Le même texte avec de jolies photos sur : http://paris.indymedia.org/spip.php?article3581

Samedi 25 septembre 2010 à Barcelone, c’est la « Merce », la fête centrale de la ville, vitrine culturelle de la mairie qui y a englouti quelques millions. À 17h, la grande scène s’installe pour le soir sur la plaça de Catalunya, épicentre de Barcelone, situé entre la rue la plus chère d’Espagne – où se concentrent les grandes enseignes – et la Rambla – où affluent les touristes.

Au même moment, en guise d’échauffement pour la grève générale du 29, une manifestation de 2000 personnes déboule et se positionne devant le bâtiment de l’ex-Banque nationale de crédit d’Espagne qui domine la place avec sa tour de 12 étages et qui a été vidée et laissée en plan il y a quelques années, dans l’attente qu’une multinationale se l’octroie. Des personnes rentrées, « quelques heures ou quelques jours auparavant » [1] au nez et à la barbe des vigiles et flics qui quadrillent la place, descendent en rappel de la façade et y déploient deux immenses banderoles « Les banques nous asphyxient,les patrons nous exploitent, les politiciens nous mentent, l’UGT et la CCOO [2] nous vendent. A la mierda ! » et « Ceci est une invitation à lutter ensemble. Grève sociale et sauvage » . Musique et clowneries sur la place, défonçage de porte et barricadage sommaire à l’intérieur. Un tapis rouge est déployé, les portes s’ouvrent, la Banco de credito (vite rebaptisée Banco Descredito) est envahie et occupée par plusieurs centaines de personnes. Le chef des Mossos d’esquadra (la police autonome de Catalogne, intronisée en 2005 et réputée pour sa brutalité) s’arrache les cheveux. L’objectif annoncé est d’en faire un centre de convergence pour la grève générale du 29 septembre.

Dans l’Etat espagnol, la menace d’une banqueroute à la grecque sert de prétexte au gouvernement socialiste pour une grande « reforma laboral » (réforme du travail) et un démantèlement des « protections sociales ». À Barcelone comme ailleurs, les boulots sont déjà de plus en plus précaires et les fins de mois douloureuses, malgré les solidarités de voisinage qui aident à la débrouille, aux arrangements illicites et aux petits piratages. L’Espagne a beau avoir emporté le Mundial, la colère gronde et les deux centrales syndicales se sont vues contraintes de lancer la première grève générale du pays depuis 2002, presque à reculons et avec le slogan « Pas comme ça ! » pour ne pas trop heurter leur alliés socialistes au pouvoir.

L’occupation de la Banque s’est coordonnée entre des groupes autonomes et « précaires » et l’ « assemblea de Barcelona ». L’ « assemblea » a été initiée entre autres par des syndicalistes de la compagnie de bus de Barcelone qui avaient réussi, en 2007, à tenir une grève et bloquer plusieurs semaines les bus de la ville en faisant appel à des soutiens extérieurs. L’assemblea se veut un point de convergence régulier entre des mouvements de travailleurs, et les nombreuses petites luttes et comités de quartiers, alimentées notamment par les quelques dizaines d’okupas (centre sociaux autogérés occupés – voir encadré), disséminés sur la ville.

Le mouvement des Okupas :

Depuis l’occupation retentissante du cinéma Princessa en plein centre ville de Barcelone en 96, le mouvement squat barcelonais a explosé et est devenu l’un des plus offensifs et localement ancrés d’Europe. Il est considéré, dans toute sa diversité, comme une force politique à part entière, forte de ses journaux, radio, cantines, bibliothèques, fêtes, imprimeries, potagers, coopératives, ateliers de construction, de coordinations comme l’ »assemblea d’okupes de barna »… Il bénéficie d’un soutien populaire singulier dans une région qui a hérité de l’expérience autogestionnaire et anarchiste la plus massive du XXième siècle, de sa répression féroce et des décennies de dictature qui ont suivi. Un certain nombre d’okupas, comme l’ ex-caserne de la « Casa de la Muntanya » ou la ferme « Can Masdeu » ont pu résister victorieusement à des tentatives d’expulsion et tiennent depuis plus de dix ans. Fort de son histoire et de ses liens, le mouvement des okupas n’est cependant pas à l’abri, ces dernières années, de sursauts répressifs d’un côté, ou de penchants à se scléroser dans un ghetto contre-culturel alternatif et plus coupé des mouvements sociaux de l’autre. Lors du dernier mouvement étudiant barcelonais contre le plan Bolonia en 2009, les Mossos ont matraqué systématiquement une manif et causé un scandale politique en envoyant des dizaines de personnes à l’hôpital à la vue de tous. Depuis ce mouvement entre autres, des lieux occupés, ouverts et populaires ont éclos et ont pu permettre de fédérer de nouvelles dynamiques d’action. Renouant avec la tradition de réaction massive au vidage des squats (un des slogans, les plus courus du mouvement barcelonais, tiré d’une chanson d’un groupe punk local est « desalojos son disturbios » : les expulsions sont des émeutes), l’expulsion de « La Rimaia » a rassemblé, dès le lendemain et en plein été, 2000 personnes qui sont allées occuper des appartements bourgeois et neufs, laissés vides.

