Quelle démocratie syndicale pour quel syndicalisme ?

Le récent mouvement de mai-juin sur les retraites et ses prolongements ont reposé de nouveau et de manière explicite la question de la démocratie syndicale.
Cette question est, en tant qu’anarcho syndicalistes, au centre de nos préoccupations.
Mais qu’entendons nous par démocratie syndicale ?
Eclaircir cette question est d’importance, tant ce slogan est également souvent le leitmotiv de différents groupes trotskystes, qui pour agir en tant que fraction au sein des organisations syndicales, au mépris de cette même « démocratie » syndicale, n’en ratent pas une pour se servir de cet étendard issu su syndicalisme révolutionnaire afin d’affermir leur positions, et notamment au sein des appareils…

« Démocratie syndicale » et syndicalisme « professionnalisé »

Par démocratie syndicale, nous entendons les modes de fonctionnement qui permettent de rendre le syndicat aux syndiqué-e-s, de revenir à ce qui faisait le syndicalisme : l’organisation autonome des travailleurs et travailleuses pour la défense de leurs intérêts de classe, loin des intérêts des fractions politiciennes.
Cette démocratie syndicale est contenue dans la quasi-totalité des statuts des confédérations, au travers du double fédéralisme, bien que la bureaucratisation ait vidé celui-ci de son contenu.
En tant qu’anarcho-syndicalistes, nous entendons contribuer à développer les capacités d’auto-organisation de la classe laborieuse.
Le syndicat nous parait un moyen incontournable pour y arriver. Mais, nous ne pouvons manquer de constater que le syndicalisme, et particulièrement dans les grandes confédérations est aujourd’hui confronté à la bureaucratisation, au mépris des ses statuts et de ses origines, à la délégation sans contrôle, qui liquide progressivement l’autonomie de classe au profit d’une logique de service confinant le syndicalisme à une fonction d’assurance sociale dont les prestations reposent sur une poignée de militants professionnalisés.

La démocratie syndicale dans les actes, c’est le regroupement des travailleurs et travailleuses, s’organisant de manière active pour défendre leur droit. La décomposition syndicale qui continue son cours prend ses racines dans plusieurs phénomènes :
Le développement d’un « syndicalisme » professionnalisé, à travers les postes de permanents et les décharges.
On substitue la délégation sans contrôle à l’action collective, la répartition des tâches, la construction coopérative de la lutte syndicale, et le mandatement impératif et révocable dans les instances syndicales. Le développement de strates successives d’une bureaucratie syndicale, où plus l’on monte dans les instances fédérales et confédérales, plus les responsables syndicaux sont coupés du salariat par l’accumulation de décharges ou par le statut de permanent, dépossède les syndiqué-e-s de leur contrôle sur le syndicat.
Ce qui était au début du siècle une démarche coopérative, basée sur l’organisation et l’investissement direct des travailleurs et travailleuses, une émanation de leur autonomie, s’est peu à peu, sous l’influence de l’institutionnalisation et de la professionnalisation militante, qui va avec l’émergence individualiste et l’érosion de la conscience de classe, transformé en système assurantiel où l’on prends sa carte en déléguant à des professionnels la défense individuel et collective.
Le syndicat devient dès lors une assurance vie à stricte vocation individuelle, réduit au statut de lobby quand il s’agit de la défense des intérêts collectifs du prolétariat, dépendant du bon vouloir de politiques, qui, sans surprises quelles que soient leur tendances, ne sont que les porte- voix des intérêts du patronat.

Contrôle de l’information
Le contrôle de l’information, le monopole de celle-ci par quelques uns, est un outil de pouvoir important pour la bureaucratie.
L’absence de circulation de l’information permet de concentrer le pouvoir de décision au sein de quelques mains, situées au cœur des structures syndicales, transformées d’instances de décisions dans le cadre du mandatement en structures de pouvoir personnelles ou fractionnels.
L’absence ou la faiblesse de l’information sur les luttes qui se mènent hors du secteur géographique ou de la branche affaibli la dimension interprofessionnelle du syndicalisme, base de la conscience du classe, tout autant qu’elle renforce le contrôle des bureaucraties sur les mobilisations. Outil pour prévenir l’extension « incontrôlée » des mouvements de luttes, complété par le silence des médias bourgeois, ce monopole de l’information est également souvent accompagné d’une faiblesse dans la formation syndicale, principalement pour les militant-e-s de base, ce qui a pour conséquence de renforcer la spécialisation, mais également de faire passer des vessies pour des lanternes ouvrant la voie à l’acceptation de lignes fédérales ou confédérales défavorables aux salarié-e-s par absence de retour critique sur leur impact négatif pour les travailleuses et travailleurs.
L’accord sur la formation professionnelle en est un exemple : présenté par les confédérations comme un progrès pour les salarié-e-s, il ne résiste pas à une analyse poussée sur sa fonction d’atomisation du salariat, qui, avec la casse du principe de faveur par la réforme sur la « démocratie sociale » (sic) et la destruction du cadre collectif des diplômes par la réforme universitaires LMD, constitue une attaque sans précédent sur les conventions collectives et les garanties collectives de salaire en substituant la validation de compétences individualisées à celle des qualifications, étalon collectif de valeur.
L’absence de formation syndicale, ou le contrôle de cette formation l’expurgeant de tout discours critique, est un outil de taille pour enfermer les syndiqué-e-s dans la délégation, pour assurer aux bureaucraties le contrôle des syndicats.
La Lettre des militant-e-s syndicalistes libertaires, parallèlement à d’autres publications (Syndicaliste !, L’Emancipation syndicale et pédagogique, et bien d’autres), tente d’apporter sa contribution -modeste- aux efforts faits pour briser ce monopole, à cette nécessaire mise en circulation de l’information et de l’analyse critique, rendue plus aisée par la technologie internet, même si celle-ci est encore loin d’être accessible à tout-e-s les syndicalistes.

