ont été un prolongement direct de la combativité que nous avions vue dans les manifestations étudiantes et qui a réellement poussé un assez grand nombre de gens qui n’étaient pas contents de suivre passivement la marche syndicale. Quelques uns de ces intervenants étaient impliqués dans la mise en place du Bloc des Ouvriers radicaux qui a commencé la marche à Kennington Park et s’étaient fixés comme tache, avant la manifestation, d’assurer une présence à la manif du 26 mars, « en tant que partie distincte et critique du mouvement ouvrier, comme un mouvement contre la stratégie essayée, testée, et discréditée des syndicats de négocier avec l’Etat dans notre intérêt. La faillite de cette démarche est illustrée par l’appel des TUC à une « marche pour l’alternative, emplois, croissance et justice » qui rate complètement les questions sur ce qui ne va pas dans le capitalisme. Ce ne peut être fixé par l’Etat, c’est causé par la collaboration de l’Etat et du capitalisme que les syndicats ne font rien pour ébranler. » (prise de position de la Fédération Anarchiste).

Ces intervenants n’ont vu aucune contradiction entre le travail de propagande qu’ils faisaient vis-à-vis de la marche dans son ensemble (par exemple, donner des tracts et des documents de l’AF et de la Solfed) et ce qui est arrivé un peu plus tard ce jour là, quand le Bloc des Ouvriers Radicaux semble s’être dispersé pour prendre part à ce qui se passait dans Oxford Street. Un intervenant, Raw, qui a joué un rôle clef dans la formation d’un « Bloc d’Ouvriers Combatifs » séparé, qui est parti de Malet Street en compagnie des étudiants les plus combatifs, voyait très positivement les actions de ce qui est effectivement devenu le black bloc et a absorbé en grande partie les deux blocs formés par les groupes anarchistes/libertaires et d’autres éléments, avec la conclusion que « les gens ne voulaient à aucun prix une autre grande manifestation passive où il ne se passe rien, c’était un mouvement politique audacieux de former le black bloc, qu’il puisse ou doive se produire de nouveau a besoin d’être discuté, mais je pense qu’à ce moment là, c’était la chose à faire de la journée ».

Ce qui est le plus intéressant pour nous, cependant, sur ce fil, est le fait que beaucoup d’intervenants étaient extrêmement critiques vis-à-vis de l’action minoritaire « spectaculaire » que le black bloc personnifie. Quelques uns sont de « nouveaux » intervenants dont les soucis politiques sont très éloignés de ceux du principal courant de ce forum (anarchistes communistes/anarcho-syndicalistes/communistes de conseil/communistes de gauche, etc.) ; et dans un cas (activiste syndicaliste) les arguments avancés défendent ouvertement les syndicats et sont très proches de la ligne officielle du TUC sur la légitimité de la marche contre les anarchistes illégitimes. Mais la majorité de ceux qui mettent en question la tactique du black bloc se situeraient eux-mêmes dans la tradition anarchiste et, dans quelques cas, font partie de groupes organisés comme AF et Solfed.

L’intervenant Cobbler, par exemple, écrit :

« je vais me jeter à l’eau en disant que je ne pense pas que la plus grande partie de la violence arrive à grand chose et qu’elle est probablement contre-productive.

J’ai porté le drapeau rouge et noir hier, bien que j’ai mis un point d’honneur à ne pas m’habiller en noir, et on m’a demandé plein de fois ce qu’était ce drapeau. Chaque fois, j’ai pu parler à une personne de plus de l’idéal et des objectifs anarchistes. Mais quand ces gens rentrent à la maison et voient le drapeau comme synonyme des gens habillés en noir qui cassent les vitrines et font d’autres actes de violence, alors ils perdent beaucoup de leur sympathie.

C’était déjà le même chose avec des membres de ma famille qui connaissent mes engagements politiques : tout ce dont ils veulent parler, c’est de la violence.

Je sais que marcher simplement de A à B en agitant des banderoles et en faisant du bruit n’aboutit pas à grand-chose, sauf peut être à un éveil de la conscience, et qu’il y a sans aucun doute une occasion de porter la lutte directement contre le mur capitaliste, mais je pense que nous avons besoin d’être plus avisés dans notre façon de faire ».