C’est depuis l’enceinte de la banque que, le premier jour de la révolution, le 16 juillet 1936, des groupes fascistes retranchés ont assassiné plusieurs dizaines de personnes essayant d’assaillir lebâtiment.

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Près de 80 ans plus tard, l’occupation de la banque, lieu symbolique et décrépi du pouvoir économique et politique, va fonctionner comme une incroyable caisse de résonance pour une « grève anticapitaliste et sauvage ». Une énergie grisante sort du bâtiment : joie de tenir le lieu, au coeur de la bête, de survoler la ville depuis les tours et balcons, de narguer les autorités qui ne peuvent pas prendre le risque de gâcher la fête et de tenter le diable avec une intervention policière immédiate. Le lundi, un répit momentané se confirme. Le juge en charge de l’affaire refuse de donner droit à une procédure pénale et à une expulsion immédiate, estimant que le bâtiment étant vide, l’expulsion doit se décider dans le cadre d’une procédure civile de squat, plus longue. Alors que des caméras de presse et de police observent le bâtiment en permanence, l’occupation et la grève sont relayées dans les quartiers par des milliers d’exemplaires d’un journal, des assemblées, des sites web, des tags qui couvrent les murs de la ville, par le bouche à oreille et la rumeur : « alors c’est vrai vous avez pris la banque ? »… À l’intérieur du bâtiment, les différentes composantes des dynamiques anticapitalistes arrivent plus que de coutume à composer ensemble. L’occupation permet ainsi de faire passer l’idée d’une grève sociale qui ne se restreigne pas à un combat sur les conditions de travail et à l’exploitation salariale mais englobe des combats sur le logement et l’aseptisation de la ville, les migrants, le patriarcat… Ça fourmille tout au long de la journée, des assemblées de plusieurs centaines de personnes se tiennent jusque tard dans la nuit pour préparer la résistance en cas d’expulsion, organiser la bouffe et l’aménagement, proposer des ateliers et projections, et surtout pour construire les convergences possibles sur la journée du 29.

En Espagne, les grandes journées de grèves unitaires sont plus rares qu’ici, mais l’idée de « grève générale » est prise au pied de la lettre. Il s’agit bel et bien de « tout fermer » dès l’aube grâce à l’intervention d’une multitude de petits groupes et cortèges. Une carte de Barcelone de 5x5m collée à l’intérieur de la Banque, couverte de petits cartons rouges, liste les multiples piquets annoncés dans chaque quartier.

Lors de l’assemblée du lundi le ton est clairement à l’offensive : un chauffeur de bus annonce qu’ils tiennent le dépôt et que les gens peuvent concentrer leurs forces sur d’autres secteurs, des retraités viennent partager leur rage et leur envie que ça parte, d’autres reviennent sur les soulèvements qui ont marqué le passé de la ville, tandis qu’un Raoul Vaneigem local conseille, sous les applaudissements, d’être ce jour là comme l’eau et le feu, l’eau qui s’infiltre lorsque que l’étau policier se resserre, et le feu qui détruit sans crier gare. Un consensus se dessine sur la volonté de se retrouver à la mi-journée pour prendre la Rambla, et fermer les bâtiments symboles comme le « Corte Ingles » (les Galeries Lafayettes locales). On a beau savoir que les petites oreilles policières relaieront et feront tout pour l’empêcher, la vibration de l’assemblée permet de sentir l’état d’esprit et de présager de la force collective.