Contre le travail de « fraction »

L’action de fractions politiques, de gauches ou d’extrême gauche est également une attaque contre la démocratie syndicale.
Celles-ci visent à inféoder le syndicat (et donc l’autonomie prolétarienne) à la logique des partis, en s’emparant ou en gardant le contrôle des structures décisionnelles des organisations syndicales, en utilisant des moyens comme la répartition clientéliste des décharges, la désignation par le haut des mandatés de congrès en fonction des proximités politiques, validés par les syndicats de base en l’absence de pratique démocratique à la base.
Les fractions politiques, qu’il s’agisse de la social-démocratie, des résidus staliniens ou des trotskystes ont tous en commun le mépris pour les capacités de décisions et de gestion du salariat.
Elles prétendent inféoder l’action syndicale au parti, cantonnant le syndicat au rôle de groupe de pression, lui déniant toute action autonome, c’est-à-dire qui n’aurait pas comme aboutissement le débouché politique partidaire : ainsi a-t-on vu les réseaux de gauche freiner la lutte dans certains secteurs en mai-juin, considérant que construire la grève générale porterait un risque de faire tomber le gouvernement, risque que certain-e-s ne souhaitaient pas prendre en l’absence d’alternative à gauche.
Cette conception marxiste du syndicalisme, a pour conséquence non seulement d’entraver le fonctionnement démocratique des syndicats en y introduisant des logiques extérieures, en totale contradiction avec la charte d’Amiens, mais plus concrètement de désarmer les travailleurs et les travailleuses face au patronat.
La gauche trotskyste, elle, enfermée dans son appel aux « directions syndicales », est passée à côté d’un élément essentiel : si effectivement, des choix clairs au niveau confédéral auraient permis une extension du mouvement et la construction d’un rapport de force, notamment dans les transports ou le sabotage de la bureaucratie CGT a été évident, l’analyse de la bureaucratisation du syndicalisme devrait conduire plus à déterminer quels moyens, dans cette situation, doivent se donner le salariat et les syndicats de bases pour s’organiser et mener la lutte en se passant des structures confédérales quand celles-ci ne remplissent pas leur fonction de défense du salariat.

Sur les « comités » et les « collectifs »