Bien que Cobbler ait eu l’impression de se jeter à l’eau, une dizaine d’autres intervenants « anarchistes » ont exprimé des doutes semblables, et pas d’un point de vue pacifiste ou légaliste outré.

Un membre de AF, Axiom, n’était pas content parce que, d’après ce qu’il avait vu, ceux qui cassaient des vitrines de magasin ne faisaient aucun effort pour discuter avec les travailleurs qui étaient à l’intérieur des boutiques qu’ils attaquaient. Un membre de Solfed, Rum Lad, a ressenti une différence significative entre ce qui est arrivé à Millbanks au début du mouvement étudiant et ce qui s’est passé le 26 mars : « entre les bravades d’autosatisfaction du black bloc et la passivité libérale-réformiste implicite dans le ton général donné à la marche du TUC, je pense que nous avons un chemin diablement long à faire.

Ce qui était enthousiasmant dans les manifestations étudiantes de novembre/décembre, c’était le dynamisme de beaucoup de couches sociales disparates qui s’unifiaient et qui, dans un certain sens, combattaient réellement ensemble dans les manifestations. Quand il a été affirmé que Millbanks était l’action d’un groupe minoritaire d’anarchistes, il était clair que c’était pour dire que c’était un tas de merde. Je n’ai pas vraiment eu ce sentiment hier. Chaque groupe jouait réellement son rôle pré-ordonné et je pense que chaque groupe est parti en ayant le sentiment qu’ils avaient réussi quelque chose qu’en réalité il n’avait pas fait.

Les gagnants hier ont été la police, l’Etat et les directions syndicales ».

Dans un post écrit après, Axiom donne une analyse intéressante de la tactique de la police dans la manifestation des TUC :

« Ce qui est arrivé samedi a été, je pense, en partie un résultat d’une action policière très intelligente (peut être tirée des leçons apprises de l’année dernière ?) et en partie de quelque chose dont je ne suis pas très sûr. La police voulait être absolument sûre qu’il n’y aurait pas de trouble dans la marche du TUC, comme il y avait eu avec les étudiants. Ceci s’est illustré par l’effort fait pour encadrer la marche. Je pense que la police était très heureuse de laisser un petit groupe s’attaquer à quelques boutiques parce que ça créait la division et faisait passer l’idée rébarbative d’une manifestation pacifique comme juste et positive. Je pense que plus tard dans la journée, la police a réellement été débordée par un black bloc actif et intelligent. Il est clair que la taille du black bloc s’était accrue et qu’il y avait probablement beaucoup de nouveaux et plus jeunes participants. Cependant, je pense vraiment que la gauche radicale a besoin de beaucoup discuter sur quels sont nos objectifs, et comment nous nous organisons. Cela ne signifie pas nécessairement la même chose que de se prostituer à quelque conception abstraite de la « classe ouvrière » ou à ce que notre image dans les médias devrait être. Cela veut dire que si nous croyons vraiment que le travail salarié doit être aboli, parce qu’il est la cause de la souffrance des hommes, comment enlevons nous ce joug et concrétisons le désir latent de changement social qui existe en tant que résultat de cette souffrance ?

Je ne pense pas qu’avoir un black bloc plus grand, meilleur et plus efficace soit adapté à la concrétisation des principes radicaux ».