Dès le 28 à minuit, la fête commence, des groupes déambulent dans les quartiers et ferment les portes des entreprises et magasins avec de la glue ou de la soudure à froid, font des concerts de casseroladas (concerts de casseroles), repeignent les murs….

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À l’aube, plusieurs grands axes de la ville sont obstrués par des barricades de pneus enflammés.

Puis, tout au long de la matinée, des piquets plus statiques, en partie organisés par les centrales syndicales, bloquent les centres commerciaux et les grosses entreprises, tandis que divers cortèges itinérants regroupant de quelques dizaines à plusieurs centaines de personnes passent dans les rues pour fermer les magasins. Les signes d’encouragements depuis les fenêtres des immeubles ou les trottoirs montrent que la pratique est plutôt bien acceptée.

Des tracts ont généralement déjà été déposés les jours précédents dans les diverses enseignes pour annoncer la grève et, dans certains quartiers, la plupart des magasins ont déjà leurs rideaux tirés. Des adresses mails ont été mises en place où les nombreux travailleurs précaires qui ne sentent pas en position de bloquer eux-mêmes leur taf peuvent demander à ce que les cortèges viennent les y aider.

Sur les commerces ouverts, une négociation rapide se met en place et les tenanciers tirent souvent rapidement le rideau d’eux-mêmes avant que d’autres n’aient à le faire avec quelques boules puantes et tags « esquirols » (« écureuils » pour « jaune ») en prime. Certaines banques, supermarchés et bâtiments institutionnels connaissent des fermetures plus expéditives et cassantes : la librairie fasciste de Barcelone sera pour sa part méthodiquement mise en pièces.

À 13h, les cortèges convergent devant la banque occupée. La Rambla est évidemment bloquée par les anti-émeutes. Un cortège massif de plusieurs milliers de personnes quitte alors la place. L’idée est plutôt d’éviter un clash immédiat, et de maintenir la manif unie plus longtemps pour pouvoir agir par la suite.

Quoi qu’il en soit, après 300m, une voiture de police prend feu et c’est l’affrontement. Quelques milliers de personnes semblent se disperser et s’éparpiller une première fois sous les charges policières. Pourtant, très vite, la banque sert de point de ralliement au milieu des touristes et des passants. Tout au long de l’après-midi des petits groupes reforment des barricades enflammées aux alentours, dans les ruelles et les grands axes, à l’aide de conteneurs, des poubelles laissées par les éboueurs en grèves, de bancs, de matériaux de chantiers ou de bacs à fleurs. La police semble dépassée par le nombre de foyers de perturbation et les camions anti-émeutes se croisent en panique dans tous les sens et dans toutes les directions. Profitant d’une levée momentanée du barrage policier, un cortège se forme rapidement sur la place et parvient à prendre la Rambla. Plein de sourires, des yeux qui s’écarquillent, sans bien réaliser que le pari est gagné et qu’on est bel et bien quelques centaines à descendre la Rambla et à tout fermer à l’aide de grilles métalliques, de poubelles ou à coups de skateboards. Les touristes photographient en rangs serrés, quelques appareils volent. La foule rend la contre-attaque policière difficile. Ça s’égaye néanmoins dans les petite rues, inaccessibles au camion anti-émeutes, avant qu’il ne soit trop tard et puis ça continue, rythmiquement. D’autres véhicules de police et enseignes y passent. Un voisin sort de chez lui après le passage de la troupe et met le feu à une barricade pour ralentir l’arrivée des Mossos. Au retour sur la plaça Catalunya, la police a fini par regrouper ses véhicules autour de la banque et par obtenir l’autorisation judiciaire de l’envahir et de murer, sous prétexte que des personnes coordonneraient les émeutes depuis la bâtisse. Un mélange de curieux et de véners se masse et se croise ; certains sont surtout là pour voir tomber le symbole, d’autres gueulent, avancent et font ce qu’ils peuvent pour mettre la pression aux anti-émeutes, qui matraquent régulièrement pour s’assurer qu’ils gardent le terrain.

