On entend de plus en plus, ici et là, des critiques s’élever contre toute tentative d’analyse et de théorie antiautoritaire de la société de domination. Parmi ces critiques, souvent, on y trouve la tentation du discrédit de tout ce qui voudrait prendre du recul plutôt que de foncer tête bèche dans ce qui nous opprime. La théorie ne serait bonne, selon ses critiques, qu’à se couper les cheveux en quatre, elle serait une occupation académique, « inutile ».

La tendance qui pousse beaucoup d’entre nous au rejet d’un recul pourtant nécessaire sur nos pratiques et notre pensée, est très certainement liée à un appauvrissement global du mouvement radical. La slogantisation de la pensée anarchiste semble en effet, lorsqu’elle est conjuguée à la mise à sac de toute projectualité révolutionnaire, faire plus de mal qu’il n’y parait.

Je me souviens encore, et je ne suis certainement pas le seul, de cette période de ma vie où plus exalté que jamais, je cherchais désespérément des rendez-vous sur les divers « agendas militants » du net pour y trouver manifs, bastons, blocages, émeutes, occupations. Je tenais alors un petit carnet dans lequel je notais soigneusement les prochains rencards, que je consultais quasiment tout les matins dans l’espérance de voir ma journée bien remplie ; pouvoir rentrer chaque soir retourner à ma misère, mais avec le sentiment militant du devoir accomplit. J’étais quasiment dans tout ce qui pouvait se faire de « radical », pour la baston d’abord, peut être aussi pour la socialisation.

Ma pensée se résumait alors à deux trois poncifs que je pouvais ressortir à toutes les sauces, selon mon interlocuteur. Lorsque je me sentais dépassé, ou que l’on mettait en évidence mes contradictions, je me contentais d’insulter, de discréditer les auteurs de ces critiques en les traitant d’intellos, un sûr moyen de ne pas se livrer à l’autocritique et de continuer à foncer la tête dans le guidon sans aucun recul réflexif. Au final, je ne cherchais même plus à comprendre, ni même à savoir dans quelle direction j’allais, quel était le sens de mon activité.

On commence à se faire des copains/ines, à prendre son pied dans l’affrontement –même superficiel-, à multiplier les récits d’anciens combattants et les anecdotes croustillantes sur la couleur du sang des flics. Après tout, je ne sais pas aujourd’hui ce qui différenciait mon intégration à ce petit milieu de celle que peuvent ressentir les membres de n’importe quelle scène culturelle, ou contre-culturelle. L’impression d’être là ou les choses se passent, au fond, qui n’en ressent pas le besoin ? Questionner la pertinence des terrains de l’affrontement ou de la forme sans fond est une autre paire de manche…

Cette période ci de ma vie, je ne peux l’analyser que comme étant une période d’activisme, ou plutôt, de réactivisme. Être là où l’ennemi vient de frapper, réagir à la répression, courir après les rendez-vous qui me sont imposés par l’agenda des puissants, ne même plus se poser la question de savoir si ce pourquoi je lutte est bien en cohérence avec ce que je souhaite voir advenir, pire, ne plus rien vouloir voir advenir d’autre que la perpétuation de ce cycle répétitif. Ionesco disait que « lorsque l’on caresse un cercle il devient vicieux », c’est de ce vice circulaire dont je n’ai depuis, jamais cessé de m’éloigner en essayant d’ajouter à mes pratiques, l’analyse qu’elles nécessitent. Il faut essayer de tendre vers la situation où nos pratiques se rapprochent au fur et à mesure de notre évolution, vers une adéquation harmonieuse entre nos désirs et nos perspectives.
C’est bien à cela que servent l’analyse et la théorie, à la mise en adéquation de nos perspectives et de nos pratiques, de notre révolte et de notre projectualité.

De l’autre coté, nombreux sont ceux qui se baignent régulièrement dans un lac d’érudition et de savoir, dans un jeu absolutiste d’approfondissement des problématiques. Pour qui l’anarchisme équivaut au maniement de concepts dénués de toute incidence pratique, pour qui la théorie anarchiste équivaut à la pratique de la philosophie telle qu’elle est enseignée sur les bancs des académies, à une relativisation de tout ce que la pensée peut produire, à une sorte de pensée en kit.

Souvent alors, on remplace l’analyse par l’idéologie. Incapable que l’on est à s’imprégner du réel pour le restituer dans ses écrits, une suite de mots clés, que l’on peut plaquer un peu partout suffira à rendre compte de ce qui se joue hors des livres. On ne peut alors que déléguer la mise en pratique des théories à cette autre classe de spécialistes : les activistes. C’est ainsi que deux contraires aux semblants contradictoires s’enrichissent, montrant un peu plus que l’intellectualisme et l’activisme ne sont que les deux faces d’une même pièce.

On pourrait croire qu’un gouffre sépare ces deux tendances à l’autolimitation, pourtant elles ont en commun la même faiblesse, la partialité. L’anarchisme se voit alors réduit à son plus simple appareil, dans un cas comme dans l’autre, celui de la posture. La théorie et l’analyse doivent enrichir les pratiques, elles doivent être un partage constant dans une réciprocité nous préservant de la spécialisation. Elles ne doivent pas être séparées les unes des autres car l’anarchiste est un funambule, il doit savoir naviguer dans les deux eaux sans n’avoir jamais peur de se mouiller.

Un autre assoiffé

[Extrait de Guerre au Paradis N°1, journal anarchiste, téléchargeable ici: http://www.non-fides.fr/?La-Fanzinotheque-anarchiste-et…radis .]