Les termes « plus » et « allante » soulèvent des interrogations de fond, à moins de ne pas prendre au sérieux la diplomatie française, surtout quand c’est BHL qui la mène… théâtralement. Mais revenons tout d’abord aux évidences. Kadhafi doit partir, son régime a perdu toute légitimité – à supposer qu’il en avait – en faisant le choix de commettre un effroyable massacre de sa propre population, doublé d’une probable guerre civilo-tribale et de la provocation d’une intervention militaire occidentale. Kadhafi doit partir –aussi – parce que tout simplement les peuples de cette région du monde, y compris le peuple libyen, ne supportent plus des régimes iniques, qui ont privatisé l’Etat, principal générateur des richesses car détenteur de la rente pétrolière et avec celle-ci ou en son absence, des contrats lucratifs dans tous les domaines. Ils ne supportent plus l’état de manne distributrice – et dépendante du bon vouloir du prince – à laquelle ils sont soumis, et ce qu’elle induit comme régression sur tous les plans. Ils ne supportent plus la corruption, qui est un système global et structurel inhérent à ce mode de fonctionnement, ce qui est fondamentalement différent de la simple déviation réformable. C’est le sens profond des revendications d’un État de droit, de liberté, de dignité et de pain.

Kadhafi ne pourra plus gouverner la Libye, même s’il arrive à mater la rébellion. Mais son pays, avec sa population réduite, est l’objet de toutes les convoitises à cause des ressources pétrolières énormes, des contrats juteux d’achat, de livraison, de construction de toute sorte. S’y ajoutent des considérations de géostratégie, telle sa place au milieu des deux pays où des révolutions ont magiquement vaincu et luttent pour aboutir, sa promiscuité avec la grande Algérie et des pays majeurs de l’Afrique noire, et enfin sa contingence des côtes européennes. L’inventaire n’est pas exhaustif. Alors la France s’est probablement dit « pourquoi pas moi : je devance tout le monde et je récolterai les fruits de ma hardiesse » !

Sauf que des frappes aériennes ne règleront rien, balanceront encore plus le pays dans la guerre civilo-tribale durable, et susciteront, à juste titre, un rejet unanime dans cette région qui n’a pas oublié les ravages causés à l’Iraq, encore d’actualité. Limite si elles ne re-légitimeront pas Kadhafi ! Il est évident qu’aucun pays occidental n’a la volonté ni les moyens d’envoyer des troupes terrestres en Libye, et que cette option est de toute façon catastrophique, qu’elle engendrera une guerre de libération nationale, une de plus, et qu’elle offrira à al Qaeda une occasion rêvée pour exister, réellement cette fois et non comme un épouvantail qu’on brandit pour un oui et pour un non.

D’où les réticences européennes, et même françaises, que BHL balaie d`un revers de main méprisant. Puis, qu’est ce qui garantit à la France que cette précipitation – reconnue comme telle – sera fructueuse ? Le conseil national temporaire (CNT) de Libye ne tiendra probablement pas le coup au delà de l’épisode actuel et rien ne laisse prédire qu’il est le prochain leader de la Libye débarrassée de Kadhafi. C’est prêter sans garanties !

Les prétextes humanitaires semblaient dater, voila qu’ils ressortent, avec leur cortège d’amnésie obligée, et de deux poids deux mesures. Preuve s’il faut : le dernier acte international, celui du cas de Gaza, envers lequel les institutionnels du monde entier sont restés de marbre. D’ailleurs, M. Sarkozy avait trouvé bon d’envoyer un navire de guerre face aux côtes gazaouies, à la place du navire-hôpital que plusieurs voix lui avaient réclamé comme signe de compassion humanitaire. Non, messieurs, ce n’est pas pour le peuple libyen opprimé que vous bougez.

D’ailleurs, amnésiques oui, mais pas à ce point ! Les pouvoirs occidentaux, Washington en tête, avaient pratiqué un mutisme très étrange durant les dix premiers jours du soulèvement populaire libyen, alors que la répression était en cours. Ils n’exigeaient qu’un vague et mou « retour à la normale », ce qui avait permis au fils de Khadafi lors de sa première sortie publique de se prévaloir clairement d’un soutien occidental, moquant sa propre population, si naïve pour croire que « l’Occident allait laisser le pétrole libyen entre des mains inconnues » ! Ceci avait encouragé le régime en place, qui se croyait investi d’une tâche autorisée par cet Occident. C’était le pousser vers plus de répression, probablement dans l’objectif de lui faire faire la tâche sale de « nettoyer » la Libye des groupes islamistes armés et s’en débarrasser par la suite comme d’un criminel de guerre. Certes, le contexte qui a conditionné la guerre contre l’Iraq a profondément changé. N’empêche que les ressemblances sont troublantes.

Mais que fallait-il faire alors ? Laisser Kadhafi massacrer sa population ? Le laisser reconquérir un pouvoir qu’il va devoir installer à coups de répressions horribles ? Des questionnements légitimes auxquels il aurait fallu répondre en mettant en avant toutes les pressions possibles sur le bourreau, et en usant des relations qui peuvent influer sur sa position. Il n’y a pas eu une intervention politique internationale, même pas un message clair, ou trop tard. L’issue politique doit se construire de suite, incluant le Venezuela de Chavez, la Turquie, l`Iran, la Ligue des pays arabes, l`Union africaine, l`Union européenne, l`ONU. Elle doit se formuler autour d’une solution qui dégagerait Kadhafi et ses fils, tout en évitant plus de massacres, le glissement vers la guerre civilo-tribale, et/ou la partition de la Libye, ou sa mise sous tutelle occidentale. Difficile ? Certes, mais c’est la voie vers laquelle il faut tendre de suite. L’intervention militaire ne fera que conforter la catastrophe à venir, et lui ajouter d’autres dimensions non moins sombres.

Le Conseil national transitoire libyen, considéré à juste titre par Mme Ashton comme une expression légitime de la société civile libyenne (on croyait révolue la reconnaissance des représentations de type « légitime et unique ») doit prouver à cette occasion, et en adoptant politiquement ce choix, qu’il n’est pas qu’une version remaniée du régime de Kadhafi.

Nahla Chahal

Chercheure en sociologie politique du moyen orient contemporain

Coordinatrice des missions civiles en Palestine (CCIPPP)

http://www.protection-palestine.org/spip.php?article10310