Pourtant l’énergie reste contagieuse et on continue à tenir la rue jusqu’au soir, ailleurs, là où les forces de l’ordre sont moins regroupées : alors que ça s’agite dans les quartiers du haut de la ville où un magasin de jeans se fait piller, et que des volutes de fumées persistent à apparaître de part et d’autres, des milliers de personnes se retrouvent au départ des manifs de la CNT (une petite organisation anarchiste tout de même plus importante qu’en France) puis de la CGT (un syndicat libertaire « de masse », avec un grand nombre de militants ) et mettent le feu devant le siège de la Patronale (le MEDEF local, qui fut aussi le siège de la CNT de 36 à 39) au milieu de danses et de samba, avant de se regrouper sur une grande place barricadée, et de faire tomber une pluie de pierres sur les anti-émeutes venus sauver le bâtiment. Un moment de grâce qui dure où l’on discute, encourage, attaque et où la communauté des gestes et la diversité des âges et des accoutrements manifestent combien la « grève sociale et sauvage » a pris au-delà des espérances. En début de soirée, la manifestation des centrales syndicales démarre à son tour et cette fois-ci, ce sont des travailleurs estampillés de l’UGT qui finissent, comme par contagion, par attaquer le Corte Ingles à coups de barres de fer, sous les applaudissements de la foule. À la nuit tombée, on croise deux gamines qui continuent avec discrétion à mettre le feu impunément aux poubelles de la plaça Catalunya au milieu des piquets de police.

Même si les affrontements ont pris une ampleur particulière à Barcelone, la dynamique de blocage général et d’action directe s’est diffusée largement dans tout le reste de l’Etat espagnol. Mais, la dépendance vis à vis des mots d’ordre des centrales demeure visiblement trop forte et la grève ne passe pas le pas au-delà du 29. Pourtant, l’absence de perspective immédiate n’empêche pas que cette semaine apparaisse comme un potentiel levier majeur dans la construction progressive d’un mouvement qui contourne les barrières identitaires, les corporatismes et qui soit à même de faire émerger de nouveaux moments fédérateurs à Barcelone.

En Catalogne, dans les jours qui suivent, les responsables politiques et les journalistes comptent les banques et autres enseignes cassées, « l’impact désastreux pour le tourisme », l’ « effort général » pour recouvrir les traces de cette journée au plus vite. Ils s’accusent les uns et les autres d’être responsables de la déroute policière, et espèrent surtout arriver à (se ?) convaincre tant bien que mal que les débordements n’ont été le fait que d’une infime minorité, de « squatters », d’« anti-systèmes », d’ « étrangers » et autres monstres avant-gardistes dotés de super pouvoirs de manipulation et de destruction. Le Maire ira jusqu’à tenter une série de plaintes contre les sites d’information qui auraient relayé l’occupation de la banque et les appels autonomes à la grève générale. Au final, sur les 42 personnes arrêtées dans la journée, presque toutes sont relâchées dès le lendemain sans qu’on puisse les inculper sérieusement. D’autres risquent plus gros.

Barcelone, ville-chantier indomptée, où s’entrecroisent encore jusque dans l’hypercentre les allées des riches et des touristes et les dédales de la « peña » (la plèbe), voit encore régulièrement ses rues déborder, que ce soit pour les victoires du barça, l’expulsion d’un squat ou les multiples fêtes de quartier. Au-delà d’une nouvelle et joyeuse irruption émeutière, ce qui s’est joué d’inspirant le 29 et ce qui inquiète de l’autre coté de la barricade, tient sûrement à la capacité de trouver des espaces de convergence et des stratégies communes, tout en maintenant la couverture du terrain et la force de dispersion issues de ce qui s’enracine au quotidien dans les luttes de quartiers et leurs histoires singulières. C’est aussi la diffusion de pratiques d’actions directes qui puissent se partager largement pour concrétiser les slogans de blocage économique et matérialiser la colère, au-delà des défilés stériles. Espérons que cela se renforce par là-bas et que ça puisse donner des idées par ici. Malgré les efforts dépensés pour effacer au plus vite les traces du soulèvement, sur la Banque Nationale, un slogan peint en hauteur au long de la façade de la Banque descredito était encore visible « aixo no es crisi. Sen diu capitalisme » (en catalan « ceci n’est pas une crise, c’est le capitalisme ! »)

[1] Pour paraphraser le sinistre pitre Hortefeux sur les risques d’attaque terroriste en France en plein mouvement social. Celui-ci déclarait dimanche 17 au grand jury : « Il y a quelques heures ou quelques jours à peine », les Européens ont reçu « un nouveau message des services saoudiens nous indiquant qu’Al-Qaeda dans la péninsule arabique (ndlr : Aqpa) était sans doute actif ou envisageait d’être actif »

[2] UGT et CCOO : les deux principales centrales syndicales espagnoles