>
> Les 12 et 13 mars, Bruno Fialho et moi on était à Lisbonne pour la
> manifestation contre la précarité de la « Geracao rasca », qui s’est
> avérée être, de façon totalement imprévue et improvisée, la plus grosse
> manif qu’ait connu le Portugal depuis la révolution des œillets de 1974.
> C’était incroyable, saisissant, ahurissant, motivant, bref un truc de
> malade. D’autant plus qu’on était vraiment au cœur de l’aventure, étant
> donné qu’on était logé chez les jeunes précaires qui ont déclenché la
> mobilisation. Il y en aurait des pages à écrire, je voulais au départ
> vous faire un compte-rendu rapide, mais il y a pas mal de choses à dire
> donc je n’ai qu’à moitié réussi…
> Donc au départ, 4 jeunes diplômés précaires sont à l’origine de ce
> mouvement. Il y a un mois, en pleine galère de recherche de boulot,
> dégoutés de n’avoir que le choix entre chômage et sous-contrat de
> travail, ils rédigent le « manifeste de la Geracao a Rasca » et lancent
> un appel sur Facebook pour une manifestation le 12 mars.
>
> « Geracao a rasca », génération précaire.
> « Geracao a rasca », c’est le terme qu’on trouvé Paula et ses potes pour
> parler de la génération précaire. Il y a plusieurs façons de traduire :
> génération à l’arrache, aux abois, dans la mouise, fauchée, etc. Une
> façon de désigner tous ces jeunes et moins jeunes, diplômés ou non, pour
> qui le contrat de travail de base avec la sécurité sociale qui lui est
> associée est devenu quelque chose de complètement inaccessible. La
> majorité des jeunes portugais gagnent en moyenne 500 euros et sont payés
> via des « reçus verts ». A l’origine créés pour permettre un complément
> de revenu et pour payer les travailleurs indépendants, les reçus verts
> sont un moyen de paiement du travail à la tâche qui ne donnent pas droit
> à la protection sociale (chômage, retraite, maladie, etc.). Et
> aujourd’hui, les entreprises et les services publics embauchent la
> plupart des gens avec des reçus verts plutôt qu’avec un contrat de
> travail salarié. Du coup, c’est toute une génération qui se retrouve
> précarisée, sans protection sociale. Et ce phénomène concerne de plus en
> plus souvent leurs parents et leurs grands-parents. Les entreprises qui
> embauchaient en cdd ou en interim préfèrent désormais avoir recours aux
> reçus verts (ça coûte moins cher), et les retraités ont recours aux
> boulots en « reçus verts » pour compléter leurs revenus. Ainsi, j’y
> reviendrai, il est clair que le mouvement de la génération précaire
> portugaise va bien au-delà du combat d’une classe d’âge et qu’il y a une
> forte solidarité intérgénérationnelle dans cette lutte : comme ici en
> France, on précarise d’abord les jeunes pour tirer vers le bas
> l’ensemble de la population.
>
> La manif du 12 mars.
> Donc rapidement, l’appel Facebook de Paula et ses potes contre la
> précarité a fait boule de neige, grâce à l’appui de deux groupes de
> musiques super populaires (dont l’un deux va représenter le Portugal à
> l’eurovision) dont les tubes parlent du ras le bol du peuple portugais
> face à la crise et face à la baisse du niveau de vie. La veille de la
> manif, 60 000 personnes étaient inscrites sur la page Facebook de
> l’événement.
> Le jour J, on a rejoint les organisateurs quelques heures avant la manif
> pour differ des tracts dans la rue et encourager les gens à nous
> rejoindre. La chaine d’infos en continu portugaise ne parlait que de ça,
> comme si il ne se passait rien au japon. On se demandait tous combien on
> allait être. 60 000 inscrits sur facebook, sachant par expérience que
> souvent les gens cliquent sur internet sans faire ensuite la démarche de
> se déplacer physiquement… Tout le monde se disait qu’il y aurait
> forcément moins de 60 000 personnes dans les rues. Les flics avaient
> estimé 30 000 personnes, c’était déjà énorme. Finalement on a été entre
> 200 et 300 000 rien qu’à Lisbonne ! 80 000 à Porto, sans compter les
> manifs qui se sont tenues dans le reste du Portugal et devant les
> ambassades du Portugal par les expatriés partout en Europe (par exemple
> ils étaient 1000 devant l’ambassade londonienne).