Les comités interprofessionnels, et les collectifs de luttes, n’en déplaisent aux camarades du collectif La sociale, sont avant tout des réponses à la bureaucratisation des centrales syndicales, lorsque de catalyseurs de la lutte elles se transforment, par choix politiciens, en frein.
Questionner les manquements démocratiques de tels comités ou de telles AG, c’est une tâches effectivement qu’il nous appartient de faire, anarcho-syndicalistes, et c’est ce que nous avons fait sur Lyon en luttant pour des mandatements par établissements, AG de secteurs, etc…, mais pas pour y opposer le caractère prétendument démocratique d’un syndicalisme confédéré, dont le caractère bureaucratique est une évidence pour un nombre de plus en plus important de salarié-e-s, qu’ils soient à la CGT, la CFDT, FO, SUD ou autre…
Doit-on alors s’étonner que ces formes d’organisations émergent, lorsqu’un Thibault va parader au congrès du PS en pleine grève reconductible, lorsque les Unions départementales s’abstiennent d’organiser une AG interpro le 13 mai à Lyon, dénient l’accès à une salle de la bourse du travail au comité intersyndical de défense des retraites, qui réunissait des syndicalistes de bases CGT, FO, SUD, CFDT, CNT, et qui souhaitait organiser une rencontre pour organiser la lutte sous un angle interprofessionnel pour tenter de palier au fait que les UD ne faisaient pas leur travail ?
Doit on fustiger ces initiatives qui correspondent avant tout à une volonté de contrôle de la grève par les grévistes, à une tentative d’auto-organisation des salarié-e-s en lutte (qu’aurions nous à y redire, en tant qu’anarcho-syndicalistes qui défendons l’auto-organisation du salariat), ou s’interroger sur ce qu’elles révèlent comme dysfonctionnement du syndicalisme, un syndicalisme qui par sa bureaucratisation et ses inconséquences bureaucratiques ne rempli plus, au-delà de la base, son rôle de catalyseur et organisateur des luttes en défense du salariat ?
Souligner les manipulations gauchistes des AG, c’est une tâche nécessaire, mais comment peut on interpréter une telle démarche si elle ne s’accompagne pas d’une dénonciation des manipulations des réseaux d’extrême gauche, de gauche, ou tout simplement bureaucratiques qui liquident le syndicalisme ?
Les camarades de la Sociale croient ils que les organisations confédérées, par leur caractère permanent, sont épargnées par de telles manipulations politiciennes ?
Ce serait là une nouveauté, qui ferait l’impasse sur un sacré bout d’histoire syndicale qui a abouti notamment à la multiplication des scissions syndicales et la liquidation du syndicalisme révolutionnaire comme tendance dominante du syndicalisme français.
Oui, ces coordinations et ces structures éphémères ne peuvent se substituer à l’organisation permanente des salarié-e-s dans des syndicats, il n’est pas dans mon propos de faire de l’antisyndicalisme, je serais bien en peine, en tant que syndicaliste qui comme les autres s’échine sur son lieu de travail à faire avancer la syndicalisation.
Mais en attendant, tant que les syndicats ne seront pas à même de questionner leur fonctionnement, il ne faut pas s’étonner qu’une part de plus en plus large du salariat recherche hors de leur sein les moyens de son auto-organisation dans la lutte.
Ce n’est pas un hasard si nombre de syndiqué-e-s participaient à ces comités.
Pas par anti-syndicalisme, mais parce qu’à choisir entre auto-organisation et fonctionnement dans le cadre strict du syndicat, ils choisissaient la première option.
En tant qu’anarcho-syndicaliste, je pense que l’auto-organisation est conciliable avec le syndicalisme, que concilier l’un et l’autre est nécessaire et indispensable dans la lutte des classes, que le choix ne devrait pas se poser en ces termes, qu’il faut restituer au syndicalisme sa fonction d’outil d’auto-organisation du salariat. Mais réconcilier syndicalisme et auto-organisation des grévistes, du salariat, c’est poser la question de la démocratie syndicale. Une telle synergie, qui est un élément incontournable du rapport de force face au patronat, ne peut se faire sans que le fonctionnement démocratique qui existe dans les statuts des organisations syndicales ne redevienne une réalité pratique et concrète.

Sur « l’unité »

Alors combattre pour l’unité du mouvement syndical, c’est un objectif que nous partageons tou-te-s, nous sommes pour l’unité du prolétariat face au patronat, qui est la condition sine qua non d’un rapport de force favorable dans la lutte des classes. Mais cette unité n’est possible que dans le cadre d’un fonctionnement démocratique, et du respect de l’indépendance syndicale, de l’autonomie du syndicalisme et sa complète séparation des logiques politiciennes pour se cantonner à son objectif originel : la défense du salariat dans la perspective d’une société sans classe et sans Etat.
Toute autre conception de l’unité ne correspond qu’à la vulgate gauchiste du front unique ou l’unité n’est qu’un masque aux ambitions de pouvoir d’une fraction.
L’unité dans le renoncement et la bureaucratisation, en l’absence de démocratie syndicale c’est désarmer le salariat face au patronat… Personne n’est contre l’unité, mais c’est sur quelle base elle se fait dont il est question.
Or, tant que prédomine la conception d’un syndicalisme lobby, inféodé au parti et incapable, par idéologie, de mener ses propres actions, tant que ce syndicalisme s’appuie sur une négation dans les faits de la démocratie syndicale, aucune unité n’est possible.
L’unité syndicale, sur des bases de classe, sur les bases d’une conception d’un syndicalisme s’affranchissant de la bureaucratie, on l’a trouvé dans la lutte, reste à se donner les moyens de construire de manière permanente des réseaux qui permettront la reconstruction d’un syndicalisme révolutionnaire, antibureaucratique, démocratique, et dès lors, unifié.
Si l’on peut se lamenter en constatant que la CGT a bien changée depuis la charte d’Amiens (c’est ce dont devraient se rendre compte les camarades de La sociale), il s’agit surtout de se donner les moyens de reconstruire un syndicalisme de classe, antibureaucratique.
C’est à ce prix que nous pourrons parler d’unité syndicale, car celle-ci n’est possible que dans le cadre d’un syndicalisme antibureaucratique, libéré des influences partidaires, respectant la démocratie syndicale et le double fédéralisme, substituant l’action collective et la répartition des tâches à la délégation de pouvoir et la professionnalisation (décharges et permanents).

Nous sommes confrontés à un mouvement historique qui voit déferler l’individualisme, la délégation de pouvoir et le consumérisme, y compris militant.
C’est une nécessité, il me semble, d’inverser la tendance, en se donnant les moyens de faire revivre ou d’assurer la continuité des pratiques d’auto-organisation, d’action directe, de fédéralisme et de gestion directe.
Et cela passe par la pratique, la mise en cause des structures et des fonctionnements qui renforcent la délégation, cette délégation qui fossoie la démocratie…

Anarcho-syndicalistes, nous savons que les fins sont liées aux moyens, et que l’on ne peut construire l’autonomie de classe en l’attaquant par nos pratiques syndicales…

Sam (CNT Education 69-01)