Les posts du CCI (Miles et Alf) et un post proche de nos positions (Slothjabber) ont fait écho à ce sentiment de n’avoir eu qu’un faux choix le 26 mars. Nous avions soutenu au début la formation du Bloc des Ouvriers Radicaux à cause de ses objectifs proclamés de fournir un point de convergence pour tous ceux qui étaient en faveur des méthodes de lutte de la classe ouvrière en opposition avec les méthodes des syndicats. Mais nous avions déjà exprimé notre malaise à propos du manque de discussion publique pour préparer la manifestation et de réelle clarté sur les objectifs concrets du Bloc pendant la manifestation. Cela a conduit simplement, assez logiquement, à ce que le Bloc se disperse et aille là où « il y avait de l’action » plutôt que de mettre l’accent sur la nécessité de rentrer en contact avec la grande masse des ouvriers qui continuent à suivre la ligne syndicale. Naturellement, une minorité révolutionnaire doit toujours établir des relations avec une couche radicale plus large qui est prête à défier les syndicats et les autres formes d’autorité. Le problème, c’est que les méthodes « guerilléristes » du black bloc, plutôt que d’offrir une ouverture à la participation de grandes masses d’ouvriers – ce qui est le cas avec les grèves, les occupations, les assemblées et autres – élargissent simplement le fossé entre la minorité « radicale » et l’énorme majorité qui est encore sous le joug des syndicats et de la gauche officielle. Cette vision a été répercutée par un intervenant qui s’identifie comme communiste libertaire ou communiste de conseil, Harrison Myers : « je pense cependant qu’il aurait été beaucoup mieux de renforcer les rangs des manifestants qui ne bloquent pas, mais cherchent à établir des contacts avec les autres et à inciter les masses à l’action et à être autonomes (et pas à recruter juste comme le fait le SWP), exactement le but, comme disait Alf, pour lequel s’étaient constitués le Bloc des Ouvriers Radicaux et le Bloc des Ouvriers Combatifs ».2

En réponse à un post antérieur qui essayait de faire une distinction entre « anarchisme social de masse » et la « démarche insurrectionnelle de la minorité avant-gardiste », Raw répondait que « ce dont on a besoin, c’est d’une justification politique de ce qui arrive plus que de diviser le mouvement. « L’anarchisme social de masse » versus « la minorité insurrectionnelle avant-gardiste » est une fausse division, surtout quand c’étaient les black blocs qui étaient clairement la représentation de masse des politiques anarchistes ce jour là et qu’il n’étaient rien de moins que minoritaires dans ce contexte.

Si les communistes libertaires veulent participer au débat, ils doivent le faire plutôt de l’intérieur que de l’extérieur. Défendre ceux qui ont mené l’action et proposer quelque chose pour la stratégie à venir. Les blocages économiques et les actions pendant les grèves peuvent être la prochaine phase qui aura besoin de l’implication de beaucoup de ceux ont été attirés par le black bloc. »

Le premier paragraphe exprime très précisément le problème avec le black bloc. Même si des centaines de personnes ont été attirées par l’action du black bloc, elles sont restées « avant-gardistes » dans le pire sens du terme, un exemple de « propagande par l’acte » qui ne représente en rien un effort pour se relier à la masse des prolétaires qui étaient venus pour exprimer leur colère à l’égard de la politique de l’Etat, ni pour leur expliquer pourquoi suivre les syndicats ne peut mener qu’à une impasse.

Le second paragraphe, cependant, peut ouvrir un débat plus fructueux : d’abord, nous sommes d’accord avec le fait que nous avons à défendre les prolétaires qui sont confrontés à la répression de l’Etat même si nous ne sommes pas d’accord avec leurs actions et les considérons comme contre-productives et même irresponsables. Plus important, nous devons commencer un débat très ouvert (et pas seulement on-line) sur ce qui arrive après. La tactique des ‘blocages économiques pendant les actions de grève’ peut souvent dissimuler la même logique substitutionniste que celle des actions du black bloc qu’on a vu le 26 mars. Mais dans la mesure où des camarades, comme Raw, sont conscients qu’il est nécessaire de discuter plus largement pour préparer la nouvelle phase de la lutte de classe, et sont ouverts à l’idée que nous ne pouvons pas simplement continuer à tourner en rond en répétant le dilemme « procession domestiquée ou cassage de vitrine », un débat fructueux peut commencer à avoir lieu.

Amos – Courant Communiste International

1 Post signé Slothjabber, sur le forum de discussion suivant: http://libcom.org/forums/news/hijacked-anarchists-27032011

2 Le même intervenant rejetait également un appel à « bannir le CCI » par un intervenant qui a tendance à répéter cette demande avec une régularité monotone. De quoi nous étions accusés en cette occasion n’est pas très clair, bien qu’il y ait eu un ou deux essais de nous accuser de répercuter la propagande des médias dans nos critiques du black bloc. Cette attaque n’a pas progressé précisément parce que nous exprimions des sentiments qui sont partagés par nombre d’autres camarades qui ne sont pas nécessairement proches de nous politiquement.