> Les rues étaient pleines de gens qui participaient à une manif pour la
> première fois, plein de gens qui ne votaient pas, et qui avaient préparé
> des pancartes où étaient inscrits des slogans exprimant leur ras le bol
> de la précarité, du chômage, des reçus verts ou des stages. Une ambiance
> pacifiste, tolérante, spontanée et déterminée. Avec des messages qui
> parlent à tout le monde et pas juste aux militants. Les mêmes slogans
> décalés qu’on scande dans nos actions coups de poing ici en France, avec
> des jeux de mots, de l’ironie, des références inscrites dans l’époque….
> Sauf que là on était des milliers. Beaucoup de jeunes, mais aussi des
> familles, pas mal de vieux aussi qui tenaient des banderoles du style
> « La précarité n’a pas d’âge ». C’était vraiment populaire, un vrai
> mouvement populaire de 2011, ancré dans le présent, pas une copie de ce
> qui se faisait il y a cinquante ans. On avait l’impression que l’immense
> majorité de la population portugaise était dans la rue.
>
> Rapport aux partis et Bloc de Gauche.
> L’ambiance était bien différente des manifestations syndicales
> traditionnelles. Sur ce point, il n’y avait aucun cortège syndicaux et
> politique, aucun affichage partisan, bien que les militants politiques
> étaient présents et bienvenus dans la manif. Il s’agissait là d’une
> consigne des organisateurs. La dimension non-partisane de la manif est
> en partie ce qui a permis le succès de l’initiative. Au Portugal, comme
> en France, mais peut-être plus là-bas qu’ici (quoique…), les politiques
> et les partis sont discrédités et n’inspirent pas confiance. Aux
> dernières élections présidentielles qui ont eu lieu début 2012, il y a
> eu 53% d’abstention. On a croisé pas mal de personnes lors de la
> manifestation et au cours de notre week end qui disaient qu’ils ne
> votaient pas car les politiques ne servaient à rien, ou parce que « la
> droite et la gauche c’est la même chose » (précision : le président
> portugais est à droite, le gouvernement est PS et tous appliquent le
> même plan de rigueur pour plaire aux agences de notations). Mais
> attention, les organisateurs ont voulu faire de ce rendez-vous une
> initiative indépendante et sans affichage partisan, pour autant ils ne
> sont pas anti partis. Déjà, parmi les précaires à l’origine de cet
> appel, certains ont actuellement ou ont eu par le passé leur carte dans
> un parti politique (Bloc de gauche, PCP ou PS), bien qu’ils n’aient
> jamais été très investis dans leurs orgas. Et puis, la manifestation
> avait aussi pour but de se faire entendre des politiques et des partis
> politiques. Les militants de partis politiques n’étaient donc pas exclus
> de la manif, ils étaient eux aussi appelés à venir dans la rue, libre
> d’inscrire ce qu’ils voulaient sur leurs panneaux comme tous les
> citoyens, mais sans afficher leur étiquette.
