Tu ne t’es pas retrouvé là par hasard. Dans cette petite salle se trouvent de nombreux amateurs de jazz manouche. Disons qu’on est rue St Denis à Paris, au J’OSE bar, ou à Nogent sur marne au Pocket Théâtre. Voire même dans un bar branché pour bobos au Relais de Montmartre.
Le rythme s’empare de ton corps, ta tête se laisse aller au son qui swingue. Et tu regardes ses mains. Oui, les mains de ce contrebassiste, peut-être pas si mauvais que ça. Les cordes claquent, et toi tu t’emportes.C’est un petit groupe qui joue ce soir, avec un certain Julien Mabrut à la contrebasse. Tu regardes ses doigts qui font vibrer le lourd instrument. Soudain, tout se brouille dans ton esprit.

Ces mains, elles peuvent porter un flingue, boucler des menottes ou une porte de cellule, taper un rapport, briser des vies…tu sens gronder en toi la colère, la vieille hargne. La Police l’Etat l’Ennemi…
tu n’as qu’une envie reagir, rugir, dénoncer, prendre des photos de ce flic, revenir, anonyme nocturne, saccager ce bar, et revendiquer tout ça sur internet… aprés tout c’est la guerre non?

Mais tu regardes ces mains qui jouent de plus en plus vite, ces mains de musiciens, ces mains humaines… et tout se brouille plus encore. Ces mains elles peuvent sans doute aussi caresser une peau, tenir celle d’un enfant, mettre une buche dans le poele ou cueuillir un fruit mur. Ces mains elles doivent parfois glisser le long de la nuque d’une femme ou d’un homme, qui en fremit de plaisir et d’impatience, ces mains elles ont du en faire des chateaux de sable, des dessins dans la buée sur la vitre de la voiture, et peuvent encore sans doute s’enfoncer dans la mousse, juste la, sous ce vieil arbre ou l’on jouait enfant et ou l’on revient parfois s’assoir, le temps d’une clope et d’une bière, pour voir finir l’été.

Ta pensée s’embrouille. Est ce que les flics ont deux bras et deux jambes par un hasard curieux de l’évolution, ou est qu’il sont genetiquement,biologiquement des notres. Julien mabrut, qui danse maintenant contre sa contrebasse, est il un humain, a t il été un enfant, sera t il un vieillard…?
bien sur que la police peut tuer, enfermer et faire de nos vies des impasses…mais les policiers le font plus surement lorsqu’ils ne se considèrent plus que comme des outils, ou sont considérés comme tels. Tu réfléchis encore… tu te dis que si tu refuses a ce musicien, d’etre un musicien lorsqu’il a rangé son flingue et sa carte, alors toi aussi tu n’es qu’un flic pour qui chacun est une fonction, tous les arabes des criminels, tous les criminels des arabes…

tu es partagé entre la colère et le doute…tu réalises que t’en prendre a lui maintenant, alors qu’il joue une musique qui te touches,c’est lui interdire de jouer encore, c’est faire de lui ce que l’état aimerait qu’il soit, machine dévouée, sans conscience, chassé du monde des hommes.alors que la ce soir, ou les autres soirs, il va faire des rencontres, nouer des liens, discuter, s’engueuler… ce gars, ce flic, ce musicien, comme toi, chaque jour avance…

tu ne sais rien de lui, et tu ne veux pas le comprendre, vous etes trop loin l’un de l’autre et son engagement t’apparait comme une erreur, mais plus tu l’écoutes, plus tu le vois faire corps avec son instrument, plus la notion d’ennemi te semble dur a calquer sur ce contrebassiste sans que quelque chose depasse du contour. Tu ne te fais pas d’illusion, ni sur son metier, ni sur ce qu’il peut en penser. Mais ton projet est un projet pour le monde, et malgré tout il en fait partie. Il est un homme avant d’etre policier. Est ce qu’on tuera les policiers retraités? Et les enfants qui veulent le devenir? Ou est ce qu’on les poussera, a voir autre chose, la musique par exemple?

ce type joue, bien, et tout en lui n’est donc pas violence. Troublé tu remets votre conflit au jour ou il sera policier, et toi celui d’en face. Ce soir tu es mélomane et lui musicien…soir de trève

tu reprends tes esprits, ta colère gronde encore mais un peu moins fort.alors tu remets la guerre a plus tard, ou a jamais…

Tu attends la fin du concert avec un dernier verre, tu t’approches de lui par derriere, tu tapes dans son dos, peut etre un peu trop sechement, et tu souffle: « julien, tu es moins bon policier que musicien »
il a un demi sourire, un peu crispé. Bien sur il s’attendait a ce moment la, mais il s’attendait a quelque chose de froid et brutal, la vengeance.
Tu sors dans la rue, grande bouffée d’air froid, leger vertige. Et tu t’en va.

Tu viens de planter la graine, et tu t’interroges sur le goût du fruit…