> Pour info, dans les semaines qui ont précédées le 12 mars, les partis
> politiques et les syndicats se sont d’abord méfiés de ce mouvement qui
> les a dépassés. Le Parti Communiste portugais y voyait une concurrence
> avec la manif de la CGT prévue le 19 mars et a carrément organisé à la
> dernière minute un meeting syndical pour faire contre-feux… initiative
> qui est évidemment passée inaperçue à côté de l’énorme succès de la
> manif précarité. Devant l’ampleur du buzz qui s’est développé jusqu’au
> 12 mars, ils ont été forcé de s’y intéresser, et ont participé à la
> manif (sans leur affichage habituel). La seule orga politique qui a dès
> le départ soutenu le mouvement tout en prenant garde de ne pas le
> récupérer, de ne pas briser son élan en se l’appropriant avec des gros
> sabots, a été le Bloc de Gauche (force politique portugaise située à
> gauche du PS et du PC). Dès la sortie de l’aéroport de Lisbonne, et dans
> toute la ville, on croise des grandes affiches du Bloc de Gauche contre
> la précarité. Le Bloc de gauche a décidé de faire de la précarité un axe
> central d’intervention. Pas mal de militants des « Précaires
> infexibles », un collectif portugais de précaires qui existe depuis 3
> ans et qui s’est joint rapidement à l’appel de Geracao a rasca, ont leur
> carte au Bloc de Gauche. Mais jamais le Bloc de gauche n’a tenté
> d’apparaitre en tant que tel dans le mouvement, et de le récupérer
> publiquement. Catarina Martins, député du Bloc de Gauche (que nous avons
> rencontrée le dimanche matin) nous a expliqué que le BG a été à la
> disposition de la mobilisation, d’abord en mettant à l’ordre du jour la
> question de la précarité et les problèmes soulevés par les militants au
> sein des institutions (parlement, etc.), mais aussi pour les conseils
> logistiques ou autres, les mises en relations avec les partis et
> syndicats, mais toujours en respectant l’indépendance du mouvement. Je
> crois, mais c’est mon analyse perso, que le BG est conscient qu’il y a
> un vrai espace politique à occuper dans le prolongement du mouvement
> social. Le PS et la droite mènent la même politique de soumission aux
> marchés financiers et au capitalisme, c’est une des raisons pour
> laquelle les gens ne se déplacent plus pour voter. La droite et le PS
> portugais ne sont pas en mesure de faire quoi que ce soit pour améliorer
> la vie des personnes qui étaient dans la rue samedi, parce qu’ils sont
> dans la gestion du système, soumis au diktat des marchés et des agences
> de notation, et donc, forcés de poursuivre la précarisation de la
> population. Or, dans le champ politique, pour être à même d’avoir des
> réponses aux aspirations formulées contre la précarité, pour proposer et
> exprimer des perspectives de changement, il faut forcément accepter de
> rompre avec l’ordre imposé par les marchés, les agences de notations, le
> traité de Lisbonne, etc. Et le BG, dont la raison d’être et ce qui le
> différencie des autres forces politiques est justement la rupture avec
> le capitalisme, semble avoir compris que ce type de mouvement rendait
> plus pertinent que jamais son projet politique (à noter, d’après ce que
> j’ai compris au Portugal il n’y a pas de parti vert et l’extrême droite
> n’a pas le droit de se présenter, et à gauche il n’y a que le PS le PC
> et le BG).
>
> Les suites.
> Les initiateurs du mouvement avaient appelé les manifestants à venir
> avec une feuille A4 sur laquelle chacun pouvait noter ses propositions
> de solutions pour améliorer les conditions de vie du peuple portugais.
> Des centaines de pages ont été récoltées en fin de manif, et les jeunes
> de Geracao a rasca ont annoncé qu’ils allaient les transmettre aux
> députés. En fait, en discutant avec les copains de Geracao a rasca, on
> se rendait compte qu’ils n’avaient absolument rien planifié pour la
> suite de cette mobilisation exceptionnelle. D’abord parce qu’ils ne
> s’attendaient pas à un tel succès. Ensuite parce qu’ils ont tous des
> avis différents, et qu’ils considèrent que ce n’est pas à eux de
> décider, que leur rôle est simplement de transmettre les revendications
> populaires qui ont été exprimées par les gens et qu’ils ont ramassés en
> fin de manif. Surtout, ce qui s’est passé samedi 12 mars ressemble à une
> intrusion de la population dans le champ politique. C’est comme si tout
> d’un coup, les gens avaient eu envie de donner leur avis, de crier
> collectivement qu’ils en avaient ras le bol de devoir se serrer la
> ceinture à cause des plans de rigueur, et qu’ils souhaitaient être
> entendu par les gouvernants. Sur la suite toutes les perspectives sont
> ouvertes. Peut-être que cette révolte massive qui est apparue samedi va
> se transformer en mouvement révolutionnaire ? Peut-être que les jeunes
> de Geracao a rasca vont se faire enfler par une rencontre au sommet du
> gouvernement qui va leur proposer une mesurette qui va calmer tout le
> monde ? Peut-être que personne ne va lâcher l’affaire jusqu’à ce que les
> « reçus verts » soient interdits, quel que soit le chantage du
> gouvernement (« on n’a pas le choix c’est la crise et c’est l’europe qui
> décide »)… Et peut-être que du coup, il faudra que dégage le système
> politique qui choisit de privilégier l’intérêt des marchés financiers
> plutôt que l’intérêt général ?
>
> Le lien avec notre combat ici
> Je ne vais pas me lancer dans des pronostics foireux, on verra bien.
> Mais je crois qu’on a tout intérêt à construire des échanges de
> pratiques et d‘expériences, des ponts et de la solidarité entre les
> mouvements de précaires à une échelle européenne. En effet, quand on
> compare ce qui se passe au Portugal et ce qui se passe en France, les
> similitudes paraissent évidentes. Dans les deux pays, il y a le même
> nouveau profil du précaire diplômé issu de la classe moyenne qui galère
> pour trouver un emploi et qui enchaine les sous contrats de travail,
> alors que depuis tout petit il pensait pouvoir disposer d’une place au
> chaud dans la société avec appart-voiture-boulot-congés-payés. Le gars
> ou la nana qui s’est toujours dit que la vie serait facile, plus facile
> que celle de papa et maman, parce qu’il a fait des études, parce qu’il
> n’est pas « pauvre » et parce qu’il se considère comme « inséré ». Les
> membres de Geracao a rasca sont sur la même longueur d’onde qu’à
> Génération Précaire, Jeudi Noir ou l’Appel et la Pioche. C’est comme si
> on faisait partie de la même famille. La force du mouvement du 12 mars à
> Lisbonne, c’est d’avoir su articuler cette précarité spécifique aux
> jeunes diplômés avec la précarité qui est en train, ou plutôt qui s’est
> propagée à l’ensemble de la société quelles que soient les classes
> d’âges et les niveaux de diplômes. C’est comme si les gens avaient dit
> « cessez de nous mettre en concurrence via des sous contrats de travail
> toujours plus précaires et toujours moins cher, on est tous dans le même
> sac, et on voit bien que votre but c’est de tirer tout le monde vers le
> bas pour que vous vous en mettiez le plus possible dans les poches ».
> Alors l’intérêt de se mettre en connexion avec les luttes contre la
> précarité qui ont lieu dans les autres pays, d’abord, ça donne la pêche,
> ça encourage, et on se dit que si on n’est pas tout seul à affronter la
> précarité, ça doit bien vouloir dire que notre combat est légitime. Et
> surtout, il y a une chose qui devient évidente en sortant la tête du
> guidon : ce n’est pas seulement l’interlocuteur physique qu’on a en face
> qu’on affronte, qu’il s’agisse du Medef, de tel ou tel ministre ou de
> ceux qui font les lois dans chaque pays, mais c’est la logique globale
> du système capitaliste qui est responsable de tout ça…. Et donc, la
> solution doit être partie prenante d’un projet global de changement de
> société en rupture avec le système actuel.
> Voila un peu mon ressenti, à prendre comme tel, en espérant que cela
> puisse peut-être nous être utile ici dans notre combat contre la
> précarité. On en reparle quand vous voulez, et on démarre les travaux
> pratiques dès que possible ;-) Et surtout, bravo aux portugais !!!
> Biz
> Leila